Ionesco, Le roi se meurt - Fin de la pièce

Commentaire composé.

Dernière mise à jour : 25/02/2024 • Proposé par: Sofia (élève)

Texte étudié

MARGUERITE

Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle… c'est un peintre… trop partisan de la monochromie *1. (Au Roi.) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi.) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi, de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite… Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains impitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe ! (Au Roi.) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle… ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup.) Loup, n'existe plus ! (Au Roi.) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils. (Aux rats.) Rats et vipères, n'existez plus ! (Au Roi.) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main… Attention à la vieille femme qui vient vers toi… Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire.) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif. N'encombrez pas son chemin. Évanouissez-vous. (Au Roi.) Escalade la barrière… Le gros camion ne t'écrasera pas, c'est un mirage… Tu peux passer, passe… Mais non, les pâquerettes ne chantent pas, même si elles sont folles. J'absorbe leurs voix ; elles, je les efface !… Ne prête pas l'oreille au murmure du ruisseau. Objectivement, on ne l'entend pas. C'est aussi un faux ruisseau, c'est une fausse voix… Fausses voix, taisez-vous. (Au Roi.) Plus personne ne t'appelle. Sens, une dernière fois, cette fleur et jette-la. Oublie son odeur. Tu n'as plus la parole. À qui pourrais-tu parler ? Oui, c'est cela, lève le pas, l'autre. Voici la passerelle, ne crains pas le vertige. (Le Roi avance en direction des marches du trône.) Tiens-toi tout droit, tu n'as pas besoin de ton gourdin, d'ailleurs tu n'en as pas. Ne te baisse pas, surtout, ne tombe pas. Monte, monte. (Le Roi commence à monter les trois ou quatre marches du trône.) Plus haut, encore plus haut, monte, encore plus haut, encore plus haut, encore plus haut. (Le Roi est tout près du trône.) Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi. Regarde ce miroir sans image, reste droit… Donne-moi tes jambes, la droite, la gauche. (À mesure qu'elle lui donne ces ordres, le Roi raidit ses membres.) Donne-moi un doigt, donne-moi deux doigts… trois… quatre… cinq… les dix doigts. Abandonne-moi le bras droit, le bras gauche, la poitrine, les deux épaules et le ventre. (Le Roi est immobile, figé comme une statue.) Et voilà, tu vois, tu n'as plus la parole, ton cœur n'a plus besoin de battre, plus la peine de respirer. C'était une agitation bien inutile, n'est-ce pas ? Tu peux prendre place.

*1 Monochromie : qualité de ce qui est peint d'une seule couleur.

Ionesco, Le roi se meurt - Fin de la pièce

Eugène Ionesco est un écrivain né en 1909 et mort en 1994. Il est un représentant majeur du théâtre de l'absurde en France, avec des pièces comme La Cantatrice chauve (1950), Rhinocéros (1959) ou encore Le roi se meurt (1962), étudié ici.

Cet extrait représente le dénouement de la pièce, où la dernière tirade de la cérémonie conduit à la mort du roi.

On pourra se demander : en quoi ce passage offre une réflexion profonde sur la condition humaine ?

I. Marguerite, un personnage composite et monstrueux

a) La polyvalence de Marguerite

Marguerite assume plusieurs rôles dans la scène finale, agissant en tant que coryphée s'adressant au public, guide similaire à Charon, et figure implacable du destin. Son omniprésence se manifeste à travers des modalités injonctives, la rapprochant d'un double du metteur en scène.

Cette polyvalence crée un personnage monstrueux, brouillant les frontières entre l'espace scénique, dramatique et théâtral.

b) Le pouvoir de disparition de Marguerite

Marguerite possède le pouvoir unique de faire disparaître les objets simplement en les nommant, inversant ainsi le processus de création. Cette capacité la transforme en créatrice inversée, évoquant des connotations bibliques où Dieu crée par le nom.

Le langage utilisé, tel que "Tourne-toi vers moi. Regarde-moi. Regarde à travers moi," renforce ses qualités monstrueuses et transformatrices.

c) La mort comme création du néant

L'utilisation de la parole par Marguerite va au-delà de guider le roi vers sa mort; elle devient l'agente de la création de la mort elle-même. Cette capacité à anéantir la vie, à créer le néant résonne avec des thèmes existentiels, évoquant Sartre.

Marguerite devient l'image du néant, figeant Béranger dans la mort, rappelant le mythe d'Eurydice.

II. La mort du roi comme une cérémonie tragique

a) La mort comme processus cérémonial

La mort du roi est présentée comme une cérémonie élaborée, soulignant son caractère progressif. Les références aux "mains gluantes" et la dégradation du sceptre en "gourdin" mettent en lumière les détachements physiques et symboliques.

La formule ambiguë "C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ?" encapsule l'essence tragique, oscillant entre pessimisme, réconfort ou fatalisme.

b) Le pouvoir du langage dans la mort

Le langage joue un rôle performant essentiel dans la cérémonie de mort du roi, transformant la parole poétique en incantation. Les anaphores, les répétitions, et la marche prosodique reproduisent la solennité de l'événement.

La transformation du sceptre en gourdin souligne la diminution de la puissance face à la mortalité. Le ton fataliste dans la déclaration ambiguë ajoute une complexité à la mort de Béranger.

c) Dimensions métathéâtrales du dénouement

La fin de la pièce coïncide avec la fin de la vie du roi, créant une réflexion méta-théâtrale sur l'illusion de l'existence et de la performance théâtrale. Marguerite devient le double du dramaturge et du metteur en scène, soulignant la nature illusoire de la vie et du théâtre.

La disparition progressive du décor et la répétition de l'adjectif "faux" révèlent la mascarade et le carton-pâte, amplifiant l'effet métathéâtral.

Conclusion

Dans Le roi se meurt, Ionesco navigue habilement entre les thèmes de la mort et de la théâtralité, offrant une réflexion profonde sur la condition humaine. Marguerite, en tant que personnage composite et la mort du roi comme cérémonie tragique, dévoilent une narration riche en dimensions existentielles et métathéâtrales.

À travers des choix linguistiques et structurels, Ionesco remet en question les normes théâtrales traditionnelles, laissant le public avec une réflexion stimulante sur l'inévitabilité de la mortalité et la nature éphémère de la vie et de l'art.