Baudelaire, Les Fleurs du mal - Spleen LXXVI

Commentaire linéaire, entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 11/01/2022 • Proposé par: charlesb (élève)

Texte étudié

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité.
- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

Baudelaire, Les Fleurs du mal - Spleen LXXVI

La section « Spleen et Idéal » propose un parcours poétique relatant, poème après poème, la lente désagrégation des idéaux pour laisser place au spleen. Ce dernier deviendra peu à peu le véritable sujet de l'expression poétique, ce mal dont il s'agira pour Baudelaire de cueillir les fleurs. Pourtant, même s'il partage certains traits du « mal du siècle » cher aux romantiques, le spleen est un sentiment bien plus complexe qui devra, pour être exprimé et saisi pleinement, contraindre Baudelaire à un inlassable travail sur la forme qu'il a parfois appelé « alchimie ».

Dans ce poème intitulé Spleen, la structure comme les images sont extrêmement déroutantes et le « je » poétique s'imprègne de différentes ambiances pour parvenir à un état final de réification (Le Sphinx) tout à fait perturbant. A côté de l'alchimie poétique, il est donc aussi peut être question d'une alchimie du spleen qui peu à peu transforme l'être en chose et fait échec à l'homme vivant. Rappelons à cet égard quelques vers qui, dans « Au lecteur », évoquent le Diable (le Malin, à défaut du mal) et donnent peut-être de précieuses indications sur cette force mystérieuse qui « occupe nos esprits et travaille nos corps ». Dans ce poème liminaire Baudelaire précise « [Que] le riche métal de notre volonté / Est tout vaporisé par ce savant chimiste ». Référence à l'alchimie là encore … Nous verrons comment, dans le mouvement de ce poème, le changement de forme se retrouve au centre de la progression, transformant la vie et les souvenirs en une matière lourde et pesante qui finira, en inversion par rapport à la métaphore alchimique traditionnelle, par passer du subtil à l'épais ou de l'or au plomb.

I. Titre et premier vers

a) Titre

Spleen est un mot d'origine anglaise. Son sens propre est « rate » ou « humeur noire ». En français son sens littéraire est celui de « mélancolie passagère, sans cause apparente, caractérisée par le dégoût de toute chose (Synonymes : cafard, ennui, neurasthénie) ».

Dès le titre, un effet d'écho est mis en place à l'échelle de l'ensemble de l' œuvre puisque trois autres poèmes placés à côté dans le recueil portent ce même mot pour titre. De plus, c'est toute une section du recueil, « Spleen et idéal », qui reprend ce mot. Nous pouvons donc dès l'entame mesurer l'importance de ce terme en même temps que son positionnement au sein d'un jeu de résonances qui parcourt toute l' œuvre. Si l'on ajoute à cela les synonymes nous retrouvons le terme « spleen » au centre d'un maillage encore plus serré qui inclut le terme « Mal » dans le titre même du recueil ainsi que le terme « Ennui » mis tout particulièrement en avant dans le poème liminaire « Au lecteur ».

b) Premier vers

Au vers 1 c'est étrangement la même impression de saturation et de jeu d'écho qui prévaut, cette fois avec les souvenirs. Un Moi inconnu y énonce abruptement une prétention incroyable : « J'ai plus de souvenir que si j'avais mille ans ». Cette quantité illimitée contenue dans le nombre mythique « mille » et renforcée par le comparatif de supériorité « plus de » nous fait entrer, comme le titre, dans un texte marqué par la saturation et l'accumulation. Du point de vue du signifié le lecteur peut effectivement se douter que ces mille ans de souvenir puissent représenter un certain excès. Il reste à voir dans la suite du poème si cet excès et ce mélange des souvenirs pourraient être précisément liés au « spleen » dont il est question dans le titre. Du point de vue du signifiant, cette idée est corroborée par les effets de rythme et d'accentuation présent dans ce premier vers. Le premier hémistiche présente une succession régulière de syllabes faiblement et fortement accentuées. Dans le deuxième hémistiche tout le poids des accents repose sur les deux derniers mots « mille ans » donnant au lecteur une perception auditive de ce poids des ans, accumulé progressivement.

Du point de vue des sonorités, la conjonction du [s] et du dans sa version allongé, puis du [n] dans le mot spleen du titre peut ressembler au jeu consonantique qui a lieu dans le premier vers et qui joint le son [pl] dans « [i]plus » le triple de « [i]souvenirs », de « si » et de « mille » et la voyelle nasale finale [an]. Le matériau sonore du vers 1 est donc très voisin de celui du mot « spleen » encourageant la première hypothèse du lecteur qui fait correspondre le spleen au « taedieum vitae », cette fatigue, cette usure de vivre chère aux Anciens et liée à l'expérience de celui qui a trop vécu.

II. Première strophe

a) Avant le tiret

C'est le même procédé d'identité ou de voisinage entre signifiant et signifié qui permet de passer du premier au deuxième vers. « Mille ans » rime, dans le système de rimes plates de ce poème, avec « bilan » et permet de penser que le « bilan » contenu dans le meuble est celui de la vie du « je » poétique présent au premier vers. Pourtant, il faut remarquer que Baudelaire laisse le lecteur compter sur ce seul procédé pour établir une continuité alors que la continuité sémantique et syntaxique est rompue dans cette transition : le « J'ai plus de souvenirs » est en effet fort différent de « Un gros meuble ». Il faudra attendre le vers 5 pour retrouver, grâce au possessif « mon » le lien avec le « je » initial à la faveur, également, d'une comparaison : « cache moins de secret que mon triste cerveau. »

Nous repérons donc une dialectique du continu et du discontinu qui prend place dès le début de ce poème : à l'organisation strophique irrégulière, aux tirets et aux blancs, comme des brisures dans le système de rimes plates, à la disproportion des parties (un vers, puis 13 vers, puis 10 vers ; les partie de 13 et 10 vers étant séparées par des tirets qui ne les coupent pas en leur milieu) correspond un maillage de sens plus flou et plus subtil qui permet au lecteur de sauvegarder une continuité de lecture toujours menacée. Est-ce là l'image de ces mille ans de vie – continuité de fait mais fragilisée par le poids des ans ou par celui d'un dégoût de vivre qui serait le vrai sujet du poème ? Discontinuité encore : la non-appropriation par le poète de l'énumération d'objets et de relique contenues dans le « gros meuble ». Sont-ce ses « bilans », ses « vers » ses « billets doux », ses « procès » ses « romances » ? Ou bien ne s'agit-il là que de métaphore d'une vie de souvenirs devenus choses ? C'est au lecteur de faire le rapprochement mais le poète s'en exonère.

Le poète est absent aussi du « c'est une pyramide, un immense caveau ». La rime seule permet au lecteur d'associer « caveau » à « cerveau » (un organe lié aux souvenirs) et le présentatif « C'est » continue à faire l'impasse sur le « je », limitant sa présence au maximum. Cette absence semble correspondre à une série de contenants : « gros meuble à tiroir », « pyramide », « caveau » et « fosse commune ». Leur point commun est à chercher dans le fait qu'ils abritent tous des choses mortes. La tristesse mentionnée dans l'expression « mon triste cerveau » est donc tout sauf un sentiment lyrique qui pourrait aller dans le sens d'une richesse et d'une vie émotionnelle (et s'appuyer sur la présence du « je »). Il s'agit d'une tristesse de mort.

b) Après le tiret

Le franchissement du tiret fonctionne comme le passage du vers 1 au vers 2 : les rimes « commune » et « lune » sont à cheval et l'on passe d'une absence du poète à une réapparition soudaine du « Je » dans un vers aussi provocant que le vers 1 : « Je suis un cimetière abhorré de la lune ».

Les 2 vers suivants relient enfin le pronom sujet « je » au possessif « mes » dans « mes morts les plus chers ». Ce lien était contourné en début de poème et il arrive comme la cristallisation d'une identité longtemps en suspens. Pourtant, c'est pour associer des termes brefs et phonétiquement voisins dans un couplage sémantique mort/vie des plus désespérant. « Où comme des remords se traînent de longs vers / Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers ». « Remords » et « chers » sont du côté des sentiments et donc de la vie tandis que « vers » et « morts » sont du côté de la mort. L'identité du poète est donc toute entière enclose dans cette antithèse, perceptible aussi dans l'étrange possessif de première personne « mes morts les plus chers » qui double la comparaison des « remords » et des « vers ».

Le deuxième « Je suis » est moins intense. « Je suis un vieux boudoir ». Il s'agit là encore d'une énumération de reliques, cette fois plutôt marquée par leur côté dérisoire et terni. Les adjectifs « vieux », « fanées », « surannées », « plaintifs », « pâles », « débouché » introduisent une couleur plus adoucie, plus fade, dans une désescalade par rapport à la force des images de mort précédente. Le côté hétéroclite de la première énumération est atténué lui aussi, tout comme le lien potentiel de ces objets avec des émotions véritables ou des moments importants d'une vie humaine. Tout va dans le sens d'une vie à bout de souffle, effacée, alors que les « procès », les « vers », les « quittances » semblaient encore dessiner l'ossature d'une existence marquée d'événements substantiels.

III. Deuxième strophe

a) Avant le tiret

Le passage à la deuxième strophe ne reproduit pas le jeu sur la rime coupée et cette strophe commence par une rime neuve. Le premier mot « rien » est très parlant et se retrouve en position sujet de cette phrase. Le sujet de la proposition subordonnée circonstancielle de temps, quand à lui, est tout aussi parlant : L'ennui. Il s'agit là potentiellement des deux véritables thèmes de ce poème : le néant et l'ennui. Syntaxiquement ils prennent le premier plan dans cette deuxième partie et le « Je » qui était déjà si évanescent en début de poème a maintenant disparu.

Il est pourtant un troisième thème qui fait son entrée ici, même s'il était présent dès le premier vers sous la forme des « mille ans ». C'est le temps et sa dilatation infernale. Ici ce thème est réintroduit avec les deux groupes nominaux « boiteuses journées » et « neigeuses années ». Ils sont mis en correspondances par la rime, doublée d'une rime interne due au suffixe « -euses » des adjectifs. Le mouvement de la dilatation est pris en charge par le passage des « journées » aux « années » puis, à l'extrême, à « l'immortalité ».

La réification (chosification) due au temps est exprimée par la métaphore de la neige, eau solidifiée. Cette métaphore est amenée par l'oxymore « lourd flocon ». Le terme « flocon » est lui-même l'écho sonore du mot flacon, appartenant au précédent univers de référence, celui du boudoir, dans une continuité sonore mais une discontinuité sémantique. La dilatation du temps est aussi rendue perceptible dans les deux diérèses « incuriosité » (autre synonyme du taedium vitae ) et « proportion ». De plus les deux derniers hémistiches des vers 17 et 18 ne contienne qu'un mot étiré à l'excès : incuriosité (vers 17) et « de l'immortalité » (vers 18) accentuant alors l'effet d'étirement.

b) Après le tiret

La dernière partie du poème joue encore sur le discontinu : elle introduit un nouveau pronom, radicalement différent : « tu », dans une étrange apostrophe : « ô matière vivante ». A ce point du poème nous pouvons légitimement nous demander sur lequel de ces deux derniers mots il convient de fonder notre perception de l'état du poète. Est il déjà « matière » et donc mort ? Ou bien est-il encore « vivant[ …] » ? Le processus d'alchimie inversée, processus de chosification et de dévitalisation, a-t-il déjà complètement eu lieu ? Nous pourrions le croire au vu de la négation « tu n'es plus » condamnation sans appel de l'être. La tournure restrictive, qui semble relancer la phrase après le point d'exclamation en fin de vers précédent, n'est là que pour pencher encore en faveur d'une métaphore du mouvement inexorable vers la pétrification : « qu'un granit ». La minéralité n'a même plus ici la forme du « caveau », même si elle rappelle ce lexique funèbre. D'un point de vue sonore, les palatales [g] et [g] dans « Qu'un granit » ainsi que la dentale [t] en fin de mot soulignent cette dureté. Discontinuité encore, ce « granit » ouvre sur une métaphore parfaitement incongrue et tout à fait inquiétante : celle du « vieux sphinx » qui amène le poème dans un dernier univers de référence très inattendu : le « fond d'un Sahara brumeux ». La seule continuité à laquelle le lecteur pourrait se rattacher serait celle tissée par la mention précédente de la « pyramide ». En revanche les brumes sont très inattendues dans ce contexte.

Le final est tout aussi déconcertant, rattachant in extremis le poème à un lyrisme empêché et funèbre : nous apprenons que « l'humeur farouche » de ce sphinx « chante » mais seulement « aux rayons du soleil qui se couche », dans une inversion par rapport à la légende. Il pourrait s'agir là de la victoire ultime, mais subvertie, de la poésie et du chant sur la pétrification. Mais bien davantage, il s'agit d'une image d'une richesse polysémique qui rappelle de bien des façons le début du poème : phonétiquement et graphiquement d'abord, puisque « spleen » et « sphinx » entretiennent une certaine ressemblance (même nombre de lettres, même procédé d'emprunt à une langue étrangère, phonèmes voisins …) Sémantiquement ensuite, puisque ce sont des termes hautement polysémiques, que ce soit à l'échelle du recueil (comme nous l'avons dit) pour « spleen », ou à l'échelle de la tradition littéraire pour « sphinx ». En effet, ce dernier terme peut associer une référence au sphinx égyptien (interprétation favorisée par la référence au Sahara et à la pyramide) à une autre référence, celle du sphinx thébain, monstre lié aux origines, à la tragédie du fils, Œdipe, et aux énigmes. Troisième interprétation, la statue de Memnon, gardien des caveaux funéraires. Ici les polysémies se brouillent ou se contredisent, comme les souvenirs et les reliques. Mais quoi qu'il en soit elles sont toutes prises dans une indifférence interprétative véhiculée par les mentions « ignoré du monde insoucieux » et « oublié sur la carte ». Ces deux participes passés, et cet adjectif qui rappelle l' « incuriosité », semblent enclore le sphinx et toute activité qu'il aurait (gardien des morts, chanteur solaire, pourvoyeur d'énigme) dans une passivité qui est à la fois le résultat et l'agent du spleen.

Tout fonctionne donc, en cette fin de poème, comme si l'alchimie de la sénescence et de la mort l'avait emporté, ne laissant au poète qu'une voix désincarnée, peut être précisément moderne en cela qu'elle ne peut plus se réclamer des symboles anciens désormais privés de vigueur. A tout prendre, c'est plutôt du côté du nouveau symbole, ou de l'emblème qu'il faudrait chercher la puissance de cette poétique : elle crée en effet un symbole hybride d'une chose et d'un état d'être, rapprochées par cristallisation poétique : un spleen-sphinx.

Conclusion

Avec ce poème Baudelaire s'apprête donc à clore (sept poèmes encore) la première section de son recueil. Dans un mouvement inversé par rapport à son titre, « Spleen et Idéal », c'est le spleen qui l'emporte dans l'architecture des Fleurs du Mal. La voix poétique est affaiblie, distordue, grinçante et désordonnée. Elle rappelle ces vers de « La cloche fêlée » : « Moi, mon âme est fêlée ; et lorsqu'en ses ennuis / Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, / Il arrive souvent que sa voix affaiblie / Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie / Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts, / Et qui meurt sans bouger dans d'immenses efforts. »

Cette voix, à qui le chant, et le pronom « je », et donc par suite le lyrisme, sont presque interdits, cède la place à un mouvement de pétrification qui s'accommode mieux d'une poésie visuelle : celle de l'emblème qui fige, ultimement, une signification défaitiste, un sens à la fois perdu et rendu éternel. Y a-t-il là processus alchimique ? Sans doute, si l'on postule une alchimie inversée, celle qui est la grande affaire de Baudelaire : celle qui passe de l'idéal subtil à la matière brute, celle qui a conscience de la mort et de la souffrance, celle qui reconnaît au mal et à la trivialité leur réalité et qui, ainsi, trouve une justification nouvelle du côté de la modernité, nouvelle éternité.