Rabelais, Gargantua - Prologue

Commentaire composé complet, rédigé par le professeur.

Dernière mise à jour : 02/11/2021 • Proposé par: SYL (élève)

Texte étudié

AUX LECTEURS

Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Défaites-vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez.
Il ne contient ni mal ni infection.
Il est vrai qu’il a peu de perfection
À vous apprendre, sinon en fait de rire :
Mon cœur ne peut autre sujet choisir,
Voyant le deuil qui vous mine et consume ;
Mieux vaut de rire que de larmes écrire,
Parce que rire est le propre de l’homme.

PROLOGUE

Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux (car c'est à vous, et à nul autre, que sont dédiés mes écrits), Alcibiade, au dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrate, qui est sans discussion le prince des Philosophes, dit, entre autres paroles, qu'il est semblable aux silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme nous voyons à présent dans les boutiques des apothicaires, peintes au-dessus de figures comiques et frivoles, comme des harpies, des satyres, des oisons bridés, des lièvres cornus, des canes bâtées, des boucs volants, des cerfs attelés et telles autres figures représentées à plaisir pour exciter le monde à rire. Tel fut Silène, maître du bon Bacchus. Mais au-dedans on rangeait les drogues fines, comme le baume, l'ambre gris, la cardamome, le musc, la civette, les pierreries en poudre, et autres choses précieuses. Il disait que Socrate était pareil : parce qu’en le voyant du dehors et en l’estimant par son apparence extérieure, vous n'en auriez pas donné une pelure l'oignon, tellement il était laid de corps et de maintien risible, le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fou, simple dans ses moeurs, rustique dans ses vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inapte à tous les offices de l'état, toujours riant, toujours buvant à la santé d’un chacun, toujours plaisantant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant cette boîte, vous auriez trouvé au-dedans une drogue céleste et inappréciable, un entendement plus qu'humain, une force d'âme merveilleuse, un courage invincible, une sobriété sans pareille, un contentement assuré, une assurance parfaite, un mépris incroyable de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent tellement.

À quel propos, à votre avis, tend ce prélude et coup d'essai ? Parce que vous, mes bons disciples, et quelques autres fous qui n’ont rien à faire, en lisant les joyeux titres de certains livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La dignité des braguettes, des pois au lard avec un commentaire, etc., vous jugez trop facilement qu’ils ne traitent à l’intérieur que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges, puisque l'enseigne extérieure, si on ne cherche pas plus loin, est communément reçue à dérision et rigolade. Mais il ne faut pas juger si légèrement les œuvres des humains. Car vous-mêmes vous dites que l'habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d’habits monacaux qui au-dedans n'est rien moins que moine ; et tel est vêtu d'une cape à l’espagnole, qui dans son cœur n’appartient nullement à l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est raconté. Alors vous connaîtrez que la drogue qu’il contient est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte. C'est-à-dire que les matières traitées ici ne sont pas si folâtres que le titre dessus le prétendait.

Rabelais, Gargantua - Prologue (Traduction Mme Fragonard)

Écrit en 1534 par François Rabelais sous le pseudonyme de Alcofribas Nasier, le prologue de Gargantua est destiné, comme tout prologue, à inciter à la lecture. C’est une invitation au lecteur à découvrir un univers imaginaire, mais aussi une pensée et un style. Cependant ce prologue va plus loin : il donne des clés de lecture de l’œuvre et pose déjà les bases de la philosophie humaniste prônée par l’auteur. Nous verrons comment ce texte, sous une apparence comique, dissimule en réalité une réflexion profonde et pertinente sur le genre humain.

I. Une apparence comique

a) Le registre burlesque

Le prologue est précédé d’un dizain (strophe ou un poème de dix vers) liminaire sous forme d’apostrophe au lecteur. Rabelais place ainsi son œuvre sous le signe du rire « parce que rire est le propre de l’homme. ». Le champ lexical du rire, et les nombreuses connotations qui l’accompagnent, soulignent le programme de Gargantua : « de quoi rire ; le rire ; à rire ; ridicule ; toujours riant ; se réjouissant ; farces ; dérision ; moqueries ; folâtreries ; rigolade… »

Rabelais a recours au registre burlesque (c'est-à-dire à l'emploi de termes comiques ou vulgaires pour traiter d’un sujet ou de personnages nobles). On a ici une décalage entre le titre élogieux (« La vie inestimable du grand Gargantua » qui nous place dans un registre épique hérité des romans de chevalerie, ou même hagiographique, qui relate la vie des saints) et le style bas qui transparaît dès la première ligne et l’apostrophe au lecteur, traité par les oxymores de « buveurs illustres » et de « vérolés très précieux. »

Le burlesque vise à rabaisser ce qui est noble ou respectable, ici le portrait de Socrate. Le grand philosophe est dépeint via un portrait péjoratif qui ridiculise son apparence physique: « laid de corps, de maintien risible, le regard d’un taureau, le visage d’un fou… » Les références qui lui sont associées sont marquées par la négation (« inapte, infortuné »), discordante avec le personnage de Socrate, reconnu de tous comme un modèle de sagesse, et le père même de la philosophie. De plus, le prologue cherche en principe à susciter la bienveillance du lecteur pour lui donner envie de poursuivre : ici, le lecteur est presque insulté ! Mais la tournure oxymorique nous permet de comprendre qu’il s’agit d’une plaisanterie, et que Rabelais s’adresse à nous comme à de bons et fidèles camarades.

b) Un style dionysiaque

Par apposition à l’esthétique appolinienne, qui célèbre Apollon le dieu des arts et de la beauté, symbole d’ordre et de culture, le dionysiaque est une esthétique de la démesure, de l’ivresse, de l’instabilité et de l’enthousiasme. Apollon incarne l’ordre, Dionysos, le dieu de la vigne, incarne la gaieté et le chaos. L’apostrophe « buveurs très illustres » place d’emblée le lecteur dans cet univers. Il faut lire Gargantua comme on boirait du vin, pour en tirer une ivresse joyeuse. Rabelais évoque aussi Silène, le satyre père adoptif de Dionysos.

L’ivresse transparaît partout dans l’écriture de Rabelais, à travers les nombreuses énumérations délirantes : « comme les harpies, les satyres, les oisons bridés, les lièvres cornus, les boucs volants etc. » On dirait un propos d’ivrogne en proie à des hallucinations, comme si l’auteur, incapable de s’arrêter de parler, était emporté par une ivresse littéraire.

L’énumération des œuvres participe à cette sensation : Gargantua et Pantagruel sont citées mais les titres suivants sont fantaisistes et inventés par l’auteur, à portée presque scatologique (« Fessepinte, la Dignité des braguettes… » et donc de ce qu’elles contiennent.). C’est la promesse d’une œuvre marquée par la joie et la spontanéité.

Mais derrière cette écriture fantaisiste et dionysiaque se cache une œuvre à visée philosophique : le prologue sert à nous avertir de ce double niveau de lecture.

II. Un prologue philosophique

a) Le rire, une porte d'entrée vers la pensée de l’auteur

Le rire de Rabelais est un choix réfléchi, une posture volontaire, comme le montre la formule comparative « mieux vaut de rire que de larmes écrire ». Il vaut mieux écrire de quoi rire que de quoi pleurer, car le rire est le propre de l’homme. Rabelais insiste sur le rire qui est un privilège unique de la condition humaine (les animaux ne rient pas). Dans le même temps, il évoque un « deuil qui mine et consume » : le registre tragique est amené en opposition au ton burlesque et joyeux de cette apostrophe. L’auteur rappelle que son œuvre a deux niveaux de lecture : en surface, le comique et le burlesque qui amuse et divertit ; en profondeur le tragique et le sérieux, inhérent à la condition humaine, par essence mortelle et fragile.

Le champ lexical de la philosophie contrebalance la tonalité comique du texte : « Socrate, prince des philosophes, compréhension, vertu, contentement, examen approfondi, interpréter, nature, sage… » Ce vocabulaire abstrait s’oppose à l’univers fantaisiste et scatologique et souligne l’ambition philosophique de l’œuvre. Le texte est d’ailleurs structuré à la manière d’un texte argumentatif : 1er paragraphe descriptif (à visée argumentative) avec la métaphore filée de la boite, qui insiste sur l’importance du contenu sur le contenant, tout comme pour Socrate (en intérieur « intelligence, force, merveille… »), et donc comme pour l’œuvre. Le deuxième paragraphe est argumentatif et construit avec la présence de connecteurs logiques (« mais, car, c’est pourquoi, alors, dans l’hypothèse où… »)

Rabelais est donc moins ivre qu’il n’y parait. Il veut valoriser la raison et la logique : le rire est une porte d’entrée dans l’œuvre qui séduit le lecteur dans l’immédiat, pour ensuite lui faire découvrir une réflexion humaniste. Il s’amuse même en accusant le lecteur d’avoir trop bu !

b) Une médecine de l’âme

Rabelais est un médecin diplômé et pratiquant. Il a lu Hippocrate et Galien, qu’il cite d’ailleurs ensuite dans ce même prologue. Cette formation transparaît tout au long du prologue. Le champ lexical de la médecine est omniprésent : « ni mal ni infection ; remèdes ; baumes ; drogue… » La lecture de Gargantua nous est prescrite à la manière d’un médicament. Il est destiné à guérir les âmes en les ouvrant à la sagesse et à la vérité. C’est un manifeste humaniste.

III. Un prologue humaniste

a) La grandeur de l’homme

Sous la satire, Rabelais met en avant la noblesse de notre dimension spirituelle.

À travers une énumération des activités qu’il juge dégradantes (« pris de convoitise, travaillent courent, naviguent, bataillent… » il fait une allusion très claire aux préoccupation sociales de son temps, guerre de religion, commerce maritime etc.). Il caricature les hommes entraînés dans le tourbillon d’une vie sans prendre le temps de penser ou de réfléchir. Cette pensée est résolument moderne pour son époque, car elle peut s’appliquer encore parfaitement aujourd’hui !

Il appelle l’homme à se dépouiller de l’action frénétique pour accéder à la contemplation et à la réflexion. Il met en valeur les bienfaits de la connaissance à l’aide du registre épique : « compréhension plus qu’humaine, vertus merveilleuses, courage invincible, assurance parfaite… »). Il met en évidence la grandeur de l’homme, sa capacité à utiliser son esprit pour comprendre le monde.

b) Une nouvelle conception de la littérature

Rabelais souhaite dépeindre l’homme tel qu'il est. Il mentionne les croyances populaires (« l’habit ne fait pas le moine ») et utilise le langage quotidien et non savant pour parler de l’homme tel qu’il est, sans chercher à l’idéaliser. Il abolit la frontière entre écrit et oral, et entame un dialogue avec le lecteur, comme le prouve la 2eme personne du pluriel : « c’est à vous que je dédie… ; pour que vous mes bons disciples ; avez-vous trop bu ? ».

Il joue le rôle d’un Socrate qui, par le dialogue, cherchait à défaire les préjugés de son interlocuteur. Socrate utilisait sa propre méthode, appelée la maïeutique, ou l’accouchement des âmes. Rabelais, à travers le philosophe grec, fait revivre le patrimoine gréco-latin que les humanistes redécouvrent et veillent à appliquer dans leur vie quotidienne.

c) Par-delà le chaos

Comique, argumentatif, philosophique… ce prologue est aussi étonnamment poétique. De nombreuses rimes internes dans les descriptions témoignent d’une volonté esthétique. Les assonances ajoutent de la musicalité. Le texte, qui s’ouvrait sur une célébration du chaos dionysiaque, se révèle paradoxalement soucieux de son harmonie.

Rabelais cherche à rapprocher les contraires : le rire et le tragique, le laid et le beau, l’ordre et le chaos… Il veut montrer l’unité du monde plutôt que sa division. La subtilité de cette dimension poétique souligne que le monde reste unifié sous son apparence désordonnée et anarchique. Sans doute est-ce le cœur même du projet humaniste.

Conclusion

Ce prologue de Gargantua permet au lecteur de comprendre le contenu de l’ouvrage à venir : une œuvre littéraire contenant des genres et des registres multiples, de la farce jusqu’à la poésie. Ce texte résume à lui seul le projet humaniste de Rabelais : étudier le foisonnement et la complexité du monde mais surtout en louer son unité.