La scène de rencontre entre deux amants est un motif littéraire, en particulier dans le roman précieux de la première moitié du 17ième siècle. Mais Madame de La Fayette offre à ses lecteurs en 1678 (de manière anonyme) un roman atypique : personnages fictifs et réels se croisent à l’inverse des romans héroïques de fantaisie pure, et l’analyse des sentiments a lieu au cœur du récit principal, loin des romans baroques.
Dans ce passage, c’est la première fois que les deux héros se rencontrent lors d’un bal pour les fiançailles de la fille du Roi. Le texte fait alterner passages narratifs et discours analytiques, avant de donner la parole à deux personnages en discours direct. La Cour ne peut qu’admirer la beauté de Madame de Clèves, tandis que M. De Nemours fait une apparition remarquée. Ces deux héros sont soumis à un jeu de regard qui semble les emprisonner, leur liberté d’action est donc posée. Nous savons que Madame de Clèves est mariée (M. De Clèves est absent de la scène !) et cette rencontre laisse présager une fin tragique en creux, l’impossible amour entre deux amants. C’est l’individu soumis à la Cour et à la morale.
Problématiques possibles : comment le roi et les reines orchestrent la rencontre ? Comment la narratrice prépare-t-elle cette scène amoureuse ?
Le texte présente deux mouvements :
- I. La rencontre (ligne 1 à 14)
- II. Les présentations
I. La rencontre (ligne 1 à 14)
Le pronom personnel « Elle » qui début le texte indique que la narratrice adopte un point de vue omniscient. Le groupe prépositionnel « à se parer », complément d'objet indirect du verbe passer montre l’intérêt particulier de la princesse pour son apparence afin de plaire lors du bal. Le complément circonstanciel de but « pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre » désigne le cadre de la rencontre qui aura lieu, et évoque le conte de fée ou le récit merveilleux. Dès la ligne 2, un transfert s'opère sur le point de vue la Cour, comme le montrent le pronom personnel indéfini « on » et la position dans la phrase en complément d'objet direct du groupe nominale « sa beauté et sa parure ». La Princesse est exposée (« on admira ») aux yeux de la Cour, mais c’est la perception auditive qui est mise en valeur dans le surgissement d’un événement de Cour, comme l’indiquent « se fit entendre » et la litote « un assez grand bruit ».
La narratrice ici ménage le suspens (point de vue de la princesse qui ne voit rien mais qui entend comme la cour assemblée). C’est M. De Nemours qui est arrivé, mais il n’est pas nommé sinon par des périphrases : « quelqu’un » (pronom indéfini), puis « qui », « à qui », plus tard « celui qui arrivait », « un homme ». Cette scène de rencontre est sous contrôle du Roi, car c’est lui qui devient sujet de la proposition « le Roi lui cria » et Mme de Clèves l’objet. Ligne 6, le verbe de perception « crut » fait accéder le lecteur aux pensées de l’héroïne qui a reconnu en un instant M De Nemours (pour en avoir entendu parler avant). La rencontre s’effectue par un échange de regard rapide, rapidité observée dans l’emploi des deux verbes « Elle se tourna et vit un homme » liés par la conjonction « et » ; La négation restrictive réduit à l’identité d’un seul le champ des possibles. Cette exception fait écho au « chef d’œuvre de la nature », déjà exprimé pour désigner le héros masculin.
L’analyse de cette scène de reconnaissance intime mais non encore dévoilée (comme deux êtres qui ne formaient qu’un seul individu enfin rejoints) passe par un parallélisme de construction dans les lignes 8 à 11. Les deux héros sont enserrés dans la phrase comme ils le sont dans ce bal où le destin (le Roi) les projette sur le devant de la scène. Le lexique est important car « surpris » et « étonnement » ont un sens fort au 17ième siècle. Nous sommes proches de la passion amoureuse. M. De Nemours, personnage galant, marque son admiration (emploi du pluriel « des marques ») sans que l’on entende Madame de Clèves dans le silence. La période de la phrase met en valeur à l’acmé les deux compléments circonstanciels de temps. Enfin, ligne 14, nouveau déplacement du point de vue sur la Cour avec le « murmure de louanges » (quasi oxymore) qui fait écho à l’ «assez grand bruit », loin de l’autorité du Roi « cria ».
II. Les présentations (ligne 14 à 22)
Lignes 15 et 16 : puissance du bloc du groupe sujet « Le Roi et les reines » avec le lexique fort « singulier », c'est-à-dire unique. La Cour orchestre les présentations, comme le révèlent les propositions subordonnées interrogatives indirectes. Cela peut paraître un jeu pour le Roi et les reines qui prennent plaisir à observer deux sujets glorieux se rencontrer sans se connaître.
On a ensuite une rupture avec le discours direct qui fait entendre M. De Nemours et la Dauphine. Les codes de la galanterie (l’amour courtois) sont employés par M. De Nemours : tout en prononçant le nom de l’héroïne reconnue pour sa grande beauté, il ne veut pas paraître orgueilleux ni impudent en prétendant que Madame de Clèves l’a reconnu également. On retrouve ici le style classique de la litote (« les mêmes raisons » pour dire la beauté). La curiosité amusée de Madame la Dauphine révèle l’intérêt de la princesse pour le duc de Nemours sans que cela soit dit. Ici, le dévoilement des sentiments a eu lieu au milieu de la Cour. Le personnage en sait moins que le lecteur et les personnages qui l’entourent.
Conclusion
C'est une scène où les jeux de regard emprisonnent les deux personnages. La narratrice opère un tour de force : dévoiler les prémisses d’une liaison amoureuse entre deux amants sans que les deux héros ne se soient parlés. C’est en fait par le regard de la Cour que leur affinité se montre avec éclat, et le lecteur peut s’appuyer sur l’analyse psychologique pour le confirmer. C'est une scène marquante pour la postérité littéraire, dont la scène du bal à la Vaubyessard dans Madame Bovary, de Gustave Flaubert, peut faire écho.