Molière, Le Misanthrope - Acte II, scène 4

Commentaire composé en deux parties.

Dernière mise à jour : 13/11/2022 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

CLITANDRE

Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé.
N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

CÉLIMÈNE

Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;
Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

ACASTE

Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants,
Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

CÉLIMÈNE

C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours
L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

ÉLIANTE, à PHILINTE.

Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,
La conversation prend un assez bon train.

CLITANDRE

Timante encor, madame, est un bon caractère.

CÉLIMÈNE

C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,
Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
À force de façons, il assomme le monde :
Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
De la moindre vétille il fait une merveille,
Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.

ACASTE

Et Géralde, madame ?

CÉLIMÈNE

Ô l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.

CLITANDRE

On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.

CÉLIMÈNE

Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !
Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
Et la stérilité de son expression
Fait mourir à tous coups la conversation.
En vain, pour attaquer son stupide silence,
De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
Cependant sa visite, assez insupportable,
Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.

ACASTE

Que vous semble d’Adraste ?

CÉLIMÈNE

Ah ! quel orgueil extrême !
C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
Son mérite jamais n’est content de la cour,
Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

CLITANDRE

Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui,
Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

CÉLIMÈNE

Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,
Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.

ÉLIANTE

Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.

CÉLIMÈNE

Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ;
C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

PHILINTE

On fait assez de cas de son oncle Damis ;
Qu’en dites-vous, madame ?

CÉLIMÈNE

Il est de mes amis.

PHILINTE

Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.

CÉLIMÈNE

Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.
Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
Que c’est être savant que trouver à redire,
Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
Aux conversations même il trouve à reprendre ;
Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

Molière, Le Misanthrope - Acte II, scène 4

Le Misanthrope est une comédie de caractère écrite par Molière en 1666. Alceste, le personnage principal, hait la société. Il est cependant contraint à la fréquenter, car il doit régler deux affaires : assister à son procès et demander à Célimène de vivre avec lui.

Dans la scène 4 de l’acte II, il se retrouve piégé dans le salon bourgeois de Célimène. Celle-ci se livre, avec ses invités, au jeu du portrait. Cette scène constitue donc une parodie littéraire. Nous analyserons ce passage en deux axes : l’art du portrait et la critique sociale.

I. L’art du portrait

Dans cette scène où les invités s’amusent à dépeindre d’autres personnes, on distingue deux animateurs : Clitandre et Acaste. Leur rôle consiste à présenter celui dont on doit faire le portrait. Tous deux commencent par un portrait de quatre vers. Puis Célimène prend la suite, puis elle devient progressivement la seule.

a) Une progression des portraits

Au fil de la conversation, les portraits sont plus longs. Au départ, Clitandre et Acaste se posent en victimes des défauts des autres. Clitandre se plaint d’avoir eu à supporter le ridicule de Cléonte. Quant à Acaste : « Damon, le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise/ Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise. »; ces paroles leur permettent de justifier leur mépris et leur médisance. Pour dépeindre les autres, les personnages emploient beaucoup d’hyperboles : « de la tête au pied » (vers 586) « il assomme le monde » (vers 590) « je souffre le martyre » (vers 605). Ceci crée un effet de crescendo, qui culmine avec le portrait de Damis. Or, ce dernier portrait est la version masculine de Célimène. En critiquant Damis, elle se critique et ne s’en rend pas compte. Cependant, ce procédé s’effondre à la fin : Célimène dit de Damis : « Il est de mes amis » Mais elle poursuit par une longue critique. La médisance n’est donc plus du tout justifiée.

b) Des portraits et personnages archétypaux

Eliante est en désaccord avec ce jeu de portrait. « Ce début n’est pas mal ; et contre le prochain / La conversation prend un assez bon train. ». Philinte représente l’honnête homme. C’est donc en toute logique qu’il pousse Célimène à faire son propre portrait sans qu’elle s’en aperçoive, et donc à se critiquer elle-même. Tous ces portraits sont eux-mêmes monographiques, ils représentent chacun un type humain:
- Cléonte : l’original, l’extravagant
- Damon : le raisonneur, celui qui parle pour ne rien dire
- Timante : le mystérieux, qui croit faire des révélations
- Géralde : le snob
- Bélise : la sotte qui n’a aucune conversation
- Adraste : l’orgueilleux, celui qui est imbu de lui-même
- Cléon : le gastronome, qui se fait valoir par la nourriture
- Damis : l’homme d’esprit, qui se croit supérieur et critique tout le monde

c) Une critique de la société mondaine

On peut les comparer aux portraits que fait La Bruyère dans Les Caractères. A la différence de ceux-ci, les portraits de cette scène ont un aspect comique, puisque ce sont des personnages qui en jugent d’autres. Il s’agit d’un comique de situation. De plus, tous ces portraits soulignent les relations sociales de ces personnages, ils sont dépeints par rapport à la société. Or, tous ces portraits sont faits devant Alceste, le misanthrope, et ne font que renforcer son sentiment de haine. Pour finir, on remarque qu’il y a beaucoup plus de portraits d’hommes que de femmes. Ce choix révèle que ce sont les hommes qui donnent de l’importance à la société mondaine. L’auteur fait ici la caricature de cette mentalité.

II. La critique sociale

a) La description de la bonne société d'époque

A travers ces portraits, on peut percevoir ce qui est important dans cette société :
- le lever du Roi : quand on y participe, soit on se fait remarquer (Cléonte) soit on en parle (Clitandre).
- un train de vie luxueux : Acaste parle d’une chaise à porteur, ce qui est cher et nécessite d’avoir au moins deux laquais. De même, Cléon se fait valoir par son cuisinier, ce qui sous-entend qu’il a les moyens de l’entretenir.
- le titre de noblesse et ses privilèges : la chasse à cour et le tutoiement des nobles (à cette époque, le tutoiement est réservé aux serviteurs ou aux amis intimes). Géralde joue donc l’intimité avec les nobles.
- les termes « emploi, charge ni bénéfice » à propos d’Adraste. Il s’agit du droit d’acheter un métier, que l’on ne pratique pas mais dont on touche les bénéfices. Ainsi, on gagne de l’argent sans rien faire : c’est la caricature du rentier.
- la conversation : il est important de savoir parler avec brio, comme le fait Célimène. Elle en est félicitée, tandis que le peu de conversation de Bélise est critiqué.

b) La critique du salon mondain

D’autre part, Molière fait la critique du salon mondain. Les conversations de salon demandent normalement de l’instruction. Ici, ce n’est pas le cas, et les conversations mondaines se transforment en potins mondains. Tous ces portraits permettent de trouver les caractéristiques de l’honnête homme par opposition. L’honnête homme doit donc être discret, franc et concis, il doit maîtriser l’art de la conversation, être intelligent, humble, modeste et tolérant.

Molière a un but moralisateur : il ne remet pas en cause la société, mais les gens qui la composent, c’est pourquoi toutes les personnes sont désignées par leur prénom. Ces personnages sont issus des personnes réelles, dans lesquelles les spectateurs doivent se reconnaître.

Conclusion

Cette scène ne fait pas avancer l’action de la pièce, elle n’a donc pas d’intérêt dramatique. Elle comporte cependant un intérêt psychologique. Tout d’abord, elle nous révèle le caractère de Célimène. Celle-ci est très critique, elle est également hypocrite et médisante. Le salon qu’elle tient n’a rien d’un salon littéraire, c’est un salon de médisance, une cour d’admirateur dont elle profite. Elle devient cependant sa propre victime en faisant, sans s’en apercevoir, son autoportrait. Cette scène permet également à Molière de faire le portrait de l’honnête homme.

On peut comparer ce passage avec un autre extrait de cette scène, la tirade de Bélise (vers 711 à 730). Les deux femmes font toutes deux des portraits, mais avec des techniques différentes. Tandis que Célimène grossit les défauts, Eliante les tourne en qualités. Cette différence s’explique par la nature des deux femmes : Eliante parle d’amour alors que Célimène est une égoïste, elle n’aime qu’elle-même et n’éprouve aucune compassion. Il s’agit d’un duel verbal. Célimène sait qu’elle ne pourra pas le gagner, elle abandonne donc la conversation : « Brisons là ce discours ».

Pour finir, cette scène nous permet de nous rendre compte d’un autre problème de relation entre les personnages. On connaissait la misanthropie d’Alceste, qui est un problème social, on découvre la méchanceté de Célimène, qui relève de l’ordre moral.