Paru dans La Revue nationale en 1867, ce poème est le plus long du recueil Le Spleen de Paris, rejoignant par là, plus que les 49 autres, sa vocation d’Essai ou de Nouvelle sur un sujet observé par l’auteur et jugé suffisamment intéressant pour être représentatif d’un travers social ou d’un comportement notoire d’une époque ou d’un lieu.
I. Repérez dans une composition argumentée les différents énonciateurs de ce poème en prose
1 - Le narrateur vient nous raconter une histoire. Comme pour tous les contes, il localise d’abord l’action, décrit les personnages, puis leur donne tour à tour la parole puisque l’intérêt de l’œuvre réside précisément dans la confrontation de plusieurs témoignages. Le narrateur est là pour indiquer qui prend la parole, qui interrompt, qui répond ; de même il décrit à, chaque discours, la réaction des 3 autres : " Les autres se mirent à rire.. ", " Ah ! firent les autres... ". Il décrit l’atmosphère changeante et évoluant selon la teneur des discours rapportés : l’ennui dans les " conversations banales " du début où on écoute sans entendre celui qui parle, passivement, " comme on écouterait de la musique de danse " sans danser. L’éclat de rire des hommes à l’écoute du récit de la vierge : moquerie ? compassion ? La description méticuleuse du dernier locuteur dont les yeux gris clairs ne présagent pas encore qu’il est meurtrier. Enfin le tableau stupéfié de la fin où trois compagnons regardent le quatrième " avec un regard vague et légèrement hébété ".
Concerné, impartial, interpellé, indifférent? Tel un objectif de caméra toujours présent, le narrateur assiste à l’arrivée des " nouvelles bouteilles pour tuer le Temps ". Ressent-il quelque chose après tout ce qu’il vient d’entendre ?
Il est l’oreille et l’œil qui permettent au lecteur de participer à cette rencontre tragi-comique puisqu’elle passe du sarcasme au drame ; mais la participation est discrète, invisible, silencieuse mais curieuse, intéressée : tout comme le lecteur, le narrateur ne prend pas la parole mais il n’en pense pas moins .
2 - Les quatre locuteurs dont on sait ( grâce au 4e ) que les trois premiers se nomment dans le désordre " G... ", " K... " et " J... ",et que G est " nerveux ", K et J " lâches et légers ", rapportent, chacun son tour, l’anecdote d’une liaison problématique avec une femme qui, par la spécificité de son caractère a rendu celle-ci difficile voire dramatique :
- Le premier a souffert de " l’ambition malséante et difforme de sa compagne ", qui " voulait toujours faire l’homme " et qui " fort bégueule ", se comportait en " sensitive violée " et portait un " masque de verre ", piquée à la chimie. Heureusement qu’il la surprend avec son domestique dans une situation compromettante, cela lui permet de la congédier (en même temps que le valet).
- Le second se plaint de la trop grande soumission d’une de ses compagnes, " la plus douce, la plus soumise et la plus dévouée des créatures " dont il n’a pas supporté " le duel inégal " qu’elle n’ait " jamais connu le plaisir " ! Il regrette cependant de ne pas l’avoir épousée quand il voit les six beaux enfants qu’elle a eu...sans plaisir !
- Le troisième nourrissait " bien " un monstre polyphage qui " mangeait, mâchait, broyait, dévorait, engloutissait.. " devant l’admiration de tout le monde mais qui le quitte pour " un espèce d’employé dans l’intendance " capable, lui, de fournir " à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats " !
- Le quatrième, à la " physionomie cléricale " a failli mourir de souffrance à cause d’une compagne " incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul " ! C’est lui qui mit fin à ce calvaire... en la noyant dans une mare !
3 - Les quatre maîtresses - elles aussi - ont chacune leur propre discours, rapporté mot à mot par les 3 premiers amants, ou suggéré par le quatrième.
-" Vous n'êtes pas un homme ! Ah ! si j'étais un homme ! De nous deux c'est moi qui suis l’homme ! " répétait la première à son amant excédé, interdit d’exprimer ses goûts en face de la redoutable argumentatrice , compétitrice en termes de force : " est-ce que vous vous connaissez en force ? " à propos d’œuvres d’art ou de littérature dans une époque où les avis des Messieurs n’étaient pas souvent contestés par leurs maîtresses.
- " Je le veux bien, puisque cela vous est agréable. " était la réponse ordinaire de la maîtresse dont le sein était silencieux de soupirs ; " l’épouse est encore aussi vierge que l’était votre maîtresse ". Deux paroles suffisantes pour saisir la spécificité de la créature incomparable.
-" J’ai faim " répétait jour et nuit notre troisième phénomène vivant, d’une manière " anglaise et romanesque " en montrant ses belles dents. Ce sont trois petits mots révélateurs de cette dévoreuse à l’air léger, mais trois mots très parlants parce qu’on imagine le ton insouciant avec lequel ils sont prononcés. Le discours indirect ou indirect libre n’aurait pas produit le même effet.
- Aucun mot n’est rapporté de la quatrième maîtresse. Mais sa " sérénité désolante ", son " dévouement sans comédie et sans emphase " sont plus loquaces que tout discours. Ses paroles non - dites sont comme le miroir " vertigineusement monotone " qui réfléchit avec exactitude les sentiments et les gestes de notre infortuné locuteur. Il en deviendra meurtrier.
4 - L’auteur
Omniscient, assimilé tour à tour à son narrateur - observateur ou à l’un ou l’autre de ses personnages - réels, rigoureusement décrits ou caricaturés ou encore complètement sortis de son imagination, l’auteur est partout, parfois aisément décelable, souvent à peine discernable.
On peut distinguer différents signes de sa présence :
- L’idée du titre, la conception de " Portraits " comme titre d’un poème, l’apparente à un essayiste et donne à l’auteur de " Poèmes " une dimension et un registre nouveaux. Faire les portraits de plusieurs maîtresses dans un seul texte, c’est relever le défi de la distanciation et de l’objectivité, tâche inhabituelle pour cet amateur de femmes envoûtantes qui d’ordinaire sont peintes seules dans des poèmes d’amour.
- Les expressions soulignées. En italique dans nos éditions, elles sont forcément soulignées par Baudelaire lui-même ( les manuscrits sont très révélateurs), comme pour leur conférer un sens plus fort, que les autres mots n’ont pas su rendre :
" Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’ elle était parfaite ? " Cette expression soulignée fait ici figure, aux yeux de l’auteur, d’argumentation tellement convaincante que même le crime en quelque sorte est justifié. La longue phrase, qui suit directement cet argument et qui décrit la réaction - et les pensées - des trois autres, témoigne de son caractère massif. Qu’y avait-il à faire d’autre si ce n’est la tuer, nous confie le personnage, soutenu et approuvé dans son geste par l’auteur qui persiste et signe en soulignant les termes mêmes de la raison essentielle, majeure, pour laquelle ce geste est compréhensible, l’inattaquable argument, à la manière d’un avocat menant sa plaidoirie avec la conviction que la phrase gardée pour la fin emportera indubitablement l’adhésion des jurés et du public. La présence de l’auteur est marquée par l’humour et le tour comique que prend la situation invraisemblable de réussir à justifier un crime par une absence à ce point totale de défauts et d’erreurs commises par la victime!
II. Montrez comment - par quels moyens linguistiques ou syntaxiques, et notamment les temps des verbes - l’auteur utilise cette multiplicité du discours pour enrichir le sien
La multiplicité des discours, qui approfondissent les propos
Ces " Portraits de maîtresses " retracent le témoignage de quatre compagnons de " fumoir ", " boudoir d’hommes ", " élégant tripot " où l’absence des femmes leur permet un défoulement de sentiments parfois amers et de jugements souvent acerbes à propos de certaines de leurs compagnes. Ces " vétérans de la joie ", " ni jeunes ni vieux ", aux prises à leurs cigares et bouteilles " pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement ", à force d’avoir si " fortement vécu " et de chercher encore ce qu’ils pourraient " aimer et estimer ", se lancent, " après boire " sur une de ces " conversations banales " sur " le sujet des femmes " et dressent, chacun son tour, un portrait édifiant de la plus inoubliable de leurs maîtresses, révélant plus que la fragilité de leurs sentiments, un égoïsme masculin et une méconnaissance des femmes malheureusement propres à ce milieu de siècle révolutionnaire où deux Empires basculent tandis que les Français découvrent le bonheur dans d’autres forces que celle d’être courtisan !
On peut distinguer 10 discours différents (si l’on n’inclut pas les interventions non exprimées de Dieu, de témoins plus ou moins concernés ou de "la Politique") :
Quatre compagnons décrivent, chacun son tour, une maîtresse.
Quatre maîtresses voient leurs paroles (les plus révélatrices de leurs caractères) rapportées par leurs amants : dans un discours direct chez les trois premiers, indirect libre chez le quatrième.
Un narrateur plante un décor, amène un récit, décrit des personnages comme s’il était présent dans le fumoir de cet élégant tripot.
Un auteur lui souffle des remarques, ajoute ses réflexions et son avis, approfondit le propos.
Les temps employés permettent de suivre la trame du récit
Ces locuteurs entrecroisent leurs discours dans une texture où les guillemets, les tirets, la forme inversée de la 3e personne des passé simple et imparfait des verbes " dire " et " reprendre ", ont un rôle prépondérant. Le temps des verbes permet de suivre la trame du récit :
- L’imparfait narratif installe le récit et la description des protagonistes : " quatre hommes fumaient... ". Il sert également à introduire le premier interlocuteur qui démarre par des considérations sur les " degrés " d’une vie amoureuse, prise de parole introductive qui fait partie de la mise en place du décor et des personnages.
- Le passé simple marque les mouvements du récit rapides et donnant à l’action des directions significatives : " ...jeta la causerie ", " reprit-il... ", " ...se mirent à rire ", " Cela fut dit... ", " on fit apporter... "...
- Le passé composé indique une situation qui revêt un sens du fait de la durée, plus ou moins longue, qui détient une certaine importance dans le déroulement de l’action : " Nous avons fortement vécu ", " Tous les hommes ont eu.. ", " toute ma vie... j’ai été plus sensible... ", " Un beau jour, elle s’est mise à la chimie ", " comment cela a-t-il fini ? ".
- Le présent énonce un discours qui constate des réalités et principes évidents à leur auteur : " ..c’est-à-dire dans un fumoir ", " il y a des gens d’esprit qui.. ne méprisent pas... ", " c'est l’époque où on embrasse.. ", " Ce que j’aime surtout... ".
- Le futur de convention - " j’avouerai.. " -, le subjonctif de regret - " il eût été plus philosophique... " -, le conditionnel de supposition - " vous en tireriez plus de soupirs ", " j’aurais pu faire ma fortune... " - modulent ces récits de nuances dramatisantes contribuant à la richesse de la scène.
Conclusion
C’est, finement introduit dans le cours de la narration, l’humour de Baudelaire qui transparaît ici clairement ainsi que dans des interventions de " personnages " comme Dieu qui " mit le remède dans le mal " en provoquant la découverte d’un adultère (1er portrait), ou " la Politique " dont il cite le dicton : " Vaincre ou mourir " (4e portrait), ou encore dans les remarques philosophiques qui donnent une impression de distance par rapport à l’ensemble de l’anecdote: " Il eut été plus philosophique de n’en pas parler du tout... ", " ...le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement. "
On peut avoir différentes perceptions de la présence de l’auteur selon la connaissance que l’on a de celui-ci. On peut le reconnaître au détour de chaque phrase comme on peut présumer qu’il a objectivement décrit des personnes de son entourage. Aussi une lecture attentive de la trame permet de déceler l’enchevêtrement savant des multiples énonciateurs.
On peut croire que les directeurs des Revues de l'époque, friands de sujets truculents et variés, voyaient déjà en Baudelaire le regard impitoyable vers une société en pleine mutation où la parole était de plus en plus donnée à toutes les classes sociales.