Baudelaire, Les Fleurs du Mal - Spleen LXXVIII

L'analyse linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 22/07/2023 • Proposé par: Angel (élève)

Texte étudié

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme rue chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Baudelaire, Les Fleurs du Mal - Spleen LXXVIII

A la fin des trois cycles du désir amoureux commence le dernier cycle de la section, celui du « spleen ». Quatre poèmes, au cœur de ce cycle (LXXV (75), LXXVI (76), LXXVII (77), LXXVIII (78) ) portent tous le même titre. Ils sont accompagnés par le triste cortège d'autres pièces aux titres chaque fois plus sombres comme « Sépulture », « Le Tonneau de la haine », « Obsession », « Alchimie de la douleur », « Horreur sympathique », « L'Irrémédiable » ou encore le très désespéré « Goût du néant ».

Après avoir posé l'ambition de l'inaccessible Idéal, après s'être essayé aux tentations de la sensualité et de la spiritualité, le poète dresse le constat de la fatalité et du déshonneur de son être condamné à dire au mieux le vide de son désir. Poème constitué de cinq quatrains en alexandrins aux rimes croisées, « Spleen » traduit des impressions d'étreinte, d'oppression lugubre et d'étouffement malsain. L'emprunt par Baudelaire du mot « spleen » à la langue anglaise (très familière à ce traducteur d'Edgar Poe) pour donner un nom à son mal est par ailleurs significatif, « spleen » est en effet intraduisible en français si ce n'est par un jeu de périphrases aux accents du deuil et de la souffrance. Le spleen renvoie aux « humeurs noires » produites par la bile.

Mouvements

Premier mouvement (3 premiers quatrains): l'évocation de l'emprisonnement et de l'enfermement du poète
­Deuxième mouvement (2 derniers quatrains): le constat d'échec, l'enfoncement dans l'angoisse et la folie

Problématique possible

Comment Baudelaire représente-t-il son spleen ?

I. L'emprisonnement et de l'enfermement du poète

a) Première strophe

La première strophe est construite sur deux propositions subordonnées (complétives) circonstancielles de temps introduites par la locution « quand » et « que » qui s'amassent et créent dès le départ un effet de lourdeur, de poids, de pesanteur renforcé par la présence d'enjambements qui traduisent la continuité. A noter que les trois premières strophes sont quasiment construites ainsi, ce qui contribue à accentuer l'effet sur tout le poème. Puis, la comparaison « comme un couvercle » (v. 1) permet de visualiser le sentiment d'enfermement.

On remarque en outre que le sentiment d'emprisonnement est lié à une situation météorologique précise ainsi qu'en témoignent le groupe nominal « ciel bas et lourd » (v. 1), et l'oxymore « jour noir » (v. 4) qui annulent toute idée de luminosité, de plus, la métaphore créée par le verbe « verse » traduit la pluie qui tombe. On notera que le terme « couvercle » (v. 1) évoque la verticalité pour signifier non l'évasion mais la limite, et le terme « horizon » n'est plus l'immensité puisqu'il devient « cercle » (v. 3) renvoyant directement au sentiment d'engloutissement, de claustration. L'enfermement est donc total.
La présence du pronom personnel « Nous » (v. 4) montre que le poète est encore lié à l'humanité, il n'est pas exclu. Enfin, l'hyperbole au v. 4 « plus triste que » ajouté au pluriel du substantif « nuits » permet de comprendre qu'il s'agit du noir absolu. D'ailleurs, le groupe nominal « les nuits » et le substantif « ennuis » (v. 2) sont à la fois rapprochés par la rime et le pluriel mais aussi par une espèce d'homophonie (même son). Pour finir, le recours aux rimes croisées renforce cette idée d'emprisonnement.

Dès le début du poème, Baudelaire décrit un état de mélancolie profonde à travers un paysage déprimant.

b) Deuxième strophe

La seconde strophe, repose sur la même construction syntaxique que la première (à la différence qu'il n'y a pas une deuxième proposition subordonnée circonstancielle) et évoque le même sentiment, la même atmosphère que précédemment citée. La comparaison au v. 5, introduite par le verbe « est changée » perpétue l'idée d'emprisonnement avec le substantif « cachot ». Ensuite, « L'Espérance » au v. 6 personnifiée par la majuscule (on peut même parler d'allégorie), est comparée à une chauve-souris, animal nocturne aveugle qui bat des ailes énergiquement, ainsi le poète évoque une nouvelle fois la verticalité puisqu'elle « se cogn[e] » à des plafonds pourris » (v. 8). C'est l'image de l'impossibilité de se sortir de cette situation, l'impossibilité d'aller vers le beau aussi puisque la comparaison est dévalorisante.

On remarque que l'eau, amenée dès la strophe 1, indirectement par la description d'un paysage orageux ou pluvieux « ciel bas et lourd », commence progressivement à s'emparer des lieux « cachots humides » et « plafonds pourris » évoquent un monde en déliquescence (propriété que certains corps ont de se liquéfier en absorbant l'humidité de l'air). Enfin, le champ lexical de l'obscurité est bien présent à travers les termes « cachot », « chauve-souris » (car vit la nuit), « pourris ». Il participe à représenter les circonstances extérieures qui suscitent le spleen.

Les lieux évoqués dans cette strophe sont clos comme si progressivement le poète était enfermé, en outre le pronom « nous » disparaît. C'est l'enfermement dans la solitude de l'être qui est marqué ici.

c) Troisième strophe

La troisième strophe s'élabore de la même manière que les précédentes. L'évocation de la pluie au v. 9 contribue encore à la description d'un paysage triste, mélancolique et marqué par le spleen. En outre l'hyperbole qui la caractérise accentue l'idée de l'enfermement puisqu'elle est évoquée dans le sens de la verticalité par le biais de la comparaison initiée par le verbe « imite » et l'assimile à des « barreaux » de « prison ». De plus, l'adjectif « vaste » ayant le sens de l'immensité met l'emprisonnement au niveau de l'infini. Loin de provoquer un élargissement donc une libération, il interdit, au contraire, l'ailleurs : où que l'on aille, si loin que l'on aille « les barreaux » sont là. A la « chauve-souris » de la strophe précédente succèdent les « araignées », personnifiées par l'image d'un « peuple muet ». Cette image contribue hautement à l'idée d'angoisse qui plane sur le poème et qui s'est emparée du poète. En outre, l'enjambement v. 11-12 mime la toile qui se tisse et se répand (« tendre ses filets »).

Par ailleurs, l'expression « au fond de nos cerveaux » évoque la dimension psychologique du spleen qui s'empare de l'Homme. Enfin, l'ensemble du poème est jalonné par des assonances en [an] qui connotent un mal lancinant qui s'installe progressivement et dont il est impossible de sortir. On peut ajouter à cela les nombreux phénomènes d'enjambement, le tout illustrant la déliquescence.

L'organisation syntaxique des phrases dans les trois premiers quatrains est au service de la représentation du caractère progressif et inexorable de l'angoisse. Ainsi le spleen s'empare complètement du poète et le plonge dans un état qui semble sans retour.

II. Le constat d'échec, l'enfoncement dans l'angoisse et la folie

a) Quatrième strophe

Dans le quatrième quatrain, la syntaxe n'est plus la même. Il y a un effet de rupture : le lexique de la violence et de la folie prennent place et dominent avec les termes « sautent » et « lancent » pour l'un puis « furie », « hurlements » et « geindre » pour l'autre. La métaphore des « cloches » au v. 13-14 renvoie à une image surréelle qui peut symboliser la folie : c'est la révolte contre Dieu (« ciel »).

Qui plus est, les cloches sont encore comparées à des « esprits errants et sans patrie » qui pourrait faire référence au poète : ainsi Baudelaire se révolte contre sa souffrance, contre lui-même, contre le ciel, contre le destin. Enfin, la diérèse porte sur l'adverbe « opiniâtrement » pour accentuer son effet. Ainsi, le bruit s'empare de la strophe et arrive à son point culminant comme pour manifester le chaos dans lequel se trouve Baudelaire qui semble avoir une hallucination auditive.

Cette strophe marque un changement important pour le poète. La souffrance étouffante des trois premiers quatrains éclate et laisse place au déchaînement des images qui mènent au tragique.

b) Dernière strophe

Dans la dernière strophe, le bruit assourdissant fait place à un silence pesant et étrange avec la préposition « sans » et la conjonction « ni » « sans tambours ni musique » (v. 17). En effet, l'enjambement renforcé par l'emploi de l'adjectif « long », le verbe « défilent » et l'adverbe « lentement » v. 17-18 évoquent la longueur et la lenteur du cortège funèbre. A cela s'ajoute la coupe du vers 19 2/1/6/3 : « vain / cu, /pleure,/ et /l'An / goisse a / tro / ce,/ des / po / tique » qui rythme une sorte de requiem (cérémonie d'enterrement). D'ailleurs, il semblerait qu'il évoque une vision car le point de départ dans la réalité n'est pas donné. Sans doute, Baudelaire lui-même ne le connait pas. Les allégories « Espoir » et « Angoisse » brouillent la frontière entre le monde moral et la vision concrète (des corbillards).

On remarque également que la première personne du singulier représentée par le possessif « mon » remplace la première du pluriel. Le poète est seul face à cette image de mort créée par les « corbillards ». L'emploi du substantif « âme » est fort puisqu'il a une connotation religieuse et désigne le principe de création divine de l'homme où luttent le Bien et le Mal. Mais ici, Baudelaire semble s'avouer « vaincu » (v. 19). Le substantif « Espoir » au v. 18 (allégorie par la majuscule) en contre-rejet montre sa disparition. Sa position en fin de vers traduit en quelque sorte la défaite, l'échec. Il est suivi directement de l'adjectif « vaincu » au v. 19. La pluie semble également faire place au chagrin avec la présence du verbe « pleure » (v. 19). Une nouvelle allégorie remplace la précédente « l'Angoisse » prend le pas sur « l'Espoir ». Les deux qualificatifs qui l'accompagnent évoquent sa toute-puissance puisque « despotique » est synonyme de tyrannique : c'est la reddition du poète.

Pour finir, le spleen qui se caractérise par « l'Angoisse » s'empare de son esprit tel un pirate qui « plante son drapeau noir ». En effet ce « drapeau noir » est celui du corsaire, métaphore du triomphe de l'autre sur soi, de l'abdication face à une force étrangère et dominatrice. En outre, le pirate est celui qui enlève, dépossède, usurpe, en un mot, celui qui aliène à tout jamais. C'est le symbole de la victoire définitive du Mal absolu sur le poète.

Conclusion

Dans ce poème, Baudelaire évoque sa tragédie personnelle et tente de définir l'origine de son spleen. Prisonnier d'un monde clos, d'une réalité sordide, il ne peut se sortir de ce malaise existentiel, porté et signifié par toute une série de visions terrorisantes : « Au moral comme au physique, j'ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l'action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc. » confesse Baudelaire dans Fusées. Le mal baudelairien culmine dans un état cruel de soumission morale et de démission psychologique. L'albatros ne peut désormais plus voler.