Baudelaire, Le Spleen de Paris - Le joujou du pauvre

Corrigé très complet, où chaque partie pourrait faire l'objet d'un commentaire distinct.

Dernière mise à jour : 10/12/2021 • Proposé par: Line (élève)

Texte étudié

Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables !

Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.

Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.

Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu'on les croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.

À côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu'il regardait :

De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.

À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre montrait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.

Et les deux enfants se riaient l'un à l'autre fraternellement, avec des dents d'une égale blancheur.

Baudelaire, Le Spleen de Paris - Le joujou du pauvre

Introduction

a) Amorce

Le XIXème siècle est un siècle marqué par de multiples mutations : les guerres, l'instabilité politique, l'essor de la bourgeoisie, du capitalisme, l'industrialisation, l'urbanisation avec notamment les chantiers du Baron Haussmann en ce qui concerne Paris, mais aussi le développement des sciences humaines: autant de faits qui vont imposer aux poètes la nécessité d'inventer de nouveaux signes, un nouveau langage, une nouvelle forme de lyrisme apte à rendre compte de tous ces bouleversements, tous ces sauts et ces soubresauts de l'Histoire. Charles Baudelaire (1821-1867), évoque ainsi déjà le modernisme et la ville dans son recueil Les Fleurs du Mal (1857) , en particulier dans la section des « Tableaux parisiens » ajoutée lors de la réédition du recueil en 1861. Mais ce recueil repose encore sur des formes classiques, versifiées.

C'est donc surtout à la fin de sa vie, alors que la mort approche, qu'il se tourne vers une forme nouvelle, qu'il donne vie à cette nouvelle forme qu'est le poème en prose, dans son recueil intitulé Le Spleen de Paris, commencé en vérité dès 1855 et poursuivi jusqu'en1864 mais publié à titre posthume en 1869. S'il n'est pas le premier à pratiquer cette forme poétique, puisque, plus tôt, Aloysius Bertrand a écrit Gaspard de la Nuit, publié en 1842, c'est bien lui, Baudelaire, qui va donner au genre du Poème en prose ses véritables lettres de noblesse, comme il en rend compte au seuil de son recueil dans la « Dédicace à Arsène Houssaye », qui vaut comme manifeste ou art poétique, c'est-à-dire un peu comme un mode d'emploi adressé aux lecteurs.

b) Présentation du texte

Le poème « Le joujou du pauvre », 19ème sur les 50 poèmes que contient le recueil, est la réécriture d'un texte, « Morale du Joujou », mi essai mi autobiographie, que Baudelaire a publié en 1853 dans un Journal, Le Monde littéraire. « Le joujou du pauvre » est paru pour la première fois dans La Presse, le 24 septembre 1862. Ici, Baudelaire nous invite, nous associe à l'observation d'une scène enfantine de la vie moderne, racontée comme un apologue, et dont il convient donc de découvrir la morale.

c) Problématique

En quoi ce poème en prose repose-t-il sur des jeux d'opposition qui provoquent un choc afin d'inventer un nouveau lyrisme ?

d) Annonce des axes

Nous nous intéresserons tout d'abord à la logique narrative qui semble dominer et structurer ce texte comme un apologue, puis nous réfléchirons à la logique poétique qui vient en contrepoint subvertir cette première impression, pour enfin réfléchir à la dimension symbolique de ce poème, en interrogeant son caractère réflexif, méta-poétique, en le considérant comme une sorte de nouvel art poétique, le petit joujou n'étant peut-être pas celui qu'on croit.

I. La logique narrative: le poème comme apologue

La problématique : en quoi le choix de l'apologue permet-il à Baudelaire de bâtir une morale plus complexe qu'il n'y paraît ?

Idée directrice : le titre avec le terme de « joujou » annonce un récit léger, ludique, plaisant. Mais le terme « pauvre » infléchit le propos vers quelque chose de plus sérieux, de plus grave. Plaire pour instruire : on est bien là dans la logique de l'apologue. (Placere, Movere, Docere : « Plaire, Emouvoir, Instruire » : tels sont les 3 piliers de la Rhétorique selon le poète latin Horace dans son Art Poétique). Ainsi, ce titre, comme un signe double, programme un récit qui pourrait contenir une leçon mais implicite. Toutefois, cette attente va être en partie déçue. En tout cas, la morale de cet apologue est sans doute plus complexe qu'il n'y paraît.

a) Une organisation binaire

Le monde représenté est bien en apparence celui d'un apologue qui prend ici l'allure d'un conte. On retrouve en effet le goût du conte pour les organisations binaires, les oppositions tranchées, les différences nettes.

Le titre programme cet horizon d'attente, créant une connivence avec le lecteur :
- Deux espaces que tout oppose: le premier semble positif, beau et riche, le second négatif, laid et pauvre. Entre : des barreaux sont là comme pour séparer ces deux univers, les empêcher de communiquer. Du côté du premier, tout, en effet, n'est que luxe, beauté et immensité. L’accumulation des compléments circonstanciels de lieu (l.11 : « Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le soleil ») souligne l'étendue de la propriété, ce que renchérit l'adjectif « vaste » tandis que le mot « château » évoque la richesse. La description comporte de nombreux termes mélioratifs comme « beau », « si pleins de coquetterie », « luxe ». Le lieu se trouve alors doublement mis en lumière par l'ampleur de la syntaxe et par le jeu des couleurs. Il est caractérisé par « la blancheur » et il se voit surtout inondé de lumière ainsi que le suggère l'image « frappé par le soleil ».

Le second espace désigne lui un cadre naturel, sauvage, ainsi que le suggèrent la mention de « la route » mais surtout « les chardons et les orties ». Ces plantes urticantes ou dotées de piquants symbolisent la dureté de cette vie. Ce cadre nettement plus rustique voit sa description réduite à sa plus simple expression puisqu'elle tient en une courte phrase qui contraste avec la précédente (l.19 : « De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties. ») Le poète souligne ce contraste en recourant à l'expression « deux mondes ». Chacun de ces univers constitue donc un volet d'une sorte de tableau, de diptyque descriptif, ce que renforce l'usage du déterminant démonstratif à valeur de déictique, qui donne à voir ce qui sépare ces deux mondes : « ces barreaux ».

- Deux enfants : Les personnages doublent les oppositions spatiales : l'enfant riche et l'enfant pauvre. Ainsi, campés chacun dans leur univers, ces protagonistes s'avèrent parfaitement antithétiques. Baudelaire met en scène leur confrontation à travers tout un jeu de contrastes pour rendre leurs différences criantes et saisissantes. Au luxe et à la richesse du vêtement du châtelain répond la saleté de l'autre. Le poète oppose ici encore le lexique mélioratif au lexique péjoratif.

Tout comme pour le lieu, le portrait du miséreux tient, en effet, en quelques mots comme pour signifier son dénuement. L'accumulation « sale, chétif, fuligineux » (= couleur de suie, noir) fait pâle figure face à l'ample description du petit riche. Il s'agit pour le poète de ménager le registre pathétique afin de sensibiliser le lecteur. Le terme « chétif » par exemple relie misère et santé fragile. Le terme « marmots », relevant du vocabulaire familier, s'oppose au terme « enfant », comme si le pauvre n'avait guère de valeur ou comme s'il était privé du temps heureux de l'enfance. Le terme « parias », lui, signifie l'exclusion, l'ostracisme que peuvent subir les plus démunis, ce que suggère l'adjectif « répugnante » : la misère peut en effet inspirer le dégoût. Le poète recourt à plusieurs périphrases comme « le petit souillon » ou « les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté » qui sont autant d'échos aux propos que pouvaient tenir à l'époque les classes les plus aisées.

-Deux jouets : l'opposition des jouets reconduit les oppositions antérieures : « un joujou splendide » d'une part, « un rat» d'autre part. Ainsi la mise en scène de ces différences s'achève par l'évocation des jouets respectifs de ces enfants. Celui du riche est à son image, « vêtu d'une robe pourpre ». La comparaison « aussi frais que son maître » identifie le jouet à l'enfant. Baudelaire exhibe ainsi cette ressemblance et tend à présenter l'objet comme un attribut, un symbole. Pour le décrire, l'auteur recourt à des hyperboles comme « splendide » ou « couvert de plumets et de verroteries ». Les qualificatifs mélioratifs abondent et le jeu des couleurs avec les termes « verni doré » ou encore « pourpre » renchérit la valeur de ce qui semble être une poupée (cf. « robe »). Cette splendeur contraste donc avec le rat, objet de l'amusement du pauvre. Le choix de cet animal renforce l'idée de misère et de détresse sociale puisque le rat connote la saleté, la maladie, ce qui souvent répugne.

b) la rupture des attentes

Toutes ces oppositions apparentes se doublent toutefois d'autres oppositions qui semblent inverser les pôles négatifs et positifs ce qui participe de la distanciation ironique à l’œuvre ici:
-Deux espaces : le monde du château est comme figé, endormi, c'est un lieu d'enfermement, de captivité, alors que la grande route est symbole d'ouverture, d'espace, de liberté. D'ailleurs « la grille » permet à ces deux espaces de communiquer, les frontières ne sont pas infranchissables, puisque les regards passent au travers. On notera l'opposition entre l'article indéfini qui caractérise la description du premier lieu (l.11 : « une route (...) un jardin (...) un joli château »), lieu donc non défini, vague, flou, irréel, et l'article défini qui lui identifie par contraste le lieu du pauvre (l. 19 : « la route (...) les chardons et les orties »). De même, quand à la fin du texte ces deux lieux sont à nouveau évoqués, cette fois avec l'article défini tous deux, l.23, de façon symptomatique, seule la route est affectée d'un caractérisant (« la grande route ») alors que « le château » a perdu tous ses qualificatifs, et notamment celui de « joli » qu'il avait au départ (l.12 : « joli château »).

-Deux enfants : le premier est « un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie », le second est véritablement beau « comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier ». En définitive, l'enfant pauvre exhibe ainsi une beauté naturelle qui échappe à l'artifice de la coquetterie alors que l'enfant riche n'est beau que grâce à ses vêtements. (beauté naturelle vs beauté artificielle). Le fait que le même terne de « vernis » désigne les deux suggère d'ailleurs cette comparaison entre la beauté naturelle de l'un et la beauté artificielle de l'autre, artifice renforcé par le syntagme « si jolis qu'on les croirait faits d'une autre pâte » (l. 15) comme s'ils étaient, ces enfants riches, fabriqués, factices, donc.

-Deux jouets : le jouet de l'enfant est « gisant » donc associé à quelque chose de mort, de morbide, alors que l'autre est « un objet rare et inconnu », « un rat vivant ! » : il y a bien ici une forte antithèse. En outre, même si le lecteur peut déduire de la description du jouet de l'enfant riche qu'il s'agit sans doute d'une poupée, le fait que ce joujou ne soit pas identifié, nommé explicitement, participe de sa mise à distance ironique, du flou qui l'entoure, et en ce sens le dévalorise.

c) la morale de l'histoire ?

Le texte met donc en scène une petite histoire qui vient contredire nos attentes et constituer un effet de surprise. Effets de surprise renforcés par la chute finale : le joujou du pauvre est un rat vivant ! D'où un choc que ressent le lecteur, ainsi invité à tirer la leçon, la morale implicite de cet apologue. Cette leçon semble assez facile en apparence à énoncer : en montrant les deux enfants regarder ensemble le jouet de l'enfant pauvre, ce rat vivant, tout se passe comme si cette histoire visait à annuler les barreaux symboliques entre les classes sociales. Le texte semble se défaire, en effet, des oppositions de classes et prendre ainsi le parti des pauvres. Les indices allant dans ce sens sont: l'adverbe « fraternellement » qui marque l'union des deux enfants, leur rire partagé qui dénote leur complicité, l'expression « des dents d'une égale blancheur » avec l'idée d'égalité, donc, renforcée par l'usage de l'italique, et aussi cette blancheur qui pourrait connoter une forme d'innocence, c'est à dire, étymologiquement, ce qui ne sait pas ce que c'est que le mal. Là où la société produirait de la violence, de l'exclusion, Baudelaire prônerait un monde d'innocence, à l'image du monde de l'enfance, en vue de révéler l'égalité profonde qui unirait tous les êtres humains. On serait dès lors dans une vision progressiste, égalitariste, porteur d'un idéal humanitariste et revendiqué comme tel.

Cependant, plusieurs indices semblent contredire cette interprétation :
- Ces deux enfants sont comparés l.9 à des « chats » : face au rat : ils ont ainsi quelque chose d'animal, de vorace, de carnassier. L'expression « divertissement innocent !» l.1 est en ce sens très ironique comme le suggère le point d'exclamation. Ce jeu est tout sauf « innocent ». L'insistance, le gros plan sur leurs dents participe de cette animalisation discrète. Il y a une forme d'appétit, de violence dans leur regard et leur bouche ouverte.

- L'adverbe « fraternellement », déjà assez suspect par sa longueur dans un texte poétique, est d'ailleurs réécrit et contredit par l'adverbe « fratricide » qui clôt le poème « Le Gâteau », lequel met en scène une situation à bien des égards similaire à celle du « Joujou du pauvre » : « Il y a donc un pays superbe où le pain s'appelle du gâteau, friandise si rare qu'elle suffit pour engendrer une guerre parfaitement fratricide ! » : on notera l'ironie mordante à travers les antiphrases « superbe » et « parfaitement », à travers l'usage aussi du point d'exclamation final : ces deux enfants ont bien en puissance quelque chose d'Abel et Caïn, loin, très loin de toute innocence. (le lien entre les deux poèmes peut aussi être fait grâce à la similitude d'attitude, au début, face au « don » : qu'il soit « cadeau » (l.8) ou « gâteau », avec un possible jeu sur cette paronomase. Même avidité, même réaction apeurée, animale, craintive).

- Enfin, si notre texte, en associant « égale » et « fraternellement », peut faire écho à ce que Baudelaire appelle dans « Le miroir » « les immortels principes de '89 », égalité, fraternité, on notera que de façon là encore tout à fait symptomatique, il manque le 3ème terme, et non des moindres, celui de « liberté ». Or, précisément : notre texte ne met pas en scène une liberté mais bien plutôt une captivité : l'enfant riche reste prisonnier de son château, figé, immobile. Et le rat reste captif dans cage. Ainsi le rêve de liberté serait-il plus caressé comme un rêve que comme une réalité possible : caressé ou dénoncé comme un leurre, une illusion, une utopie en somme.

Ainsi donc, la morale, la leçon de ce texte, c'est peut-être de dénoncer les inégalités sociales, de dénoncer des préjugés comme celui de la pauvreté repoussante ou de la richesse fascinante, mais ce qu'attaque plus en profondeur ici Baudelaire c'est :
- Le mythe de l'enfance innocente.
- Le cliché romantique, peut-être aussi, de l'écrivain engagé à la manière de Hugo, qui croit dans sa capacité à changer le monde tel qu'il est, le monde comme il va.
- C'est surtout l'idéologie dominante de son époque, un progressisme que Baudelaire juge aveugle et se berçant d'illusions, progressisme qu'incarne Proudhon, moqué dans « le Miroir » : le titre de ce poème parle de lui-même : ce que Baudelaire dénonce, en effet, c'est la façon dont certains se servent de ces beaux principes de liberté, égalité, fraternité, pour se bâtir un éthos (= une image de soi) gratifiante.

Baudelaire, en somme, amer et sceptique après les espoirs déçus de 1848, voit dans l'optimisme béat de certains, dont Proudhon, une forme de narcissisme hypocrite et malsain. D'où la posture fondamentalement ironique qu'adopte Baudelaire dans notre poème. Il montre ainsi la violence inhérente à la nature humaine, et dénonce ceux qui voudraient se voiler la face en la minimisant. D'où aussi le refus sans doute de se poser en moralisateur. Comme il l'écrit d'ailleurs dans une lettre à Swinburne , en 1863, « J'ai (...) une haine très décidée contre toute intention morale exclusive dans un poème ».

Transition : Ainsi, au delà de la dualité entre deux espaces, deux enfants, deux jouets : il y a sans doute une dualité plus profonde à l’œuvre dans ce poème, entre deux logiques, la première narrative, dont on vient de voir les limites, mais une autre aussi, poétique.

II. La logique poétique : un jeu de métamorphoses

Idée directrice : le poème en prose tient du narratif et de la prose mais cette prose est dispersée, fragmentée, trouée. On pourrait, pour le démontrer, s'appuyer sur les trois critères qui définissent le caractère poétique du poème en prose selon Suzanne Bernard dans son ouvrage L'esthétique du Poème en prose, de Baudelaire à nos jours, à savoir la brièveté, la densité, et la gratuité. Nous montrerons ici que la dimension poétique est perceptible d'abord à travers une forme de dépassement du conte et donc du narratif, puis qu'elle est sensible à travers tout un jeu de variations, de transformations à l’œuvre, en reprenant les trois critères que l'on vient d'évoquer.

a) le dépassement du narratif

-la logique de l'apologue est ainsi perturbée tout d'abord par les intrusions d'auteur. Il intervient à plusieurs reprises de manière directe comme une sorte de narrateur externe omniscient. Ainsi, dès le départ, à l'attaque du texte, le « Je » entre en scène associé à l'usage du présent modalisateur : « Je veux donner » (l1). On oscille donc entre récit et discours. De plus, L'univers du conte est perturbé par l'intrusion du prosaïque : l'insolite, l'inattendu est introduit. La métamorphose du joujou en rat est donc révélatrice: elle dénonce certes le luxe bourgeois mais révèle aussi la logique poétique à l’œuvre qui repose sur des transformations, des substitutions.

-le brouillage temporel : au début au présent. Puis au futur, puis au passé. Le texte dès lors se fragmente et fonctionne par images fortes, ce qui le rapproche d'un texte poétique. Ce qui compte c'est moins la succession, l'évolution temporelle qu'un jeu de variations, avec reprises et transformations du modèle : tant au niveau des espaces, des protagonistes, que de l'objet.

b) l'inscription du poétique

- La brièveté ( comparé au texte source, paru dans Le Monde littéraire, beaucoup plus long.)

- La densité : elle est renforcée d'abord par une mise en page poétique du poème : 8 paragraphes avec des blancs typographiques qui les séparent dont deux qui se font écho en ouverture et en clôture. Or c'est aussi sur une image de blancheur que s'ouvre (le château est « blanc ») et se clôt le poème (les dents sont d'une « égale blancheur »). Les jeux d'échos, de parallélismes, de symétries déjà évoqués quant au contenu se retrouvent donc aussi au niveau du contenant, de la forme (le premier et le dernier paragraphe, brefs, le 2ème et l'avant dernier paragraphe de même se font écho par la sortie d'un monde pour un autre qu'ils évoquent, voir aussi le point d'exclamation répété l.2 et l.26): autant de signes d'une forme de densité, critère établi du poème en prose, comme on l'a dit, selon Suzanne Bernard.

Autre dimension visuelle, et donc poétique du texte : un jeu pictural. (Ut pictura poesis : « comme la peinture, la poésie », selon l'adage du poète latin Horace dans son Art poétique.) Outre le diptyque déjà évoqué, on note bel et bien des effets qui font penser à la technique de la chromatographie (expliquée dans un ouvrage de Rouget de Lisle en 1839) : jeu d'impressions, opposition de surface entre le blanc ( e blanc du château), et le noir (le noir de l'enfant pauvre, l'habit fuligineux, le rat). Les couleurs sont du côté des lecteurs ( cf. le polichinelle) et de l'enfant riche (ses habits, ses jouets, l'herbe).

Mais la fin du texte à travers les dents blanches marque une sorte de dépassement, de résorption des contraires. La ponctuation participe de cette effet de densité: les 2 points d'exclamation déjà mentionnés (Paul Valéry parle du lyrisme comme étant « le développement d'une exclamation »), l'italique final, mais aussi l'usage du tiret qui insiste sur la matérialité du texte poétique, conformément à l'étymologie de « poésie » (poïen en grec c'est « faire » : d'où l'idée d'un jeu, d'un travail quasi artisanal sur les mots, le langage).

Transition : Cette attention particulière au caractère poétique du texte, à sa poéticité, n'invite-t-elle pas à lire ce texte dans sa dimension symbolique et réflexive, comme un méta-poème ?

III. La dimension symbolique, réflexive, méta-poétique : un petit art poétique

Idée directrice : Ce qui fait de ce texte aussi un poème c'est qu'il peut se lire comme un art poétique : une réflexion sur la poésie, sur le poète, et sur la place que ce dernier assigne au lecteur.

a) « Le beau est toujours bizarre » (Baudelaire) : une nouvelle conception de la poésie

- Le rat peut, ainsi, avoir une valeur symbolique et, par un effet de mise en abyme, renvoyer au poème lui-même. Cet effet de mise en abyme tiendrait à son statut particulier : le rat participe, en effet, curieusement, des deux univers du poème. Il est enfermé, comme le riche, répugnant, comme le pauvre, avide et carnassier comme ces deux enfants aux « dents d'une égale blancheur ». De cette place ambivalente, il tire sa force, à l'image peut-être du poème en prose qui participe lui aussi de deux univers, celui de la poésie et celui de la prose et qui, à ce titre, fascine. Après avoir ainsi associé dans la dédicace à Arsène Houssaye son recueil à un serpent, suggérant le côté reptilien de l’œuvre, tentatrice et venimeuse toute à la fois, Baudelaire ici poursuit la comparaison avec l'image du rat, comme un mélange de crasse, de danger, mais également de malice, source de fascination. La poésie, en ce sens, intègre ce qui aussi la menace. Ce serait le 3ème critère évoqué par Suzanne Bernard, celui de gratuité : le poème en prose ferait ainsi signe d'abord et avant tout vers lui-même : il se désignerait, en somme, lui-même comme une espèce de rat vivant. (Rappel : en ce sens, Baudelaire dialoguerait ainsi avec la Théorie de l'Art pour l'Art défendue par les poètes du Parnasse précédant les Symbolistes. Les Fleurs du Mal sont dédiées à Théophile Gautier, précurseur de ses deux mouvements littéraires.)

Se met en tout cas ainsi en place une réflexion sur le beau et le laid. La beauté que pourrait incarner l'enfant riche, comme une forme d'harmonie, de perfection est tournée en dérision : plusieurs touches ironiques autres que celles déjà citées le confirment: par exemple l'adverbe d'intensité « si » dans le poème (l1, l14, relayé phonétiquement par la conjonction de subordination marquant la condition « si » l22 et les adverbes « aussi » l17 et « voici » l19). L'emphase et l'hyperbole sont des marqueurs d'ironie, de même que l'expression « divertissement innocent » ironique, comme on l'a dit, et qui parodie en fait le divertissement pascalien (cf. compléments à la fin du doc.). Le rire final des enfants semble tout sauf innocent : associé aux dents blanches, il a quelque chose de vorace (Baudelaire parle de « vorace Ironie », du rire comme « signe satanique » dans son essai De l'essence du rire.) On est du côté du sarcasme, étymologiquement associé à l'idée de morsure. Ici, au contraire, la beauté regarde donc en direction de la laideur, du bizarre, jusqu'au renversement final qui fait que le jouet s'avère être un rat vivant, comme si la laideur possédait une forme d'attirance au contraire du joujou de l'enfant riche, objet factice et ennuyeux. Baudelaire déconstruit ainsi le stéréotype selon lequel la beauté serait du côté de la richesse, ou de l'ornement. Cela renvoie à l'expression célèbre de l'épilogue des Fleurs du Mal: « Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or » : sorte d'alchimie que permettrait l'écriture poétique.

Sauf qu'ici, dans Le Spleen de Paris, contrairement aux Fleurs du Mal, la boue reste de la boue. Le rat reste un rat. Et ce qui est beau devient ce qui est étrange, singulier, bizarre, voire a priori répugnant. Ce qui surprend, ce qui choque, car ce qui compte au fond pour Baudelaire, c'est de capter tout ce qui va pouvoir être source d'intérêt, de fascination et susciter ainsi un désir, avec tout ce que ce désir peut supposer de mystérieux, de provoquant, d' « énorme » comme il l'écrit dans la dédicace à Arsène Houssaye: c'est-à-dire étymologiquement de « hors la norme. ». On pourrait creuser l'interprétation, mais ceci est peut-être plus discutable, il s'agit donc plus d'une suggestion, pour les plus curieux. Deux types de poésie, en somme, se font face dans notre poème, à travers les deux joujoux. Car si symboliquement, le rat renvoie à la forme moderne du poème en prose, il n'est pas interdit de voir dans le joujou du riche une figuration de la poésie des Fleurs de Mal. D'où l'idée de dualité. Le joujou du riche renverrait ainsi à celui qu'avait choisi Baudelaire AVANT (quand il était enfant, c'est l'anecdote racontée dans « morale du joujou », ET quand il écrivait les Fleurs du Mal) et le rat à la poésie présente et à venir. La poésie devient ainsi dialogique, au sens où elle est le lieu d'un dialogue, et d'un affrontement.

b) Une mise en scène du désir et de la jouissance : un nouveau rôle attribué au poète

Cette dualité de la poésie implique dès lors un nouveau rôle attribué au poète. On pourrait, en effet, voir une double voire une triple figure du poète dans notre poème. Il s'incarne, en effet, dans la figure du flâneur (le terme « flâner », capital, est dans le texte, l. 3). Ce poète flâneur adopte une posture distanciée, ironique, et il observe, tel un narrateur omniscient, la scène. Dans cette scène, alors, c'est comme s'il se regardait en fait lui-même, à travers les deux figures antithétiques de l'enfant riche, représentant son passé, et celle de l'enfant pauvre, son présent. Il y aurait, autrement dit, le poète incarné dans l'enfant riche indifférent à son jouet coloré et gisant, comme mort. Et on aurait là une figuration du Baudelaire se détournant de ses Fleurs du Mal, belles mais décevantes. Cette interprétation est confortée encore une fois par l'anecdote autobiographique rapportée dans « morale du Joujou », selon laquelle Baudelaire enfant aurait choisi le plus beau des joujoux qu'on lui a, un jour, proposé.

Et donc, face à lui, autre incarnation du poète : celui qui, tel l'enfant pauvre est tenu à l'écart, avec son rat certes enfermé, mais qui bouge, s'agite, et vit : ce serait le Baudelaire du Spleen de Paris qui, vieillissant, isolé, à l'orée de sa propre mort, face à cette mort incarnée par le joujou du riche, chercherait à inventer un nouveau lyrisme. Le poète serait dès lors celui qui inscrit au cœur de son écriture, de son lyrisme, une certaine forme de désir: Ce désir traverse bel et bien tout le texte ; il se manifeste par le rire, il s'incarne dans la violence, celle d'un rat qu'on secoue dans sa boite ; il s'exprime symboliquement à travers ces « dents d'une égale blancheur » des deux enfants.

Le texte dit ainsi que la poésie est liée au désir et au JEU, (notion essentielle portée par le terme de « joujou » dans le titre), à la violence et à une certaine forme de cruauté. Le poète met donc en place le désir comme moteur de l'écriture, un désir qui est à la fois un moyen de lutter peut- être contre la mort qui approche, mais aussi un principe de plaisir lié à la transgression d'un interdit, symboliquement marqué par la grille qui barre l'objet convoité ; ce poème raconte en ce sens une initiation aux plaisirs du regard, aux plaisirs de l'interdit, une initiation à la cruauté aussi et, plus généralement, une initiation à l'autre, à la rencontre avec l'autre.

c) le double jeu : un nouveau rapport au lecteur

D'où, enfin, un nouveau rapport également au lecteur. Dans le poème liminaire des Fleurs du Mal, « Au lecteur », ce dernier était, en effet, appelé comme un double, « mon semblable, mon frère », dans un lien donc de fraternité. Avec Le Spleen de Paris, ce lien est beaucoup plus violent, ambivalent. Il y a bien une connivence, une complicité qu'établit ici avec le lecteur le poète flâneur, à travers l'ironie qui se met en place, et l'adresse répétée à ce lecteur (« quand VOUS sortirez l.3, (...) VOUS verrez l7...). Mais un autre rapport, plus conflictuel, se met en place et on peut se demander si ce rat, enfermé dans sa cage, ne pourrait pas également figurer une image du lecteur lui-même. Comme si ce poète flâneur jouait avec nous lecteurs, en réalité, double jeu. En effet, le poème se donne à lire comme instaurant un jeu étrange avec le lecteur. Ce dernier est quelque peu manipulé, piégé, comme le rat dans sa boite grillée : Car le narrateur l'invite à la flânerie, mais dans un jeu de regards qui l'égare. Il l'invite à suivre son propre regard, regard qui regarde un autre regard : celui de l'enfant riche. Le regard du lecteur suit donc le regard du narrateur qui suit le regard de l'enfant riche. Il y a ainsi comme un défilé de regards qui dévient donc la trajectoire de notre propre regard.

Tout un dispositif optique structure alors le texte. Or, dévier son regard, dévier le regard de l'autre : c'est exactement le sens étymologique du verbe « séduire » : (seducere en latin : « sortir du chemin »). Ainsi, le projet du poème recoupe bien celui annoncé dans la dédicace à Arsène Houssaye lorsque Baudelaire y définit son recueil comme « une tortueuse fantaisie . » Le regard égare le regard. Il n'y a pas de regard qui échappe à cet appât que constitue le rat vivant. Le lyrisme moderne substitue ainsi à la voix (cf. Orphée et sa lyre) le regard. Ce qui frappe, en effet, c'est combien ce texte est étonnamment silencieux. On n'y parle pas mais en revanche on y regarde beaucoup. Et le poète se définit lui comme associé à « l’œil du connaisseur » : il est lui-même regard, et regard qui co-nnaît, c'est-à-dire en quelque sorte qui donne vie, qui fait naître. D'où le qualificatif de « vivant » attribué au rat. Le rapport au lecteur évolue donc nettement car piégé, le lecteur, identifié au rat, n'en est pas moins la source aussi, bien sûr, de tous les regards (cf. le RIRE final signe d'une union, c'est une émotion partagée): là est l'ambivalence profonde du texte tout entier.

Finalement, si apologue il y a, si Baudelaire cherche à nous transmettre une leçon, voire une morale, on peut se demander si celle-ci ne réside pas dans ce jeu de séduction que le poème met en place avec le lecteur, dans la façon qu'il a aussi de nous inviter à l'interprétation, quitte à nous y perdre un peu : à défaut de croire possible l'abolition des inégalités sociales, Baudelaire crée en effet dans l'espace même des poèmes du Spleen de Paris un jeu, autrement dit une forme de liberté qui associe ensemble le poète et ses lecteurs dans un même acte créatif. Ce n'est peut-être pas un hasard si le mot de liberté, le mot qui manque dans notre poème, la seule fois où il en est presque explicitement question, c'est dans la dédicace à Arsène Houssaye, là où Baudelaire, justement, s'associe à ses lecteurs pour souligner combien tous vont pouvoir écrire (pour lui) et lire (pour nous) son recueil librement : car là, écrit-il, en utilisant justement un NOUS de complicité, là, « nous pouvons couper où nous voulons ».

Conclusion

A travers ce poème, Baudelaire met ainsi en œuvre un nouvel art poétique : il accueille le laid défini comme ce qui est bizarre, ce que l'on voit à travers cette poétique du choc qui donne à voir « un rat vivant ! », il manipule le lecteur convié à une flânerie, mais qui est comme piégé à son tour par ce « joujou » qui en ce sens peut comme dans une chambre d'échos, et par un jeu de paronomase, renvoyer à l'ironique « toutou » du poème « Le chien et le flacon ».

Ainsi Baudelaire fait également entrer le réalisme dans le poème, couplé à la dualité métaphorique de deux univers sociaux. Il s'agit bien là d'un lyrisme moderne, dans la mesure où loin du lyrisme romantique centré sur l'individu, le poète ici ne se retranche plus dans une intériorité, il s'implique en observateur dans le monde. Même s'il reste en surplomb, dans ce texte, c'est pour mieux voir la beauté derrière la crasse, la beauté dans le réel. Et comme nous l'avons dit, il n'est pas seulement un regard extérieur, il s'implique aussi.

En ouverture : on peut dès lors souligner combien, sous le registre ironique qui domine très largement ce poème, pointe un silence, le silence de ces deux enfants qui a, lui, ce silence, quelque chose de très énigmatique, quelque chose de très émouvant aussi et qui ouvre peut-être ce texte à une dimension plus pathétique.