Heidegger, Acheminement vers la parole: La parole poétique

Une copie écrite par un étudiant en master de philosophie pour une préparation orale type CAPES. Note obtenue: 15/20

Dernière mise à jour : 24/04/2022 • Proposé par: Apobo (élève)

Texte étudié

Le Mot

Prodige du lointain ou songe
Je le portais à la lisière de mon pays
Et attendais jusqu'à ce que l'antique Norne
Le nom trouvât au cœur de ses fonts -
Là-dessus je pouvais le saisir dense et fort
A présent il fleurit et rayonne par toute la Marche...
Un jour j'arrivai après un bon voyage
Avec un joyau riche et tendre
Elle chercha longtemps et me fît savoir :
« Tel ne sommeille rien au fond de l'eau profonde »
Sur quoi il s'échappa de mes doigts
Et jamais mon pays ne gagna le trésor...
Ainsi appris je, triste, le résignement:
Aucune chose ne soit, là où le mot faillit.

Stefan Georg, 1919.

D'après ce qui a été remarqué plus haut, nous sommes tentés de nous en tenir au dernier vers du poème : « Aucune chose ne soit, là où le mot faillit ». Car c'est lui qui amène le mot de la parole, et celle-ci elle-même, en propres termes, à prendre la parole; il dit quelque chose à propos du rapport entre mot et chose. Le contenu du vers final peut être transformé en un énoncé qui dirait : Aucune chose n'est, là où le mot faillit. Où quelque chose faillit, il y a une faille, une rupture, une lésion. Léser quelque chose, c'est lui retirer du sien, lui faire manquer de quelque partie. Il faillit, cela veut dire : il manque. Aucune chose n'est où manque le mot - à savoir le mot qui, chaque fois, nomme la chose. Que veut dire « nommer »? Nous ne sommes pas en peine de répondre : nommer, c'est pourvoir quelque chose d'un nom. Et qu'est-ce qu'un nom? C'est la désignation qui nantit une chose d'un signe phonétique ou graphique, d'un chiffre. Et qu'est-ce qu'un signe? Est-ce un signal? Ou un insigne? Une marque? Ou bien ce qui fait signe (ein Wink)? Ou alors tout cela ensemble et encore autre chose? Nous sommes devenus extrêmement laxistes dans la compréhension des signes, ne les comprenant plus qu'à partir de l'opératoire d'un calcul. Le nom, le mot est-il un signe (ein Zeichen)? Tout dépend de la manière dont nous pensons ce que disent les mots « signe » et « nom » […]
Nous avons pris le risque d'une transcription : Aucune chose n'est, là où manque le mot. « Chose » est ici compris au sens traditionnel et global, par lequel on entend quelque chose en général, c'est-à-dire n'importe quoi pourvu que cela soit d'une manière ou d'une autre. En ce sens, même un Dieu est une chose. Seulement là où est trouvé le mot pour la chose, seulement là cette chose est une chose. Ce n’est qu'ainsi qu'elle est. En conséquence, nous devons souligner : Aucune chose n'est, là où le mot, c'est-à-dire le nom, fait défaut. Le mot seul confère l'être à la chose.

Heidegger, Acheminement vers la parole (TEL Gallimard, paris, 1976, pp. 146-148)

Dans plusieurs poèmes des Fleurs du mal, Baudelaire tente d’exprimer ce qu’on appelle le spleen. Il s’agit d’une profonde mélancolie, d’une angoisse du temps qui passe, d’une nostalgie ou encore d’une frustration d’un idéal non réalisé. Le spleen, c’est ce sentiment confus et obscur que Baudelaire arrive tout de même à exprimer clairement grâce à la justesse de son écriture et de ses mots. De prime abord, la parole poétique a donc cette capacité qui consiste à capter et à donner une densité à ces sentiments bel et bien présents en nous mais souvent indicibles et confus, et plus généralement, à donner plus d’intensité à toutes ces choses qu’il est parfois difficile de se représenter. Néanmoins, le poème de Stefan Georg intitulé “Le Mot” remet en question cette conception de la parole poétique. Comme nous le verrons dans le développement, le narrateur, qui n’est autre que le poète lui-même, découvre le véritable rapport entre mot et chose. Ainsi, il conclut dans le vers final : “Aucune chose ne soit, là où le mot fallit”. Autrement dit, Stefan Georg comprend que les mots employés par le poète ne révèlent pas au grand jour des choses qui existent au préalable de manière un peu confuse, les mots du poète font exister ces choses, qui n’existaient pas avant qu’on les nomme. En ce sens, Baudelaire ne met pas en lumière un sentiment qui existerait déjà, car en réalité il le crée. D’ailleurs, quand on pense au “spleen” on pense immédiatement à Baudelaire, comme si il était le créateur de ce sentiment si particulier.

Dans le texte extrait de l’Acheminement vers la parole, Heidegger analyse et commente justement ce dernier vers. Il y extrait la thèse selon laquelle le mot confère l’être à la chose. Autrement dit, aucune chose ne peut exister s’il n’y a pas de mot pour la nommer. A travers cette thèse, Heidegger espère répondre à la question du rapport entre mot et chose, et plus globalement, à répondre à la question de l’essence de la parole. Mais pour clarifier les enjeux de ce texte, nous devons nous-même nous interroger sur la fonction du poème de Stefan Georg. En effet, pourquoi Heidegger se réfère-t-il à un poème pour affirmer sa propre thèse ? Eh bien parce que la parole poétique a cette capacité particulière à appréhender ce qu’est la parole elle-même, dans son essence. Pour le dire autrement, le poème ne transmet aucune information sur le monde, il ne communique rien mais parle purement et simplement la « Parole » en tant que telle. On pourrait résumer l’idée en ces quelques mots : le poème est une expérience de la parole. A l’inverse, notre usage immédiat de la langue est davantage instrumental : quotidiennement, les mots s'inscrivent dans les règles de la logique et de la grammaire. Dès lors, tout l’objectif de ce texte réside dans un renversement de notre propre rapport à la parole par le dire poétique. Pour préciser la thèse, et c’est ce qu’il faut retenir, nous pouvons ainsi dire que la parole a bien plus de rapport à l’existence qu’à la logique. Toutefois, toute la réflexion d’Heidegger comporte un problème auquel il faudra également répondre. En effet, la thèse semble contre-intuitive : comment un simple mot peut-il amener quelque chose à être ? A l’inverse, le mot n’est-il pas plutôt dépendant de l’existence de la chose ? En effet, nommer, c’est nécessairement nommer quelque chose, et en ce sens, “nommer” suppose déjà l’existence d’une chose. Ce faisant, comment le mot peut-il faire exister une chose alors même que l’existence de celle-ci est un prérequis dans le processus de dénomination ?

Pour répondre à ce problème, mais aussi pour expliquer le texte, nous procéderons en trois temps successifs. Je précise toutefois que par souci de clarté, le poème n’est pas un moment à part entière du texte. Bien évidemment il sert l’argumentation d’Heidegger, et en ce sens il sera commenté, mais ici, il est volontairement écarté dans l’annonce de ce plan. Ainsi, du début du texte à “Aucune chose n’est où manque le mot - à savoir le mot qui, chaque fois, nomme la chose“ (l.8) : Heidegger fournit une analyse détaillée du dernier vers de Stefan Georg. Ce vers guide sa réflexion, il révèle un point crucial sur le rapport entre mot et chose, et in fine, sur ce qu’est la parole elle-même. Parler, c’est faire apparaître la chose grâce à un nom. Ensuite, dans un second moment de l’argumentation, de “Que veut dire “nommer” ?” ligne 8 à “Tout dépend de la manière dont nous pensons ce que disent les mots “signe” et “nom”” ligne 15 : Heidegger révèle les enjeux de ce vers final. En effet, le dire poétique met en lumière une conception de la parole qui a été jusqu’alors obscurcie par une usage instrumental. Ce deuxième temps est l'occasion pour Heidegger de critiquer ce laxisme, et de remettre au cœur de la réflexion philosophique la question de l’essence de la parole. Enfin, et dans un dernier moment, de “Nous avons pris le risque d’une transcription” ligne 16 à la fin du texte : Heidegger affirme pleinement la thèse selon laquelle les mots, et par extension, la parole, sont responsables de l’existence des choses. Mais la question restera de savoir quel est le statut de cette existence ? En effet, il est surprenant de considérer que seul le mot crée la chose.

I. Le rapport entre mot et chose

Dans cette première partie, Heidegger extrait le dernier vers du reste du poème pour l’analyser. Ce vers révèle que sans mot aucune chose n’existe, mais surtout, s’il intéresse autant Heidegger, c’est parce qu’il rend possible une expérience de la parole en tant que telle.

Le texte commence par cette phrase : “D’après ce qui a été remarqué plus haut, nous sommes tentés de nous en tenir au dernier vers du poème : “Aucune chose ne soit, là où le mot failli” : a priori, le dernier vers est important car il s'inscrit dans une réflexion menée par Heidegger dans les lignes précédant notre extrait. Mais avant de nous demander ce qu’il signifie, pourquoi fondé toute une analyse sur ce dernier vers en particulier ? Pourquoi s'inscrit-il lui, et pas les autres, dans une réflexion précédant notre extrait ? Pour le comprendre, il faut le resituer dans le reste du poème. En effet, ce vers exprime une nouvelle conception du rapport entre mot et chose : un rapport de dépendance de la chose par rapport au mot. Une brève explication du poème semble nécessaire pour comprendre ce que cela implique. Le poème est composé de 7 strophes, chaque strophe comportant deux vers. Il se présente comme une histoire dans laquelle le protagoniste, un poète, sans doute Stefan Georg lui-même, vit un phénomène inattendu et formateur. On peut distinguer 3 moments dans ce poème, les 3 premières strophes racontent la situation initiale, 3 les strophes suivantes mettent en scène un élément perturbateur, et enfin, la dernière strophe conclut et même délivre une morale. Les 3 premières strophes correspondent à une conception classique du dire poétique : (lire les 3 premières strophes). Le narrateur raconte, qu’en tant que poète, il porte à la parole ce qu’il vit. Les prodiges ou les songes qu’il vit sont retranscrits dans des mots, il les amène à la lisière de son pays, c'est-à-dire le pays de la poésie. Aidé par la Norne, la déesse du destin dans la mythologie nordique, le poète trouve les mots qui conviennent exactement à ce qu'il a vécu ou imaginé. Il raconte que la Norne cherche un nom dans l’eau des fonts, qui sont ces cuves utilisées pour les baptêmes chez les chrétiens. En ce sens, le poète pense que les choses se tiennent déjà d’elles-même solidement dans l’être, qu’il ne manque donc plus que l’art de trouver pour elles le mot qui les décrit et les représente. Ainsi, tout se passe comme si les mots avaient pour fonction d'agripper, de capter quelque chose qui existe déjà, de lui donner une densité, afin qu’il rayonne et qu’il soit compris par les lecteurs.

Néanmoins, dans les 3 strophes qui suivent, il raconte une expérience qui reverse cette conception du travail poétique (lire les 3 strophes). Un jour, en revenant d’un voyage avec une chose, il parle d’un joyau, il fut dans l’incapacité à en parler poétiquement, c’est-à-dire qu’il ne trouva pas le mot juste. Comme d’habitude, la Norne chercha un nom dans l’eau des fonts, mais cette fois-ci sans succès. Elle dit d’ailleurs “tel ne sommeille rien au fond de l’eau profonde” c'est-à-dire il n’existe pas un tel mot pour décrire cette chose. Dès lors, sans rien pour la nommer, cette chose s’échappa des doigts du poète, elle s'évapora. La dernière strophe exprime cet échec et l’enseignement qu’il faut en tirer (lire la strophe). Le poète comprend que les mots, et plus précisément la parole poétique, font exister les choses puisque sans mot la chose disparaît. Finalement, la chose est associée au mot de manière essentielle, au sens philosophique du terme. Dès lors, c’est dans l’incapacité à dire que le poète expérimente et découvre le véritable rapport entre mot et chose. Ce rapport est pleinement exprimé dans le dernier vers, c’est pourquoi ce vers, observe Heidegger ligne 3 : “ dit quelque chose du rapport entre mot et chose”. Mais ce n’est pas tout, ce vers, dit Heidegger “ amène le mot de la parole, et celle-ci elle-même, en propres termes, à prendre la parole” (l.2-3). Ce point est un peu obscur, toutefois, nous pouvons tenter de fournir une hypothèse interprétative : ce vers permettrait de donner la parole à la parole, c’est-à-dire que Stefan Georg met en mot l’expérience qu’il fait avec la parole elle-même. Cela suppose, qu’habituellement, lorsque nous parlons, la parole elle-même ne se fait pas entendre comme parole. Nous entendons des paroles au pluriel, au sujet d’une pensée, d’un sentiment, d’un état de fait, mais nous n’entendons jamais LA parole, le “mot de la parole” elle-même pour citer l’expression d’Heidegger. Paradoxalement, la parole se tait quand nous parlons, sauf dans le cas de la poésie. En ce sens, la parole est autre chose que la simple expression, et extériorisation, de nos pensées, de nos sentiments, etc. La parole, en tant que telle, ce n’est pas communiquer. Parler, c’est faire exister la chose comme l’indique le vers final.

Heidegger poursuit son analyse en traduisant l’énoncé de départ à savoir “Aucune chose ne soit, là où le mot faillit” en “Aucune chose n’est, là où le mot faillit”. Qu’est ce qu’apporte cette traduction ? Tout d’abord, elle montre que Heidegger s’approprie l’énoncé poétique pour le transformer en énoncé philosophique, ensuite elle écarte peut-être les mauvaises interprétations. En effet, dans la formulation “Aucune chose ne soit, là où le mot faillit” l’emploie du terme “soit” pourrait être considéré comme un impératif, c’est-à-dire “Aucune chose ne doit être, là où le mot failli”. Or, cette impossibilité n’est pas de droit, elle est de fait. Nous l’avons vu, ce vers est important car il est un accès vers ce qu’est la parole elle-même, par essence dirait-on. Il indique que les mots, qui sont les matériaux de la parole, donnent une existence aux choses. Dès lors, Heidegger approfondit davantage l’analyse de ce vers en précisant ce que peut signifier “faillir”. Lorsque le mot faillit, il ne se contente pas d’échouer comme on pourrait le comprendre au sens classique du terme. ex : j’ai failli à mon devoir. Heidegger propose quelque chose de plus engageant. Aux lignes 5 à 7, il cherche et trouve ce que ce mot signifie : “Où quelque chose faillit, il y a une faille, une rupture, une lésion. Léser quelque chose, c’est lui retirer du sien, lui faire manquer quelque partie. Il faillit, cela veut dire : il manque”. Nous pourrions dire de notre côté que lorsque le mot faillit, il y a un vide, un trou, c’est-à-dire que la chose n’est pas là, elle s’évapore comme dans le poème de Stefan Georg. Tous ces termes relatifs à l’absence révèlent la dépendance de la chose par rapport au mot. Mais qu’est ce que fait le mot concrètement ? Heidegger précise que c’est en nommant que le mot fait exister la chose : “Aucune chose n’est où manque le mot, à savoir le mot, qui à chaque fois, nomme la chose”. En ce sens, le nom c’est ce mot spécifique qui fait exister la chose.

Dans cette première partie, Heidegger s’est efforcé d’analyser et de soustraire du dernier vers du poème de Georg une réflexion sur la parole, et plus précisément, sur le rapport entre mot et chose. Dès lors, la parole, ce n’est pas dire, c’est faire, c’est-à-dire que c’est conférer à la chose un nom et simultanément la faire exister. Toutefois, pourquoi Heidegger défend-t-il cette thèse sur la parole ? Qu’est ce qui motive un tel intérêt ? Dans un second temps, nous mettrons en lumière la critique adressée par Heidegger envers l'instrumentalisation de la langue. S’il est important de se questionner et de recentrer notre réflexion autour de toutes les notions voisines (nom, signe, signal, etc.) c’est parce ce que la conception technicienne de la parole nous a voilé sa véritable nature.

II. Au cœur de la réflexion philosophique, la question de l’essence de la parole

Dans ce second moment de l’argumentation, Heidegger critique une vision instrumentale de la parole, soumise à la logique et à la grammaire. Pour ce faire, il réintroduit l’interrogation proprement philosophique.

De prime abord, nous pouvons être surpris par toutes ces interrogations qui se succèdent : que veut dire “nommer” ? qu’est ce qu’un nom ? qu’est ce qu’un signe ? est- ce un signal ? ou un insigne ? une marque ? ou bien ce qui fait signe (ein Wink) ? le nom, le mot est-il un signe (ein Zeichen) ? De plus, ce qui est étonnant, c’est que certaines des interrogations qu’il suscitent demeurent sans réponse. Dès lors, nous devons nous demander : qu’est ce que fait Heidegger dans ce passage ? Notons tout d’abord que la série de questions procède par déduction : Heidegger part de la notion la plus générale “la nomination” pour arriver à des termes de plus en plus précis tel que le nom, puis le signe, puis le signal, etc. Ainsi, la nomination est le terme le plus général dans sa réflexion, c’est pourquoi Heidegger reconnaît une certaine difficulté à le définir. Toutefois il propose la définition suivante ligne 9 : “nommer, c’est pourvoir quelque chose d’un nom”. S’interroger sur ce qu’est la nomination est évidemment fondamental dans ce texte car comme nous l’avons vu, sans mot qui nomme la chose, la chose n’est pas. Mais en réalité cette définition ne nous révèle pas grande chose car qu’est ce qu’un nom ? Heidegger entend-t-il par nom un nom propre ? un nom commun ? Aux lignes suivantes, 9 et 10 il propose une définition du nom : “c’est la désignation qui nantit (munit) une chose d’un signe phonétique ou graphique, d’un chiffre”. Autrement dit, le nom ne se limite pas à être un nom propre ou un nom commun, un nom c’est le signe qu’on applique aux choses, un peu comme une étiquette. Par exemple, le nom “arbre” désigne un arbre. Mais le nom se comprend en plusieurs modalités selon Heidegger : il peut être oral ou écrit. En ce sens, la parole n’est pas uniquement verbale comme nous pourrions le penser de prime abord. Dans ce texte, l’exemple le plus évident est le poème.

L’écriture du Baudelaire fait exister le sentiment du spleen, même si on ne l’entend pas parler à l’oral. Mais en quoi le signe est-il un chiffre ? En règle générale, lorsque nous faisons usage de la parole, nous nous servons des signes comme d’une donnée. L'objectif principal du langage c’est de transmettre des informations, c’est de communiquer. C’est précisément cette idée que va critiquer Heidegger un peu plus loin, c’est pourquoi nous passons rapidement sur ce point. Heidegger poursuit ligne 11 : qu’est ce qu’un signe ? Est-ce un signal ? ou un insigne ? une marque ? ou bien ce qui fait signe (ein Wink) ? Contrairement à ce qu’il faisait avant, Heidegger ne répond pas à ces questions. De notre côté, il serait inutile de spéculer sur la signification de chacun de ses termes sans indice. Ce faisant, interrogeons-nous plutôt sur le sens des questions. Qu’est ce que fait Heidegger ? Nous pouvons émettre l’hypothèse interprétative suivante : dans ce passage, Heidegger ne cherche pas de véritables réponses aux questions qu’il pose, il cherche surtout à questionner. A la ligne 12, il dit d’ailleurs que le signe pourrait être tout cela ensemble ou bien encore autre chose, ce qui signifie qu’il ne va pas répondre à la question dans ce passage car cela est complexe. En d’autres termes, cette série de questions est surtout rhétorique. Je précise, je ne dis pas que les réponses à ces questions ne l'intéressent pas, bien au contraire, je dis simplement que dans ce passage, il vise autre chose que les réponses à ces questions.

Dès lors, qu’est ce que vise Heidegger ? Pour le comprendre, citons le passage ligne 12-13 : “Nous sommes devenus extrêmement laxistes dans la compréhension des signes, ne les comprenant plus qu’à partir de l’opératoire d’un calcul”. A priori, il y a eu un relâchement dans la compréhension des signes, c’est-à-dire dans la compréhension du langage. Peut-être est-ce pour contrebalancer ce laxisme que Heidegger interroge toutes les notions qui orbite autour de la question du langage : nom, signe, signal, insigne, marque, etc. En ce sens, Heidegger essayerait de réintroduire le problème de l’essence du langage et du rapport entre mot et chose alors que tout cela a été abandonné. Ce laxisme, on le doit à une compréhension affaiblie du langage, à “l’opératoire d’un calcul” dit-il. En d’autres termes, le langage serait devenu un outil et les signes des chiffres. Ce que semble critiquer Heidegger dans ce passage, c’est une vision purement utilitaire du langage. Par exemple, nous pouvons penser que le poète dit bien plus sur ce qu’est le langage qu’un linguiste ou un logicien. En effet, le poète laisse parler la parole sans fournir des informations supplémentaires. Par exemple chez Russell, pour éviter toute confusion avec le langage, il faut partir de propositions simples (qu’il appelle “atomes logiques”). Comme dans un calcul, les propositions simples s'additionnent pour construire des propositions plus complexes. Avec la philosophie analytique, le langage et la logique sont donc des outils. Toutefois, comme Heidegger n’est pas explicite, nous nous contenterons d’affirmer qu’il s’agit d’une critique du langage comme instrument, non pas d’une critique contre telle doctrine philosophique en particulier.

Par conséquent, dans ce second temps, Heidegger semble adresser une critique contre une vision purement utilitaire du langage. Son objectif : resituer notre propre rapport à la parole. Le dire n’est pas un outil, il laisse apparaître la présence de la chose, c’est-à-dire que ce sont les mots qui confèrent l’être aux choses. Néanmoins, comment un mot peut-il amener quelque chose à être ? N’est-ce pas plutôt l’inverse qui se produit habituellement ? Il y a un mot pour désigner une chose parce que la chose existe déjà. Ce troisième moment de l’argumentation est l'occasion pour Heidegger d’affirmer pleinement cette, et pour nous, de la questionner.

III. Les mots sont responsables de l’existence des choses

Heidegger achève l’analyse du vers final de Stefan Goerg pour affirmer l’idée selon laquelle la parole fait exister les choses.

La poésie semble extérieure à une instrumentalisation de la parole c’est pourquoi le vers final est encore analysé dans ce dernier temps de l’argumentation. De nouveau, Heidegger traduit l’énoncé de départ : “Aucune chose n’est, là où manque le mot” ligne 16. Nous comprenons pourquoi il estime prendre un risque lors de cette transcription : le vers est un accès à ce qu’est la parole en tant que tel, ainsi déformer le vers, c’est donc prendre le risque de faire taire la parole elle-même.

Dans cette dernière partie, Heidegger analyse le terme “chose”. Il le définit comme suit ligne 17-18 : ““Chose” est ici compris au sens traditionnel et global, par lequel on entend quelque chose en général, c’est-à-dire n’importe quoi pourvu que cela soit d’une manière ou d’une autre”. La définition est claire : une chose est une chose parce qu’elle est. Mais quel est le sens de cette existence ? La chose existe-elle d’un point de vue ontologique ? Si tel était le cas, alors chaque utilisateur du langage serait comme Dieu, qui par le Verbe crée le commencement. Il nous suffirait d’un mot pour faire véritablement exister quelque chose. Or, ce n’est pas le cas, le mot “beignet” ne suffit pas à faire apparaître la chose dans ma main. Ainsi, Heidegger ajoute un détail intéressant, il dit : “En ce sens, même un Dieu est une chose”. Cette existence ne semble donc pas être une existence réelle, au sens ontologique. En effet, ce n’est pas parce que un Dieu peut être considéré comme une chose qu’il existe véritablement. Dès lors, si cette existence n’est pas ontologique, qu’est-elle ? Autrement dit, quelle existence le mot confère-t-il à la chose ?

Au début de La peste d’Albert Camus, il y a un exemple intéressant à ce sujet. Le médecin Bernard Rieux, qui est le personnage principal du roman, peine à nommer la maladie qui frappe Oran. Le mot “peste” l’inquiète car nommer la chose reviendrait à la faire exister. En un sens, tant que le danger n’est pas nommer, il est en quelque sorte irréel, il n’existe pas. Pourtant la ville compte déjà quelques morts, c’est-à-dire que la peste n’a pas à attendre d’être nommée pour sévir, elle tue avant d’avoir un nom. Dans cet exemple, on comprend que le mot “peste” n’est pas responsable de l’existence de la peste. Ce mot fait surtout exister la chose dans l’esprit du protagoniste. Par conséquent, nous pourrions penser que les mots ne font pas exister les choses au sens ontologique du terme, mais au sens psychologique. Définir l’existence de la sorte nous permet dès lors de répondre au problème que pouvait susciter le texte. Nommer quelque chose suppose déjà l’existence réelle de cette chose, car sans la chose comment pouvons-nous nommer ? En réalité, le mot nous révèle, à nous, l’existence de la chose. Cette chose existe désormais dans notre esprit. Est-ce peut-être pour souligner ce statut particulier d’une existence par le mot que l’auxiliaire être est en italique ligne 20 : “Ce n’est qu’ainsi qu’elle (la chose) est”. Dès lors, comme Rieux, et non comme Dieu, le mot confère une existence particulière aux choses.

Dans cette dernière partie, Heidegger, en poursuivant son analyse du vers de Stefan Georg, a pu affirmer pleinement sa thèse sur la parole. Toutefois, la difficulté que celle-ci pouvait soulever nous a conduit à revoir le sens d’existence : le mot confère l’être à la chose, mais il semble plus soutenable que cette existence soit psychologique plutôt qu’ontologique.

Conclusion

Que nous apprend donc ce texte ? Tout le propos d’Heidegger semble résider dans un renversement de notre propre rapport à la parole par le dire poétique. En effet, la parole poétique, notamment le dernier vers de Stefan Georg, a cette capacité à révéler la parole elle-même, en tant que parole. En ce sens, elle nous permet d’avoir un rapport plus intime avec le langage. Pourtant, nous parlons la parole, tous les jours, n’est-ce pas suffisamment intime ? En réalité, Heidegger critique l’usage instrumental que nous en faisons. La parole est rarement prise pour elle-même, nous l’avons enfermée dans des règles linguistiques, transformant les signes en chiffres, c’est-à-dire en rouage. Dès lors, l’enjeu est essentiel, au sens philosophique du terme : la parole, par essence, a bien plus de rapport à l’existence qu’à la logique.