L'opinion peut-elle être le guide du pouvoir politique ?

Corrigé synthétique.

Dernière mise à jour : 24/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Questions préalables

- L'opinion peut-elle être le guide du pouvoir politique ?
- Cerner correctement ce qui est ici nommé " opinion "
- Comment se nomme traditionnellement un pouvoir qui flatte l'opinion ?
- Le pouvoir peut-il inversement braver l'opinion ?

Introduction

Il arrive, et même fréquemment, qu'un pouvoir se plaigne d'une incompréhension de ses décisions par l'opinion ; il en vient alors à déplorer une absence d'explications suffisantes. Quelle que soit la cause de la résistance de l'opinion dans de tels cas, cela montre au moins qu'un tel pouvoir entend plutôt persuader l'opinion de la justesse de ses décisions que se plier à ce qu'elle souhaitait. À l'inverse, le pouvoir qui cherche à flatter l'opinion est fréquemment qualifié, négativement, de démagogique. Alors l'opinion peut-elle être le guide du pouvoir politique, et si oui, dans quelles conditions ?

I. Les errances de l'opinion

D'où vient l'opinion ? Dans la tradition philosophique, elle a mauvaise réputation : de Platon à Descartes ou Heidegger (l'anonymat du "on"), on n'y perçoit qu'une fausse pensée, mal construite et sans rigueur, soumise aux passions et aux intérêts. Il est vrai que, sur le plan strictement politique, l'opinion ne se fonde, semble-t-il, que sur la situation personnelle de chaque membre d'un État. Elle ne rassemble ainsi, de façon éventuellement discordante en raison de la diversité des situations, qu'une somme d'intérêts personnels, que l'on qualifiera volontiers de strictement égoïstes et à courte vue.

À l'inverse, un pouvoir politique normalement constitué se doit de viser la défense d'un intérêt collectif ou commun, qui est tout autre chose que la simple somme des intérêts privés. Par définition, cet intérêt collectif est celui d'une nation, non de classes ou de groupes particuliers. Or, c'est au contraire de ces derniers qu'émanent des opinions différentes. II n'est pas nécessaire d'être farouchement marxiste pour reconnaître que les situations matérielles des citoyens déterminent largement leurs envies, leurs partis pris et leurs valeurs politiques. Comme on constate aisément d'autre part que chaque individu, même sans faire preuve d'un égoïsme pathologique, a tendance à penser en priorité à sa propre situation et à concevoir les problèmes de la société à la lumière des siens, on doit reconnaître qu'à l'intérieur d'un État, ce n'est jamais une opinion unanime qui s'énonce, mais que cherchent au contraire à se faire connaître plusieurs opinions, entre lesquelles les écarts peuvent aller jusqu'à la franche contradiction.

Même si un pouvoir politique voulait prendre l'opinion pour guide, il lui faudrait donc commencer par choisir, dans l'ensemble des opinions en présence, celle sur laquelle il s'alignerait.

II. Rôle du pouvoir politique

Pour Marx, c'est précisément ce qui a lieu, mais de façon en quelque sorte involontaire, sinon inconsciente, puisqu'il affirme que l'État, loin de représenter l'intérêt de tous, ne représente que ceux de la classe au pouvoir : ainsi les dirigeants adoptent-ils "naturellement" les opinions de la classe qu'ils représentent et qui les a portés au pouvoir. Est-il possible, malgré la critique marxiste, d'affirmer que, dans la mesure où le pouvoir doit avoir en vue l'intérêt commun, il ne peut prendre pour guide l'opinion ?

Puisque, parmi les opinions à l’œuvre dans une nation, il en est de plus fortes, quantitativement parlant, que d'autres, un système démocratique se doit de tenir compte de l'opinion majoritaire. En premier lieu parce que les dirigeants en sont issus par le biais des élections. Mais aussi parce qu'il semble difficile qu'un pouvoir se maintienne en se trouvant sans cesse en contradiction avec l'opinion des citoyens. Cela signifie-t-il toutefois que l'opinion guide le pouvoir? Cela serait concevable si ce dernier n'était rien d'autre que le reflet direct ou l'expression précise d'une opinion majoritaire. Mais, dans les faits, il n'en est rien. Non que les élus se hâtent, une fois au pouvoir, d'oublier la part de population qui les a choisis. Mais parce que, entre le candidat et l'élu, existe une différence importante : le second ne peut que transmettre et confronter à d'autres opinions celle qu'il représente. Et il est fort possible que cette dernière ne sorte pas victorieuse du débat démocratique...

De surcroît, la fonction du pouvoir consiste, non seulement à gérer la nation telle qu'elle est, mais à en préparer l'avenir. De sorte qu'il doit en fait anticiper sur les évolutions possibles de l'opinion, même majoritaire, et parfois la contrarier. Dans de tels cas, c'est en fonction de finalités que l'opinion n'a pas encore formulées (et qu'elle serait peut-être incapable de découvrir rapidement) que ses décisions sont prises. Au lieu de considérer l'opinion comme son guide, c'est lui qui cherche à la guider dans la voie qu'il croit préférable. C'est notamment ce qui se confirme lors de ce qu'on nomme les "grands débats de société" (avortement, peine de mort, etc.). Il y a dans la mentalité commune des pesanteurs qui freinent son évolution, alors même que les décisions, dans de telles situations, doivent éventuellement être rapides. D'où un choix politique qui brave l'opinion - et qui confirme du même coup la dignité des dirigeants, et leur méfiance à l'égard de toute pratique démagogique.

III. Une opinion juste pourrait s'accorder avec le pouvoir

Dans son Contrat social, Rousseau affirme pourtant un accord possible entre la volonté générale, dans laquelle les opinions convergent et se synthétisent, et le législateur. Mais le corps politique tel qu'il l'envisage est de dimensions restreintes, et la démocratie directe y serait possible. La taille des États modernes empêche cette dernière, sauf par référendum. Or la préparation d'un référendum montre que le pouvoir admet implicitement que l'opinion n'est jamais prête, ni à comprendre correctement la question posée, ni à trouver d'elle-même la réponse convenable. D'où la nécessité d'une "campagne" au cours de laquelle tous les efforts possibles sont déployés, précisément pour former l'opinion et l'amener au résultat que souhaite le pouvoir. Le référendum serait en théorie une occasion pour l'opinion de diriger le pouvoir là où elle l'entend. On constate en fait que le pouvoir (et le contre-pouvoir !) cherche au contraire à amener l'opinion vers son point de vue, à coups d'explications de texte, de justifications idéologiques, d'appels au patriotisme, etc.

Cela révèle que la politique moderne est trop complexe pour que l'opinion puisse en avoir une vision claire. Les facteurs économiques, sociaux, idéologiques, ne peuvent être "maîtrisés" que par des techniciens (sinon comme on le dit un peu vite des technocrates) qui sont les conseillers du pouvoir. L'exercice de ce dernier est un travail à temps plein, inaccessible au citoyen moyen qui n'en recueille que les échos les plus spectaculaires. L'évolution des sociétés, l'existence de la géopolitique, la difficulté des rapports et des équilibres internationaux, aboutissent à une séparation entre les lieux de décision politique et l'existence "normale". On peut le déplorer, mais on doit d'abord en faire le constat, qui justifie que le pouvoir ne puisse pas considérer l'opinion, telle qu'elle s'élabore dans une relative ignorance de la réalité des problèmes à résoudre, comme un guide, ni même comme un support.

C'est bien en cela que les États modernes sont loin désormais des théories de Rousseau. Si pour ce dernier la volonté générale est directement reflétée par le pouvoir, c'est parce qu'elle est proche des lieux de décision et de pouvoir.

Conclusion

Peut-on alors imaginer une réconciliation entre l'opinion et le pouvoir ? Sa condition serait une information complète de la première - ce qui suppose qu'elle disposerait du même temps que le pouvoir pour être au fait des réalités : condition bien entendu tout à fait irréalisable...

Lectures

- Collectif, Politiques de la philosophie
- Lefebvre, De l'État