Guillaume Apollinaire (1885-1918) est un poète européen par ses racines familiales et culturelles. Il est né à Rome, sa mère est polonaise et son père italien, mais c’est à Paris qu’il est poète, critique d’art, journaliste et conférencier. Il fréquente en effet les milieux artistiques et devient l’ami d’artistes comme Vlaminck et Picasso. Il collabore à plusieurs revues comme "Le Mercure de France" et y fait connaître les avant-gardes de son époque, dont le fauvisme et le cubisme. Il est considéré comme le précurseur du mouvement surréaliste par son drame Les Mamelles de Tirésias qu’il qualifie de « surréaliste ». Il obtient son premier succès en 1913 en publiant son recueil Alcools qui rassemble des poèmes écrits entre 1898 et 1912.
Il place en tête de ce dernier le poème « Zone » qui est pourtant le dernier en date à avoir été rédigé. Il s’agit d’un texte novateur d’un point de vue thématique et formel. La ville, associée au monde moderne et à l’industrialisation, est un thème majeur de ce poème et traduit ici aussi une volonté de renouvellement esthétique. Il est donc possible de voir à travers lui un manifeste poétique d’un genre nouveau.
Mouvements du texte
- Le titre « Zone » et son caractère polysémique.
- Vers 1 à 10 : le poète exprime sa volonté de rupture avec le passé et associe la religion à la modernité.
- Vers 11 à la fin : il chante ensuite tout ce qui lui est contemporain et signe de renouveau.
Problématique
En quoi "Zone" est-il un poème clé dans le recueil Alcools ?
I. Le titre du poème
Le titre « Zone » renvoie au grec "zonè", la ceinture, la boucle.
Il évoque aussi l'idée d'un territoire relégué au-delà des limites, au-delà des fortifications parisiennes par exemple, qui connote la marge, la marginalité : le poète est « en marge » de la société (position traditionnelle du poète évoquée par Baudelaire à travers son poème « L’albatros »), et se positionne à l'extérieur du monde pour en donner un aperçu singulier.
Ce poème peut aussi être lu comme une périphérie du cœur de l'ouvrage, une première « promenade » avant de se diriger vers le cœur du recueil (et le cœur du poète ?)
Transition
Ce titre provocateur par son modernisme trouve immédiatement écho dans la suite du poème.
II. Vers 1 à 10
Les premiers mots sont ainsi paradoxaux : « à la fin ». Ils renvoient à la fin de l'ouvrage (puisque ce poème a été écrit en dernier) : ce poème peut être lu comme un « bilan », bilan de vie et bilan poétique. Ils renvoient aussi au dernier poème de l'ouvrage : "Vendémiaire" qui fait justement écho à "Zone". on y retrouve des thèmes communs. Et les derniers mots de "Vendémiaire" sont « le jour naissait à peine » : idée de recommencement donc écho au début, effet de "boucle" (sens de "Zonè"). Ainsi le recueil est complet, fermé, faisant un tout cohérent (malgré le fait qu'à l'intérieur, dates, références biographiques, inspirations... soient parfois disparates) ; en outre, ce procédé cyclique connote le mouvement perpétuel, celui de la vie.
La provocation du lecteur vient aussi du lyrisme particulier, moderne que met en place le poète dès le 1er vers par le pronom utilisé « tu ». A qui renvoie-t-il ? Ce même pronom revient constamment dans le poème. L'intimité, la proximité, l'évocation de souvenirs d'enfance, d'émotions personnelles font comprendre que ce « tu » est d'abord celui de l'énonciateur qui se parle à lui-même. Ce pronom montre la distanciation qu'opère l'énonciateur à son propre égard : pour être plus objectif dans son introspection, il se regarde de l'extérieur. Mais ce « tu » interpelle aussi obligatoirement le lecteur : ce choix énonciatif est essentiel dans la naissance de l'émotion du lecteur.
Sur le plan formel, le poème commence aussi par un vers qui constitue une véritable provocation. Il ne discrédite pas seulement le « monde ancien » par ce qu’il dit « Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine ». Il le fait aussi en jouant avec les codes de la poésie classique : le vers 1 est soit un alexandrin avec diérèse, soit un hendécasyllabe, vers de 11 syllabes, favori des poètes italiens, équivalent du décasyllabe français. (Apollinaire est d’origine italienne). De plus Apollinaire a supprimé toute ponctuation sur les premières épreuves envoyées par l'imprimeur. Il accorde sa sensibilité stylistique au goût du jour en faisant ce choix radical.
Ce rejet du « monde ancien » s’exprime par un champ lexical des émotions qui montre l'état mélancolique de l'énonciateur : lassitude (« tu es las », « Tu en as assez »), honte au début, et ailleurs dans le poème peur, angoisse, désillusion, pitié. Le poème est ainsi dominé par un sentiment de tristesse. Ce sentiment est expliqué par le poids du temps que révèle la répétition de l’adjectif ancien, figure du polyptote qui renforce l’impression de mélancolie (au masculin singulier « ancien » puis au féminin pluriel « anciennes »). Ce poids du temps est sensible à la fois à l'échelle de l'individu (la vie passe, la mort approche) et à l'échelle de l'histoire (le monde est vieux). Mais cette mélancolie, qui tient donc fortement à un sentiment de fatigue de soi et du monde, est mêlée à un enthousiasme du présent. Les images métamorphosent le monde et traduisent cet enthousiasme: métaphore de la tour Eiffel et des ponts (v.2). La tour domine Paris et semble veiller sur la ville comme une bergère sur son troupeau. La métaphore filée met en présence des éléments assez éloignés qui suscitent la surprise. Apollinaire annonce ainsi les images surréalistes – lui qui est à l’origine du terme - qui tendent à associer des réalités les plus éloignées possibles.
L’errance pleine de provocation du poète dans la ville lumière s’exprime à travers ce qu’il voit et transfigure mais aussi par l’irrégularité strophique (errance//irrégularité, même incertitude): des monostiches pour commencer, puis un tercet, puis une strophe de 8 vers, puis une autre de 10. Le propos provocateur se poursuit dans le tercet par une antithèse qui peut paraître choquante en 1913: « Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes ». Le poète établit ici une hiérarchie entre des inventions nouvelles : voiture et aviation.
Mais ce qui surprend le plus est que cet éloge du monde moderne passe par l’évocation de la religion, associée à la modernité, et non à la tradition, et que le poète associe la religion à l’aviation. « La religion seule est restée neuve »: en opposition avec l'ancienneté du monde (v.1), caractère moderne de la religion qui perdure et garde sa fraîcheur. Pour chaque croyant, la foi est neuve, le lien à Dieu est renouvelé. Le monde est transitoire, passager, comme la vie humaine, mais la religion dépasse cela, comme elle dépasse les frontières avec l'universalité du besoin de croire. Le nouveau polyptote dans « La religion seule est restée neuve » // « Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme » met particulièrement en valeur cette religion et participe aussi de la provocation du lecteur. Le contre-rejet à la fin du v.5 « La religion seule est restée toute neuve la religion// Est restée simple… » obéit à la même logique : ce rythme perturbe tout en mettant en valeur le mot central « religion ».
La radicalité du propos s’exprime au vers suivant à travers l’hyperbole « L'Européen le plus moderne, c'est vous Pape Pie X ». le chef de l’Église est de même valorisé : si ce pape (1903-1914) n'était pas spécialement novateur, il a néanmoins béni l'aviateur vainqueur de la course Paris-Rome. Le poète rapproche ainsi la modernité technique et le Christianisme deux fois millénaire. Le pape est moderne car il a su reconnaître dans l’aviation une nouveauté réalisée par l’humanité. Grâce aux sciences et aux technologies, le rêve d’Icare est devenu réalité. À travers cette image, Apollinaire célèbre ainsi la capacité de l’homme à se dépasser. La relation intime et complexe de l'énonciateur avec la religion transparaît ici, avec une enfance marquée par la foi, mais également une prise de distance à l'âge adulte qui provoque des sentiments douloureux (envie et honte d'aller à l'église) : « Et toi que les fenêtres observent la honte te retient// D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin ». Les dentales (sonorité en « t » dans les v.9 et 10) suggèrent aussi le malaise qui habite le poète.
Transition
Cette célébration du christianisme associé à la modernité au début de cette longue strophe de 8 vers est suivie de manière naturelle par un hymne à tout ce qui est contemporain au poète.
III. Vers 11 à la fin
Il chante en effet ensuite tout ce qui signe le renouveau. Le monde moderne est présent sous ses formes les plus matérielles et triviales et Apollinaire les décrit: automobiles, publications diverses (monde de la presse), sirène, objets de la rue... toutes choses banales de la vie quotidienne, envahissent le texte (pluriels, hyperbole : "mille titres divers"). La présence des nouveaux modes de communication : publicité, affichages, catalogues, montre à quel point Guillaume Apollinaire comprend poétiquement qu’une révolution culturelle était impliquée dans l’apparition de nouveaux moyens de reproduction et de transmission, que le rapport de l’écrit et de l’image se modifiait profondément. Comme les cubistes avaient introduit des lettres et des mots dans leurs tableaux, Guillaume Apollinaire introduit ce type d’images en poésie. Le poète sait reconnaître la poésie du monde moderne. Et lui aussi procède par touches évocatrices successives comme en témoigne la répétition du présentatif « il y a » v.12 et 13. Guillaume Apollinaire n'est pas le premier à se saisir d'objets en poésie : huître, bonnet, cloche, pipe, lutrin, verre de vin, cigarette.... ont été célébrés par d'autres avant lui, de manière amusante, épicurienne ou métaphorique.... mais chez l’auteur d’Alcools, c'est la présence forte et constante du monde matériel, du monde moderne, dans une forme elle-même moderne, bref, l'ensemble, allié à l'originalité de l'énonciation, qui donne à ce texte son caractère novateur. Enfin, les détails informatifs donnent réalité à cette évocation (« 25 centimes », « quatre fois par jour », précisions géographiques à la fin de la strophe qui clôt le passage étudié v.24).
Ce monde matériel moderne est ainsi présenté de façon méliorative : par la personnification « les prospectus [...] chantent », le parallélisme (deux présentatifs qui construisent le vers) « Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux » ainsi que l’énumération « les prospectus les catalogues les affiches », « mille titres divers ». Sont ainsi mis en valeur la publicité, les magazines, qui envahissent les devantures et se présentent comme une nouvelle littérature, avec ses « grands hommes » (comme l'épopée). Dans la strophe suivante composée de 10 vers, on remarque le vocabulaire lié à la perception auditive: le poète donne à voir comme un ballet, fait entendre un véritable chant urbain. Mais l’absence de ponctuation introduit dans ces vers 15 et 16 une certaine dissonance, une hésitation dans la diction des vers : « J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom// Neuve et propre du soleil elle était le clairon ».
Guillaume Apollinaire prend ici encore plaisir à énumérer les activités humaines modernes : « directeurs, ouvriers, sténo-dactylographes ». Il gomme toutes les servitudes et la laideur des villes industrialisées. Vision bien éloignée des temps modernes de Charlie Chaplin par exemple. Ici la répétition n’équivaut pas à la monotonie. La « jolie » rue n'est pas nommée, ce n'est pas un haut lieu du patrimoine parisien et pourtant elle est décrite comme ayant une « grâce industrielle » : termes presque contradictoires tant les connotations liées à l'industrie sont loin de celles de la grâce. Et pourtant, le regard du poète, qui rejette le passéisme, transfigure le décor quotidien. Les termes sensoriels de la vue et de l'ouïe recréent quant à eux l'ambiance de la rue : relever tous les verbes qui leur appartiennent. L’assonance en « i » qui traverse toute la strophe lui donne quant à elle un caractère lumineux, introduit par le motif du soleil v.16. Enfin, les métaphores de la rue comme clairon, de la cloche en chien « Une cloche rageuse y aboie vers midi », la comparaison entre « les plaques les avis » et les « perroquets » témoignent de ce regard du poète qui embellit la réalité.
Conclusion
Au seuil du recueil, le lecteur est frappé par le geste vraiment poétique d’Apollinaire qui enrichit la réalité d’images audacieuses tout en donnant un tour novateur à ce poème liminaire qui annonce les enjeux du recueil : absence de ponctuation, remise en question des lieux communs (une religion moderne et non pas traditionnelle et antique), célébration originale de la modernité.
Apollinaire ne craint pas d’être provocateur et bouleverse les codes du jugement esthétique comme en témoigne par exemple le vers « j’aime la grâce de cette rue industrielle ». La laideur peut être belle, ce que Charles Baudelaire avait déjà noté avec Les Fleurs du Mal.