Pascal, Traité du vide: Raison humaine et instinct animal

Correction de l'explication de texte donnée par le professeur.

Dernière mise à jour : 09/05/2022 • Proposé par: rodrigopalomaresv@gmail.com (élève)

Texte étudié

Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu’aujourd’hui, et chacune d’elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude ils n’ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. II n’en est pas de même de l’homme qui n’est produit que pour l’infinité. Il est dans l’ignorance au premier Age de sa vie ; mais il s’instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu’il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu’il s’est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu’ils en ont laissés.

Pascal, Traité du vide - Préface

a) Intérêt du texte

La distinction entre l’homme et l’animal suscite bien des réflexions. Il paraît difficile d’établir une distinction tranchée entre les animaux et nous : sont-ils dépourvus de toute forme de pensée ? de toute forme de sentiment, ou de conscience ? Nous obtenons une réponse plus claire en nous intéressant à la connaissance, et à son mode d’acquisition. À la différence de l’animal, qui paraît capable de faire spontanément ce qui est utile à sa survie, l’homme doit tout apprendre. Ne pourrait-on définir l’homme comme un animal qui apprend indéfiniment ?

b) Problématique

L’animal sait faire ce qu’il sait faire parce que la nature le lui enseigne. Mais que peut-on penser d’un mode de connaissance qui ne serait pas conscient ? Par contraste avec les modalités de la connaissance animale, comment peut-on caractériser la connaissance humaine ? Avec Blaise Pascal, mathématicien et philosophe du 17ième siècle, nous verrons que la connaissance humaine fait toujours l’objet d’un apprentissage, et que l’homme, par conséquent, est toujours capable de progresser.

Autres pistes pour la problématique: ce qui fait la beauté ou la perfection d’une production, est-ce la souveraineté de la nature, comme chez les animaux, ou l’apprentissage sans limite des connaissances, comme chez l’homme ? (Gey). On peut se demander en quoi l’espèce humaine est différente des autres espèces d’animaux en termes d’apprentissage et de savoir (Fabre).

c) Annonce du plan

Dans un premier temps (l. 1-12), Pascal montre que les connaissances des animaux n’évoluent pas dans le temps : la nature leur a fixé des bornes qu’ils n’ont pas les moyens de dépasser. La situation de l’homme, qui ne sait rien naturellement (l. 12 à fin), est à l’opposé de celle de l’animal : tout ce que nous savons, nous avons dû l’apprendre. Que veut dire le fait que l’homme soit toujours capable d’apprendre ?

Autre possibilité de plan (Vermot-Desroches): « dans un premier temps (ligne 1 à 6), jusqu’à « les besoins qu’ils en ont », Pascal évoque l’absence d’évolution et de progrès chez les animaux. Il commence par illustrer son point de vue avec l’exemple des abeilles, puis il généralise cette situation à tous les animaux et implique la nature dans ce phénomène. Dans un second temps (l. 6 à 13, de « comme ils la reçoivent (…) » jusqu’à « leur a prescrite »), il montre les limites que la nature assigne aux animaux. Pour finir (de la ligne 13 à la fin), Pascal exclut l’homme de ces affirmations, pour le placer dans une situation d’évolution et de progrès perpétuel. »

I. Les connaissances des animaux sont immuables

Dans le premier mouvement du texte, jusqu’à « (…) les limites qu’elle leur a prescrites » (l.12), Pascal montre que l’animal a des connaissances sans lesquelles il ne pourrait survivre, mais que ces connaissances sont nécessairement limitées.

a) Les connaissances des animaux n’évoluent pas dans le temps

Dans la première phrase du texte, Pascal souligne que les animaux savent d’instinct ce qu’ils savent, et par conséquent, que leurs techniques n’évoluent pas. Le temps n’a pas d’effet sur leurs connaissances. L’auteur développe cet argument en prenant appui sur l’exemple des alvéoles construites par les abeilles. Ce type de construction est réalisé aujourd’hui « aussi exactement » (l.2) qu’il y a des milliers d’années.

« Blaise Pascal élargit ensuite sont point de vue à tous les animaux. Donc, tout ce que les animaux produisent ou font est quelque chose qu’ils savent faire depuis longtemps et qui n’évolue jamais » (Fabre). Ces connaissances sont données par la nature. « Pascal nous dit que la culture de l’animal est apportée par quelque chose d’autre que par l’apprentissage, elle ne serait donc pas cultivée par lui-même, elle lui serait donnée à la naissance et non au cours de son développement » (Kolanek).

Les effets de la connaissance animale se déploient toujours avec la même précision. L’animal n’est pas susceptible de faillir. L’intention de Pascal est sans doute déjà de faire contraster la situation de l’animal avec celle de l’homme. L’animal, à la différence de l’homme, n’a pas d’histoire. C’est un avantage, au sens où l’alvéole que construit l’abeille est d’emblée parfaite, alors que le plus souvent, l’homme commence par des essais manqués. Mais c’est aussi un inconvénient évident, car l’abeille n’est pas capable de faire autre chose qu’un hexagone.

b) Les connaissances des animaux sont limitées

Parce qu’elles ne sont pas vraiment conscientes.

Pour désigner l’effet de ces connaissances, Pascal parle de « mouvement occulte ». Notons qu’il décrit les effets ce que nous entendons aujourd’hui par instinct, mais qu’il n’utilise pas le mot, qui sera popularisé au 19ième siècle seulement. Les animaux agissent pour des raisons qu’ils ignorent : leur activité se fait sans qu’ils en aient une conscience claire. « Les abeilles ne font que reproduire la forme de la ruche sans avoir pourquoi elle a cette forme » (Peticolin).

C’est en réalité la nature qui les instruit (l.4), pour leur permettre de faire face à la « nécessité » (l.5) biologique de la survie. Les animaux ne sont pas véritablement maîtres de ce qu’ils savent : selon Pascal, ils doivent tout à la nature, qui leur permet de survivre. « Pascal dit de cette instruction qu’elle est « donnée » (l. 7), mot qui reprend et résume toute l’argumentation qui précède ; c’est la nature qui donne les connaissances. Elles ne sont donc pas issues d’un apprentissage, elles sont innées. » (Zahler)

Parce que leur seule fonction est de satisfaire un besoin vital.

Ces connaissances sont limitées par la satisfaction des besoins. Les connaissances de l’animal restent temporaires, au sens où elles sont limitées par la satisfaction des besoins. Pascal évoque une « science fragile » : n’étant pas le fruit d’un apprentissage, la connaissance se perd comme elle est venue. « La nature permet la vie, pour l’animal, mais ne lui accorde pas le privilège de s’approprier la science ou de la modifier. Il en est en quelque sorte esclave » (Gey).

L’auteur souligne que les connaissances des animaux n’ont pas été acquises par « étude » : la conséquence, c’est que ces connaissances ne durent pas, si les animaux n’en ont plus besoin. Les animaux n’ont pas le « bonheur » (l. 6) de conserver la connaissance acquise, ce qui veut dire qu’ils n’ont pas de mémoire. Tout se passe donc comme si la connaissance mise en œuvre par les animaux était toujours « nouvelle » (l. 8). Le lecteur comprend, par comparaison implicite avec l’homme, que l’homme doit tirer un avantage de l’étude et de la mémoire.

Parce que la nature les maintient dans des limites.

Les connaissances de l’animal n’évoluent pas. Pascal évoque une « perfection bornée » (l. 9). Il s’agit bien d’une perfection, au sens où l’animal fait parfaitement bien ce qu’il fait. Mais cette perfection est bornée, la notion de borne ici ayant un sens péjoratif. La vie animale est maintenue dans des bornes étroites, ce qui veut dire qu’elle a un côté automatique, voire mécanique. La « science nécessaire » dont parle l’auteur n’a pas le sens de vérités qui ne pourraient être autrement, comme les mathématiques : la nécessité doit toujours se comprendre dans ce texte comme ce qui est biologiquement indispensable à la survie. La connaissance animale apparaît comme une condition de la survie, mais aussi comme une conséquence de celle-ci. Aussi ne peut-elle s’étendre au-delà de la contrainte biologique.

Pour Pascal, l’animal n’est pas susceptible de progrès. La vie animale se déploie dans des limites prescrites par la nature. Pascal attribue à la nature une intention bienveillante : sauver les animaux du dépérissement. Mais il lui attribue une autre intention, qui fait contrepoids à la première : la nature ne donne pas aux animaux la possibilité de dépasser les limites fixées une fois pour toutes. « La nature régule les flux de ce savoir, pour que les animaux n’en aient ni trop, ni trop peu. La nature le fait pour maintenir un équilibre parfait, d’une part pour ne pas causer l’extinction d’une espèce, qui aurait alors un savoir inférieur à une autre, et d’autre part pour ne pas qu’une espèce acquiert un trop grand savoir susceptible de dépasser celui des autres, voire de dépasser les limites de la nature, et la nature elle-même » (Millot).

« On se demande pourquoi la nature n’accorde pas plus de savoir aux animaux, et pourquoi ils ne se servent pas de ce qu’ils apprennent pour évoluer » (Vermot-Desroches, conclusion partielle de I). « Et puisque son savoir est instinctif, et non appris au cours de la vie, l’animal ne peut savoir ce qui a été donné auparavant à ses ancêtres. Les animaux ne peuvent pas laisser de traces de leur passé, et donc de l’évolution de leur culture. » (Kolanek).

II. Les connaissances de l’homme sont en progrès

Dans un second temps, à partir de « Il n’en est pas de même pour l’homme (… ) » (l. 12), Pascal évoque le cas de l’homme, pour mettre en évidence tout ce qui oppose l’homme et l’animal. L’homme apparaît comme un être dépourvu de toute connaissance, lorsqu’il commence à vivre. Cette faiblesse insigne se retourne ensuite en supériorité : l’homme est un être de progrès, qui peut apprendre à partir des circonstances les plus variées.

a) L’existence humaine n’admet pas de limite naturelle

Pascal veut montrer que l’homme est naturellement fait pour « l’infinité », au sens où il n’est obligé à rien en particulier par la nature. Son ignorance de départ va lui permettre, paradoxalement, de franchir toute limite existante. L’usage du terme « infinité » (l. 13), chez Pascal, nous fait penser à la destination religieuse de l’homme, au sens où seul l’infini pourra combler le cœur humain.

b) L’homme doit avoir appris tout ce qu’il sait

L’homme part d’un état d’ignorance complète. La nature ne nous enseigne rien lorsque nous naissons. Sans l’aide apportée par d’autres, sans l’éducation réalisée par les parents, l’enfant serait condamné. Cette infirmité constitue une exception dans la nature. L’homme est-il incapable d’assurer sa survie ? Non, car l’homme est capable d’apprendre par lui-même, souligne l’auteur. Toutes les connaissances dont il dispose, il les acquiert par lui-même. Pascal souligne la nécessité de l’apprentissage pour l’homme.

L’infirmité se retourne en supériorité : « l’homme s’instruit sans cesse dans son progrès » (l.14), ce qui veut dire qu’il apprend tout au long de la vie. L’apprentissage n’est pas limité dans le temps à la petite enfance. L’usage de la notion de progrès par Pascal retient notre attention, dans la mesure où le sens de la notion ne paraît pas tout à fait le même qu’aujourd’hui : « dans son progrès », cela veut dire d’abord en avançant tout au long de la vie. L’amélioration, qui est aujourd’hui le sens du mot progrès, n’intervient qu’ensuite : c’est la conséquence de la capacité à s’instruire en avançant. « L’homme apprend également par lui-même, donc chaque génération est plus instruite que la précédente » (Fabre).

c) L’homme est capable d’apprendre à partir des expériences des autres

L’homme apprend non seulement de ses expériences, mais aussi de celles des autres. L’auteur souligne que l’homme ne recommence pas tout à chaque génération. La connaissance humaine est cumulative, au sens où ceux qui enseignent transmettent ce qu’ils savent à ceux qui apprennent. Nous pouvons ainsi bénéficier des connaissances acquises par les générations qui nous précèdent.

L’homme peut compter sur sa mémoire. Le processus d’acquisition de la connaissance est cumulatif dans le temps : ce que nous avons appris une fois, nous pouvons nous en souvenir grâce à nos capacités mémorielles. L’auteur évoque alors une mémoire artificielle, fondée sur les « livres » (l.17), qui sont des dépositaires de la connaissance. Le fait d’écrire un livre est une manière de transmettre ses pensées aux générations futures.

Conclusion

La réflexion sur les modalités de la connaissance animal nous en apprend beaucoup sur nous-mêmes. En tant qu’hommes, nous devons apprendre ce que nous savons. C’est un terrible handicap par rapport aux animaux : aucune connaissance ne nous est donnée, aucune perfection ne nous est immédiatement accessible. D’un autre côté, nous comprenons aussi avec l’auteur que c’est un avantage : ce que nous savons n’est pas limité par principe. « La culture est infinie pour l’homme » (Kolanek).

Même si nos facultés sont limitées, nous pouvons apprendre en toutes circonstances, et mettre à profit les connaissances des autres hommes. La connaissance humaine se transmet et s’accumule. Grâce à la connaissance des anciens, nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, souligne Pascal dans la préface au Traité du vide, à la suite de Bernard de Chartres. Ainsi, nous pouvons comprendre que l’homme est susceptible d’un progrès sans fin dans ses connaissances, et dans les applications techniques qu'il peut en tirer.

L’argumentation de Pascal doit être critiquée, s’il est vrai que les animaux apprennent eux aussi par expérience. L’opposition entre l’homme et l’animal ne semble pas aussi tranchée que l’auteur la présente. Par ailleurs, les hommes sont-ils toujours capables d’apprendre à partir de l’expérience ? Il y a des désirs qui les rendent aveugles, quelles que soient les leçons que la réalité leur a déjà données.