André Gide, Si le grain ne meurt: « J'écrirai mes souvenirs »

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 12/11/2022 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

J'écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus les puis-je grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m'astreins à de la chronologie. À reparcourir le passé, je suis comme quelqu'un dont le regard n'apprécierait pas bien les distances et parfois reculerait extrêmement ce que l'examen reconnaîtra beaucoup plus proche. C'est ainsi que je suis resté longtemps convaincu d'avoir gardé le souvenir de l'entrée des Prussiens à Rouen : C'est la nuit. On entend la fanfare militaire, et du balcon de la rue de Crosne où elle passe, on voit les torches résineuses fouetter d'inégales lueurs les murs étonnés des maisons... Ma mère à qui, plus tard, j'en reparlai, me persuada que d'abord, en ce temps, j'étais beaucoup trop jeune pour en avoir gardé quelque souvenir que ce soit ; qu'au surplus jamais un Rouennais, ou en tout cas aucun de ma famille, ne se serait mis au balcon pour voir passer fût-ce Bismarck ou le roi de Prusse lui- même, et que si les Allemands avaient organisé des cortèges, ceux-ci eussent défilé devant des volets clos. Certainement mon souvenir devait être des " retraites aux flambeaux " qui, tous les samedis soir, remontaient ou descendaient la rue de Crosne après que les Allemands avaient depuis longtemps déjà vidé la ville.
- C'était là ce que nous te faisions admirer du balcon, en te chantant, te souviens-tu :

Zim laï la ! Zim laï la
Les beaux militaires !

Et soudain je reconnaissais aussi la chanson. Tout se remettait à sa place et reprenait sa proportion. Mais je me sentais un peu volé ; il me semblait que j'étais plus près de la vérité d'abord, et que méritait bien d'être un événement historique ce qui, devant mes sens tout neufs, se douait d'un telle importance. De là ce besoin inconscient de le reculer à l'excès afin que le magnifiât la distance.

André Gide, Si le grain ne meurt

André Gide est un écrivain d'origine protestante élevé dans une famille aux mœurs très strictes. Sa vie fut mouvementée : homosexuel, il perd la foi, devient romancier et se fait connaître.

Ce passage narratif est à caractère autobiographique, mais où l'auteur montre ses difficultés à se souvenir conformément à la réalité. Dès lors on peut se poser comme problématique: qu'est-ce qui fait l'intérêt du souvenir ? Est-ce sa valeur affective, ou bien sa réalité historique ?

I. Les caractéristiques autobiographiques du texte

a) Le caractère personnel du texte

"Mes sens tout neufs...": ces mots marquent la subjectivité de l'enfant. Le personnage parle de même à la première personne "je, me".

Il y a par ailleurs une confusion entre le personnage et l'auteur. L'auteur se localise dans l'espace, de plus en plus précisément : "Rouen", "rue de Crosne" "balcon". Le "je" est authentique, non fictif, on peut par exemple aller vérifier si la rue Crosne existe à Rouen, voir même retrouver le balcon dont l'auteur parle. La situation est historique "Bismarck ou le Roi de Prusse". Les idées politiques sont personnelles "ou en tout cas aucun de ma famille". L'auteur se situe par rapport aux idées de sa mère et de sa famille : il est français.

b) Le pacte autobiographique

Le premier paragraphe est un pacte autobiographique "j'écrirai mes souvenirs" La transcription des souvenirs sur papier est la définition type de l'autobiographique. L'auteur définit même les difficultés rencontrées pour sa future autobiographie, au delà de son engagement : "j'écrirai": le découpage chronologique "je suis perdu" ou encore la recherche de la vérité avec la métaphore de la distance. Il veut analyser ses souvenirs et pas seulement les relater, quitte à presque le regretter : "mais je me sentais un peu volé". Il y a la vérité objective (celle de sa mère), et la vérité subjective (celle de l'auteur).

c) Le processus autobiographique

L'auteur montre le fonctionnement de son autobiographie, c'est-à-dire l'explication de ce qu'il va faire. En effet, l'exemple qu'il donne nous indique sa façon de procéder : « confronter souvenir et réalité ». Les étapes sont ainsi découpées: la présentation des souvenirs, la confrontation au témoignage de quelqu'un de fiable, le déclic, l'élément qui remet les choses en place (comme la chanson par exemple où c'est un souvenir auditif qui rectifie le souvenir visuel), et enfin les conclusions d'ordre psychologique « De là ce besoin inconscient ». Plus les souvenirs sont anciens, plus ils semblent extraordinaires.

Il « se prend » pour l'illustration de n'importe quel autobiographe. Il fournit une cause : « Pourquoi a-t-on des souvenirs ? » « Pourquoi un tel souvenir et pas un autre ? ». On est flatté d'avoir des souvenirs grandioses; l'impression de se souvenir d'un fait historique très rare est valorisant. Il en avait besoin.

II. Le rapport entre l'auteur et le temps

a) Le temps présent

C'est le temps de l'écriture, où il prend notamment conscience des problèmes de l'autobiographie « je m'astreins… ». Il est ici plus contemporain des problèmes d'écriture que de l'achèvement de son œuvre.

C'est également le temps de la narration. Dans le deuxième paragraphe: l'anecdote avec le pronom « on ». Pas de « je », le « on » est indéfini : il désigne Gide et les rouennais, mais Gide a du mal à se situer dans ce « on », ce qui traduit un souvenir flou. Il possède un élément auditif (la fanfare), et un élément visuel (la torche).

C'est enfin le temps du dialogue : « te souviens-tu ». Le dialogue est au style direct, car c'est le souvenir du souvenir. Ce sont les paroles de sa mère qui vont lui permettre de traiter ses souvenirs. Le point commun entre la mère et le fils est la présence de militaires.

b) Les temps du passé

Plusieurs temps du passé sont utilisés:
- le plus que parfait : pour évoquer des faits qu'il n'a pas pu connaître et/ou comprendre (ex : les allemands et les rapports avec ces mêmes allemands). C'est un passé lointain extérieur au souvenir.
- l'imparfait : les souvenirs sont reconstitués, ce temps du passé est celui de la fréquence (tous les samedis soirs)
- Le passé plus proche où Gide parle de ses souvenirs à sa mère : « ma mère… ».
- Le passé simple se situe plus tard que le souvenir : « nous te faisions… » C'est une reconstitution du passé.

Il a 2 types de souvenirs : directs (devant les yeux), et ceux qu'il a grâce à sa mère (à admettre intellectuellement). Les temps qu'il utilise valorisent les souvenirs qu'il préfère.

c) Le futur

Gide utilise le futur, pour imaginer son œuvre terminée. Avec la formule « ce besoin inconscient », il évoque la vérité derrière son souvenir; il s'agit d'une analyse, d'un examen. Gide joue donc avec les temps.

III. Le rôle de la mémoire

a) La déformation des souvenirs

Il décortique le principe d'association d'idées : « puis-je les grouper… ». Il nous explique comment la mémoire fonctionne en associant l'époque, le défilé militaire et retraite aux flambeaux, alors que c'est souvenir qui ne s'est pas passé ainsi, et qui de fait est impossible historiquement. Il est cependant honnête en donnant une valeur vérifiable (elle n'est pas impossible à localiser dans le temps). Plus le souvenir est ancien, plus il semble « beau » : on a champ lexical du regard. Il semble être myope (plus la pensée est lointaine, plus elle est floue). Cela lui fait plaisir d'avoir une mémoire qui arrange les choses.

Il n'a pas de souvenirs directs, il y a les conditions de la petite enfance : il était jeune (« j'étais beaucoup trop jeune… ») et la pression familiale était présente (« faisions admirer…tous les samedis soirs… »). On pourrait penser que ses parents lui autorisaient de voir les retraites aux flambeaux seulement s'il était sage. C'est une valorisation pour lui : c'est un fait historique.

b) L'attachement affectif aux souvenirs

De plus, pour qu'un souvenir marque quelqu'un, il faut qu'il existe des attaches affectives.

« mes sens tout neufs »: il n'y avait peut-être pas de spectacles antérieurs. Le jeune Gide n'avait pas d'esprit critique. « De là ce besoin inconscient de le reculer à l'excès afin que le magnifiât la distance »: le « reculer » est la traduction du recul de l'âge, c'est l'adulte qui remet les choses en place.

L'inconscient : on tient à nos souvenirs plus qu'à la vérité. Son attitude est humaine. De plus, tous les problèmes de mémoire que rencontre un écrivain sont transcris: pour être authentique, il faut effacer ses souvenirs.

Conclusion

L'intérêt du passage est psychanalytique, où Gide démontre le fonctionnement des souvenirs: c'est nous-mêmes qui les fondons. Aussi il ne faut pas considérer l'autobiographie comme un livre historique, car les souvenirs se « télescopent » quelques fois. Ce genre d'œuvre revêt un intérêt documentaire certain, mais pas historique.