Molière, Le Malade imaginaire - Acte III, scène 3

Commentaire linéaire.

Dernière mise à jour : 23/11/2021 • Proposé par: jblefou (élève)

Texte étudié

ARGAN, BÉRALDE.

[...]

BÉRALDE.- Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine, et chacun à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes ; et pour vous divertir vous mener voir sur ce chapitre quelqu’une des comédies de Molière.

ARGAN.- C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.

BÉRALDE.- Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

ARGAN.- C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine ; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces Messieurs-là.

BÉRALDE.- Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

ARGAN.- Par la mort non de diable, si j’étais que des médecins je me vengerais de son impertinence, et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : « crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté ».

[...]

Molière, Le Malade imaginaire - Acte III, scène 3

L’Acte III de la pièce est marqué par la présence permanente de Béralde, le frère d’Argan. Il est présent dans toutes les scènes. C’est un personnage important dans la mesure où il contribue à résoudre les deux intrigues. Il est l’exact opposé de son frère : Argan est totalement soumis aux médecins et à la médecine, et il prévoit pour sa fille Angélique tout d’abord de la marier à Thomas Diafoirus (refus catégorique), puis de l’enfermer dans un couvent. Béralde, lui, ne fait aucune confiance aux médecins et suggère qu’Angélique épouse le jeune homme qu’elle aime, Cléante. Béralde est donc l’exemple même de l’honnête homme, mesuré, calme, patient, raisonné. Il est, dans la pièce, le porte-parole de Molière. Dans cet extrait, les deux frères ont une discussion qui porte sur la médecine. Mais assez étrangement, le dialogue dérive sur ce que les deux hommes pensent de Molière lui-même.

Lecture du passage: Comme d’habitude, il faut marquer les liaisons. Et tenter d’être expressif. Argan est catégorique, et s’énerve à la fin. Béralde reste toujours calme. Vous n’êtes plus tenus de lire les didascalies ; c’est à vous d’indiquer quel est votre choix. Le mieux est de ne pas les lire, et de présenter ce choix en disant que c’est pour rendre la lecture plus fluide. Normalement, la lecture permet de mettre en évidence que la discussion porte sur la médecine, mais également et surtout sur Molière, dont on voit donc que le point de vue est présenté, et défendu.

Problématique: Comment Molière défend-il son point de vue sur la médecine ?

Explication linéaire: Cet extrait ne comporte qu’un seul mouvement, avec 6 répliques, entièrement centrées sur Molière. (Il est parfois artificiel de couper les extraits en plusieurs parties ; ici, cela ne se justifie pas, il suffit juste de le dire, cela ne pose aucun problème.)

I. Deux premières répliques

Première réplique

La première réplique de Béralde comporte une négation (totale), ce qui suppose qu’il s’oppose à ce que vient de dire son frère. Ce dernier s’est donc présenté comme le défenseur de la médecine. Mais Argan, au lieu de se présenter lui-même comme son détracteur, préfère suggérer qu’il n’en a pas le souhait, ce n’est pas sa tâche (son combat). Par cette remarque, il insinue néanmoins que la médecine l’indiffère, et qu’elle ne vaut même pas la peine qu’on en discute. C’est donc déjà, l’air de rien, un début d’argumentation. Par ailleurs, on constate que sa phrase comporte une tournure emphatique (qui comporte plus de mots que nécessaire) : le redoublement du pronom personnel (Moi… je) lui permet d’appuyer son point de vue, de se démarquer nettement de celui de son frère, et d’enfermer celui-ci (mon frère), entre deux marques de sa propre personne. C’est un signe de ce qui va suivre : Argan sera coincé par l’argumentation de Béralde. Ce dernier affirme ensuite que chacun peut croire tout ce qu’il lui plaît. Outre que cette formule donne de lui l’image de quelqu’un de tolérant, d’ouvert d’esprit (ce que n’est pas Argan), elle emploie des mots étonnants pour désigner la médecine. Croire et plaire renvoient en effet à quelque chose de subjectif. Si c’est juste une question de foi, de croyance, la médecine n’a plus aucun caractère scientifique. Et les périls et fortunes laissent entendre que c’est purement aléatoire.

Le théâtre possède une caractéristique fondamentale, celle de la double énonciation (à retenir absolument). Un personnage parle à un autre personnage, et en même temps, c’est l’auteur qui s’adresse aux spectateurs par sa bouche. Ce double niveau est toujours très important. Donc, ici, lorsque Béralde affirme à Argan que ce qu’il dit n’est qu’entre nous (négation partielle), c’est évidemment faux, et le spectateur comprend que, sous couvert de secret, il va entendre quelque chose d’important. La fin de la réplique est étonnante, car Béralde affirme qu’il souhaiterait mener voir quelqu’une des comédies de Molière. Plusieurs choses à comprendre avec cette remarque : d’une part que les comédies de Molière sont importantes pour se faire une idée sur la médecine, et qu’elles sont divertissantes. C’est ici Molière qui définit son art. Par ailleurs, il est étonnant que des personnages parlent de leur auteur. La barrière entre fiction et réelle est franchie (on appelle cela du méta-théâtre, mais c’est un peu technique), et le public s’en amuse. Comme il rit en voyant que des personnages aimeraient aller voir une comédie de Molière, alors qu’ils sont dans une comédie de Molière. Tout se mélange… Reste que le sujet dévie quelque peu : au lieu de parler de la médecine, ils vont maintenant parler de Molière, et de ce qu’il pense de la médecine. C’est ainsi que le dramaturge va défendre son point de vue.

Deuxième réplique

La deuxième réplique, la réponse d’Argan, ne laisse planer aucun doute quant à ce qu’il pense de Molière (n’oublions pas que lors des 4 représentations de la pièce, à l’époque, c’est Molière lui-même qui jouait ce rôle, ce que sait parfaitement le spectateur). Avec une tournure emphatique (ici, qui marque le mépris), C’est… que votre…, Argan dénigre l’auteur. En employant un oxymore (bon impertinent), il compte mettre l’accent sur le deuxième mot. Mais c’est Molière qui s’amuse : pour lui, c’est très bien d’être impertinent, et la comédie doit l’être (impertinente), pour intéresser les gens et ne pas se contenter de les faire rire avec des choses sans importance. Argan ironise également (bien plaisant), mais il faut bien comprendre que tout ce qu’il dénigre ici, c’est ce dont se vante Molière, et qu’il défend. Et plus un crétin affirme détester quelque chose, plus on sera enclin à trouver ce quelque chose intéressant (n’est-ce pas ?). Lorsque Argan affirme qu’on ne doit pas jouer (se moquer) des médecins, parce qu’ils sont d’honnêtes gens, on a plutôt tendance à croire que ce n’est pas le cas : ils ne sont pas honnêtes (au sens de l’honnête homme), et on doit s’en moquer.

III. Répliques trois à cinq

Troisième réplique

La troisième réplique, une affirmation assez brève, est peut-être la plus importante du passage, et même de toute la pièce. Car elle présente ce qui est la thèse de Molière, et le sens de la pièce (à retenir, donc). Molière ne veut pas se moquer des médecins (même s’il le fait). Son but est, plus largement, de montrer le ridicule (qui prête à rire, étymologiquement) de la médecine. Une étape est franchie. Il dénigre toute cette science, position peu courante à l’époque (et même maintenant), qu’il considère comme une marque de la prétention des hommes qui se croient supérieurs à la nature.

Quatrième réplique

La quatrième réplique, reprend de façon synthétique tous les reproches que certains adressaient à Molière à l’époque. Argan commence, avec une nouvelle formule emphatique et ironique, par affirmer que Molière ferait mieux de s’occuper de ce qui le concerne, il n’est pas médecin et n’y connaît rien, alors qu’il se charge de contrôler ce qui est son affaire. Puis, après le présentatif voilà (on appelle ainsi ce qui sert à présenter quelque chose - je sais, ce n’est pas très original), sont exposées avec des parallélismes deux définitions de Molière (un bon nigaud, un bon impertinent - deux oxymores encore, dont l’un a déjà été employé, mêmes remarques à faire donc), et trois raisons pour lesquelles on peut le définir ainsi. Ce sont les trois raisons, mentionnées ici sous forme de gradation (de plus en plus grave), qui reprennent les principaux arguments employés à l’époque par les détracteurs de Molière. De se moquer des consultations et des ordonnances, pour commencer : ces deux mots renvoient à la pratique des médecins (diagnostics et prescriptions) ; Molière ne devrait pas s’en moquer. Deuxième raison, plus grave, donc, de s’attaquer au corps des médecins : ici, le corps, c’est la corporation, le métier en général ; Molière ne devrait pas s’en moquer non plus. Et enfin, encore plus grave, Molière met sur un théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là : voilà le principal reproche ; on ne doit pas voir sur scène des gens importants, la comédie doit se contenter de faire rire avec des choses sans importance. C’est bien tout l’art de Molière qui est ici dénigré, et cela ne concerne pas que les médecins, qui ne sont ici mentionnés qu’à titre d’exemple, de comparaison : il s’agit de montrer que toutes les pièces de Molière sont néfastes, qu’il parle des médecins ou pas.

Cinquième réplique

La cinquième réplique permet à Béralde (et donc à Molière) de répondre à ces trois arguments, et de façon définitive. La première phrase est une question rhétorique. Avec ce procédé, Argan (mais au-delà de lui, tout le monde) est forcé d’admettre qu’on ne peut parler d’autre chose que du métier des gens, puisque c’est souvent ce à quoi les gens se résument. On ne peut donc reprocher à Molière de le faire. Et la seconde est un contre-argument : tous les jours on voit sur des scènes de théâtre des princes et des rois et on ne reproche rien aux auteurs qui le font. Molière fait ici allusion aux tragédies, dont les personnages sont effectivement toujours de haute lignée. Si l’on ne reproche rien à Racine, par exemple, on ne doit rien reprocher à Molière. Soutenir l’argument selon lequel les gens importants ne doivent pas apparaître sur une scène de théâtre n’a donc aucun sens. Pour amuser le roi, Molière affirme même que les princes et les rois, sont d’aussi bonne maison que les médecins (comparatif d’égalité). Or, c’est faux, à l’époque : les rois et les princes sont de meilleure maison (lignée) que les médecins. C’est une formule amusante, qui ne trompe personne. Tout le monde comprend (et surtout le roi) que pour Molière, les médecins sont nettement en dessous des rois, à tel point que c’est ici une formule ironique, faite pour plaire. Reste qu’avec ces deux phrases, Béralde (et Molière) ont cloué le bec à Argan, qui se retrouve coincé dans son argumentation (comme tous les détracteurs de Molière). Et au passage, Molière affirme que la tragédie et la comédie sont aussi importantes l’une que l’autre.

IIII. Sixième réplique

La sixième réplique est donc représentative de quelqu’un qui ne sait plus quoi dire, parce qu’il n’a plus d’arguments. Argan s’énerve, et sombre dans les injures. Le juron par lequel il commence comporte le mot diable, ce qui montre bien que pour Argan, Molière c’est le diable. Pour une époque où tout le monde croit en Dieu, et au diable aussi, c’est évidemment excessif. Mais Argan est en train de déraisonner. Avec une subordonnée circonstancielle de condition (si j’étais que des médecins), il se met à la place des médecins (ce qui montre bien qu’il est hors de lui). Et ce qu’il ferait est plutôt étonnant : il se vengerait. Bizarre pour un médecin, dont on attendrait plutôt qu’il laissât de côté ses sentiments. Mais Molière suggère ici que, soit Argan ne connaît rien aux médecins, soit les médecins peuvent faire cela, et ce ne sont donc pas des gens très fiables. Puis Argan emploie le futur (valeur de certitude) : quand il sera malade, dans une phrase qui ne devrait pas l’utiliser, qui n’a donc grammaticalement aucun sens (on ne dit pas, quand il pleuvra, je prendrais mon parapluie, mais quand il pleuvra, je prendrai mon parapluie). Argan est tellement énervé qu’il en perd toute logique, il en perd son latin, comme on dit. Mais c’est une formule qui sonne aussi comme une malédiction, comme s’il souhaitait vraiment que cela se produise. Et donc, s’il était médecin, il le laisserait mourir sans secours. Même remarque que précédemment, puisque les médecins prêtent serment (le serment d’Hippocrate), et sont obligés de secourir n’importe qui.

Mais Molière est un ennemi tellement important que l’on oublie tous ses serments. Avec un nouveau parallélisme (la moindre petite saignée, le moindre petit lavement), il suggère qu’il ne lèverait pas le moindre petit doigt pour aider Molière. Mais ces deux exemples de pratiques médicales de l’époque (pour rappel, on coupe une veine pour la saignée, et on propulse de l’eau dans le fondement pour nettoyer les intestins, oui, oui...) ne sont de toute façon pas très souhaitables. Peut-être que Molière ne s’en porterait que mieux s’il n’y avait pas droit, ainsi que tous les patients de l’époque qui subissent ces pratiques. Mais en discours direct, à la fin de l’extrait, Argan perd toute mesure, et se ridiculise totalement. Rappelons qu’il se met ici à la place d’un médecin, et un médecin qui dirait à un malade Crève, crève, c’est inconcevable. Le propos est ici violent, les mots sont familiers, outranciers, et achèvent de présenter Argan (et les médecins) comme un personnage déraisonnable, très peu conforme à l’idéal de l’honnête homme du XVIIe siècle. Car il n’y a dans cette dernière formule aucune mesure : on ne peut souhaiter la mort de quelqu’un qui se moque, et qui se contente de faire rire. C’est totalement disproportionné, et le spectateur s’en rend évidemment compte.

Conclusion

C’est donc un passage important qui permet à Molière de se défendre. Comment ? Tout simplement en parlant de lui, ou plus exactement en faisant parler ses personnages de lui. Et, comme d’habitude, en faisant rire. En somme, en faisant exactement ce qu’on lui reproche de faire. Molière persiste et signe : on le lui reproche, alors il le fait. Et bien sûr, ce passage revêt une dimension particulière quand on sait que c’est Molière lui-même qui expose les arguments qui l’attaquent. Et surtout quand on sait que peu de temps après, Molière sera victime d’une attaque qui le verra mourir au bout de quelques heures. Mais cela, ce n’était évidemment pas prévu…