Bergson, L'Évolution Créatrice: Jeu d'enfant et peinture d'artiste

Commentaire linéaire du texte.

Dernière mise à jour : 01/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Texte étudié

Quand l'enfant s'amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d'un jeu de patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu'il s'exerce davantage. La reconstitution était d'ailleurs instantanée, l'enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la boîte au sortir du magasin. L'opération n'exige donc pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n'exige aucun temps. C'est que le résultat en est donné. C'est que l'image est créée déjà et que pour l'obtenir il suffit d'un travail de recomposition et de réarrangement, -travail qu'on peut supposer allant de plus en plus vite et même infiniment vite au point d'être instantané. Mais pour l'artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n'est plus un accessoire. Ce n'est pas un intervalle qu'on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui en est le terme. Le temps d'invention ne fait qu'un ici avec l'invention même. C'est le progrès d'une pensée qui change au fur et à mesure qu'elle prend corps. Enfin c'est un processus vital, quelque chose comme la maturation d'une idée.
Le peintre est devant sa toile, les couleurs sont sur la palette, le modèle pose; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre: prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile? Nous possédons les éléments du problème; nous savons, d'une connaissance abstraite comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l'artiste; mais la solution concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d'art. Et c'est ce rien qui prend du temps.

Bergson, L'Évolution Créatrice

Intérêt philosophique du sujet

Ce texte compare l'enfant et l'artiste tous deux dans l'action, l'un étant dans la récréation, l'autre dans la création. De cette comparaison, Bergson va tirer l'idée que le temps est invention ou il n'est rien du tout.

Si en apparence, on peut estimer qu'il y a un temps de maturation du travail aussi bien chez l'enfant que chez l'artiste, en réalité seul le temps de la création a une efficacité propre - Le premier n'étant que déploiement de ce qui existe déjà.

On analysera ici particulièrement l'idée du temps qui n'est pas réductible à une dimension subjective. Et le rôle de l'imagination, dans sa double acception : faculté reproductrice d'images et créatrice de formes.

I. Premier temps

De "Quand l'enfant s'amuse à..." à "...elle n'exige aucun temps.".

Bergson utilise l'exemple du jeu de l'enfant qui se récrée, afin de montrer que le temps n'est pas constitutif de la reconstruction. Reconstruire ce qui est déconstruit et qui donc a déjà été construit peut prendre plus ou moins de temps suivant l'habilité acquise, mais ce temps utilisé pour reconstruire est contingent du point de vue du résultat. Le temps n'est pas constitutif de la reconstruction elle-même puisque cette dernière préexiste à son actualisation avant d'avoir une reconstruction, on a une construction. L'idée finale préexiste à la construction elle-même.

Le temps de la reconstruction n'est pas constitutif de cette dernière. Dans la reconstruction le temps n'est pas créateur. Il n'est pas ce qui permet de faire advenir à l'être dans la mesure où cet être est en puissance avant même la reconstruction.

Objection: Pourquoi le temps de la reconstruction n'est il pas essentiel à cette dernière, dans la mesure ou il faut du temps pour reconstruire ? Le temps dont parle Bergson est-il le temps chronologique où le temps logique, le temps spatial du changement ou bien un temps plus subjectif, plus intellectuel, le temps d'une pensée. Pourquoi et comment Bergson peut-il poser que la reconstruction "n'exige aucun temps", peut même être instantanée dans la mesure où cela semble consommer du temps que de reconstruire.

II. Deuxième temps

De "C'est que le résultat en est donné..." à "...au point d'être instantané.".

Ce qui est instantané c'est l'image que l'on a de ce qui est à reconstruire. Ce que l'on a instantanément c'est l'idée imagée. Cela ne prend aucun temps pour la produire puisqu'on la connaît a priori. "L'image est crée déjà". Il n'y a rien à inventer. Il n'y a besoin de temps, ni pour penser, ni pour créer. La réalisation n'est qu'une question d'habilité.

Objection: Peut-on supposer que le temps n'est jamais essentiel, qu'il nous serait possible de supprimer ou de condenser le temps des réalisations. Le temps est-il quelque chose que l'on peut condenser, n'est-il pas un paramètre essentiel pour faire advenir à l'être ce qui n'existe pas. N'y a-t-il pas dans le futur plus qu'une simple projection de nos pensées ? Si le temps fait advenir les choses, peut-on alors le considérer comme une nécessité et non comme une contingence?

III. Troisième temps

De "Mais pour l'artiste qui crée une image ..." à "...comme la maturation d'une idée.".

Le temps est accessoire à la récréation. Il est en revanche essentiel et constitutif à la création. C'est ce que révèle l'art à travers notamment le travail de l'imagination qui fait à la fois intervenir le temps utilisé pour réaliser l'objet et le temps nécessaire pour le penser. Le temps et la création sont consubstantiels et permettent à l'Homme d'advenir à l'être en même temps que sa création. En créant, l'homme se réalise en tant qu'homme.

De la même manière que la vie ne se réalise qu'en inventant ses propres formes. Or il n'y a de temps que de "temps d'invention" ce qui veut dire que le temps est essentiellement créateur. Il est ce qui fait venir à l'être la création par la pensée qui prend corps, qui se fait chair. Bergson reprend ici l'idée de poesis développée par Aristote dans la Poétique.

Objection: Cependant toute création ne préexiste-t-elle pas à son actualisation, autrement dit, le créateur ne sait-il pas à l'avance ce qu'il va réaliser ? L'artiste n'est-il pas un "simple spectateur de son œuvre en train de naître?" comme le dit Alain.

IV. Dernier temps

De "Le peintre est devant sa toile," à "Et c'est ce rien qui prend du temps.".

A priori l'idée de modèle nous incline à penser que l'artiste se contente de reproduire, d'imiter ce qui s'offre à lui. Or si tel était le cas nous pourrions aux côtés du peintre prévoir "ce qui apparaîtra sur la toile" puisque nous possédons comme lui les ingrédients de la recette. Or ni lui ni nous ne pouvons anticiper sur ce que sera la création. Puisque le propre de l'art comme de la vie, c'est de contenir une part d'imprévisible : un petit rien échappe aussi bien au créateur qu'au spectateur. Ce petit rien est justement ce qui justifie le terme d'invention, "c'est ce rien" dont Bergson dit "qu'il prend du temps", ce rien ineffable qui est le propre de la création.