Molière, Le Misanthrope - Acte V, scène 4

Copie d'un élève de première voie générale pour un devoir maison. Note obtenue : 11/20.

Dernière mise à jour : 08/01/2023 • Proposé par: axel deniau (élève)

Texte étudié

ALCESTE
Hé bien ! Je me suis tu, malgré ce que je voi,
et j'ai laissé parler tout le monde avant moi :
ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
et puis-je maintenant... ?

CÉLIMÈNE
Oui, vous pouvez tout dire :
vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
J'ai tort, je le confesse, et mon âme confuse
ne cherche à vous payer d'aucune vaine excuse.
J'ai des autres ici méprisé le courroux,
mais je tombe d'accord de mon crime envers vous.
Votre ressentiment, sans doute, est raisonnable :
je sais combien je dois vous paroître coupable,
que toute chose dit que j'ai pu vous trahir,
et qu'enfin vous avez sujet de me haïr.
Faites-le, j'y consens.

ALCESTE
Hé ! Le puis-je, traîtresse ?
Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
trouvé-je un coeur en moi tout prêt à m'obéir ?
(à Éliante et Philinte.)
vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
et je vous fais tous deux témoins de ma foiblesse.
Mais, à vous dire vrai, ce n'est pas encor tout,
et vous allez me voir la pousser jusqu'au bout,
montrer que c'est à tort que sages on nous nomme,
et que dans tous les coeurs il est toujours de l'homme.
Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
j'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
et me les couvrirai du nom d' une foiblesse
où le vice du temps porte votre jeunesse,
pourvu que votre coeur veuille donner les mains
au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains,
et que dans mon désert, où j'ai fait voeu de vivre,
vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre :
c'est par là seulement que, dans tous les esprits,
vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
et qu'après cet éclat, qu'un noble coeur abhorre,
il peut m'être permis de vous aimer encore.

CÉLIMÈNE
Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
et dans votre désert aller m'ensevelir !

ALCESTE
Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde,
que vous doit importer tout le reste du monde ?
Vos desirs avec moi ne sont-ils pas contents ?

CÉLIMÈNE
La solitude effraye une âme de vingt ans :
je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
Si le don de ma main peut contenter vos voeux,
je pourrai me résoudre à serrer de tels noeuds ;
et l' hymen...

ALCESTE
Non : mon coeur à présent vous déteste,
et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux,
pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
allez, je vous refuse, et ce sensible outrage
de vos indignes fers pour jamais me dégage.

Molière, Le Misanthrope - Acte V, scène 4

Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, né en janvier 1622 et mort en février 1673, est un des plus grands dramaturge que la France n’ait jamais connu. De L’École des Femmes (1662) au Malade Imaginaire (1673), en passent par Le Tartuffe (1669) ou encore Les Fourberies de Scapin (1670), celui dont nous nous apprêtons à célébrer le quatre-centième anniversaire a marqué à tout jamais le genre théâtral et plus largement la littérature française à tel point qu’on utilise régulièrement la périphrase «langue de Molière» pour désigner le français. Il doit en grande partie cette gloire à la psychologie complexe dont il a doté les personnages de ses pièces, une psychologie amenée avec différentes formes de comiques, érigeant Molière en fondateur des règles de la comédie classique.

Dans Le Misanthrope (1666), Molière utilise principalement le comique de caractère, que l’on retrouve dans le personnage d’Alceste. En effet, Alceste est loyal et droit, cependant, il manque d’indulgence et a tendance à voir le mauvais côté des choses, toutes formes de compliments sont pour lui synonymes d’hypocrisie ou de mensonge. Un défaut qui le conduit petit à petit à une haine considérable des humains. Dans cette scène finale de la pièce, Alceste se retrouve avec Célimène, Éliante et Philinte, les seules personnes avec qui il est encore en contact. Il vient alors d’apprendre que Célimène, son amante, a envoyé des lettres séductrices à d’autres hommes. À la fin de la pièce, Alceste part et se retrouve seul. On va alors se demander pourquoi Alceste n’arrive pas à conserver ses liens sociaux. En premier lieu, nous verrons comment l’amour que Alceste porte à Célimène prend le dessus sur son caractère fort et ses principes, puis nous verrons qu’il perd finalement cette dernière avant de voir comment, lors d’une crise finale, il perd également Éliante et Philinte.

I. L'amour pour Célimène plus fort que la misanthropie d'Alceste

Après avoir appris la trahison de Célimène que nous avons énoncée précédemment, Alceste décide enfin de prendre la parole, il estime avoir attendu assez longtemps : « Ai-je pris sur moi-même un assez long empire » il veut ici dire qu’il a pris sur lui et qu’il s’est retenu de parler lorsque les autres donnaient leurs avis, ce qui est surprenant de la part d’Alceste qui a l’habitude d’être franc et de toujours dire ce qu’il pense au moment présent, il a cependant fait un effort pour Célimène. Afin de ne pas la froisser, il lui demande au vers suivant l’autorisation d’aborder le sujet, comme s’il était le fautif : « Et puis-je maintenant… ? Célimène : Oui vous pouvez tout dire; »

Célimène ne laisse même pas Alceste terminer sa phrase, le vers est coupé à l’hémistiche et Célimène prend le relais, on peut affirmer que la phrase d’Alceste n’est pas terminée par la présence des points de suspension. Il s’en suit une tirade de Célimène. On voit clairement que Célimène a le dessus alors que cette dernière est fautive, cependant, Alceste, amoureux, s’écrase face à son amante et adopte un comportement totalement différent. Célimène dans sa tirade se condamne elle-même, les champs lexicaux de la trahison et de la justice témoignent de la gravité de cet acte : « Vous êtes en droit […] Et de me reprocher tout ce que vous voudrez » ; « mon crime » ; « je dois vous paraître coupable » ; « j’ai pu vous trahir […] vous avez sujet de me haïr » . Elle utilise des mots forts, assume son erreur et accepte son sort, on peut qualifier son comportement de pathétique. Alceste, quant à lui, que l’on sait blessé, utilise, mais peu, le champ lexical de la trahison : « traîtresse; perfide; vos forfaits ».

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, Alceste est indulgent avec Célimène, celle qui a pourtant commis une trahison, et qui consent à être punie. « Et quoique avec hardeur je veuille vous haïr, Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ? », il fait ici comprendre que, logiquement, il devrait haïr Célimène, mais que cela lui est impossible puisqu’il l’aime. « je vous fais témoins de ma faiblesse », Alceste sait qu’il ne devrait pas continuer à aimer Célimène, mais il avoue qu’il n’y peut rien, il fait ici un aveu de sa faiblesse. « Oui, je veux bien perfide, oublier vos forfaits; J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits, Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse » Alceste se montre maintenant prêt à pardonner Célimène, avouant encore une fois sa faiblesse, on voit qu’il est gêné de pardonner Célimène puisqu’il répète à deux reprises qu’il se sent faible. On voit ici que même Alceste, personnage très exigeant envers tout son entourage et traditionnellement intolérant, peut être perturbé par l’amour. Cet amour pour Célimène fait flancher les principes qui fondent sa personnalité et on constate un réel changement de sa personnalité.

II. La perte de Célimène

On a dit précédemment qu’Alceste était prêt à pardonner Célimène, mais seulement sous certaines conditions. Il propose à la femme qu’il aime de le suivre en province, loin de la cour de Versailles. Il veut imposer son mode de vie sans relations sociales loin de toutes éventuelles hypocrisies à Célimène. « C’est par là seulement que, dans tous les esprits, Vous pouvez réparer le mal de vos écrits » il précise ici qu’il s’agit de la seule manière pour elle de se faire pardonner, et renforce encore son propos par la suite : « Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre, Il peut m’être permis de vous aimer encore » Alceste ne peut continuer d’aimer Célimène que si elle accepte de sacrifier sa vie sociale par amour pour lui. Il lui pose un ultimatum.

Le refus est au départ catégorique pour Célimène: « Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, Et dans votre désert aller m’ensevelir! ». L’exclamation fait preuve de l’étonnement de Célimène et du fait qu’elle trouve absurde de se couper de tous liens sociaux. Pour elle, c’est hors de question, elle n’a qu’une vingtaine d’années, et est déjà veuve, elle a donc la chance d’être libre et de pouvoir profiter, elle n’aurait aucun intérêt d’aller vivre loin de son monde avec Alceste. Celui-ci s’offusque du refus de Célimène: « Que doit vous importer le reste du monde ? Vos désirs avec moi ne sont ils pas contents? ». L’énervement et l’incompréhension d’Alceste se font sentir, deux interrogations se suivent, ne laissant pas à Célimène l’opportunité de répondre à la première. Il essaye de comprendre les raisons de ce refus, il considère que si Célimène l’aime vraiment, cela ne doit lui poser aucun souci de sacrifier sa vie sociale pour Alceste. Il lui demande même si il répond correctement à ses désirs et si elle est satisfaite, il remet en question les sentiments de Célimène mais se remet lui-même en question tout de suite après, pour lui, le problème vient de lui et ne peut pas réellement venir de Célimène. Elle justifie alors son choix par la peur. « La solitude effraye une âme de vingt ans. Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte, Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte». Célimène n’assume pas directement son choix, c’est son âme qui n’est pas capable de mener une telle vie.

Célimène a cependant réfléchi et fait une contre-proposition qui devrait servir ses intérêts: « Si le don de ma main peut contenter vos vœux, Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ». Elle est maintenant prête à faire des concessions et abandonner sa liberté et propose à Alceste un mariage afin qu’il soit satisfait, cela lui permettrait également de ne pas quitter la cour, d’améliorer son image puisque Alceste est noble et de conserver son statut social. Cette fois-ci, c’est Alceste qui refuse et contrairement au début de la scène, Alceste reprend le dessus, alors que Célimène lui propose sa virginité, il la coupe et ne la laisse pas terminer : « Et l’hymen… Non, mon cœur à présent vous déteste ». Le vers est coupé bien avant l’hémistiche, alors que sa phrase n’était pas terminée comme en témoignent les points de suspension. Alceste est clair, il la déteste dès à présent. Elle a voulu abuser de son statut social pour mieux briller dans la cour, il voit cela comme une seconde trahison de la part de celle qu’il aime. Il répète deux fois que c’est maintenant lui, qui la refuse : « ce refus »; « je vous refuse ». Il quitte Célimène, et ce pour de bon, il insiste alors sur le fait que son choix est définitif et qu’il ne reviendra pas en arrière: « De vos indignes fers pour jamais me dégage ».

III. La perte d'Éliante et Philinte

Alceste se retrouve sans Célimène, croyant que Éliante est toujours amoureuse de lui, ce dernier essaye de lui faire comprendre que ce sentiment n’est pas réciproque : « Madame, cent vertus ornent votre beauté, Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité; De vous depuis longtemps je fais un cas extrême; » Il fait ici des éloges à Éliante, il la complimente, afin de lui annoncer la nouvelle plus en douceur : « Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers, Ne se présente point à l’honneur de vos fers; ». Il utilise le verbe « souffrir » pour décrire, selon lui, le ressenti futur de Éliante après son annonce. On peut donc clairement dire qu’ Alceste a un égo surdimensionné, d’autant plus que Éliante propose sa main à Philinte, grand ami d’Alceste. On peut supposer qu’elle le fait par réelle envie et qu’elle l’aime au fond, ou alors qu’elle le fait pour faire bonne figure et blesser l’égo d’Alceste en partant avec son ami, qui accepte immédiatement la proposition, déjà prêt à sacrifier sa vie pour sa nouvelle compagne.

Alceste voit ce nouvel évènement comme une nouvelle trahison : « Trahi de toutes parts, accablé d’injustices, Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ; Et chercher sur la terre un endroit écarté Où d’être un homme d’honneur on ait la liberté. » . Sa situation est pour lui injuste puisqu’il finit seul tandis que tous les autres personnages sont heureux alors qu’ils l’ont trahi. Il fait alors une critique de la cour, donc de la société dans laquelle il vit, où selon lui, il n’est pas libre d’être un homme d’honneur. Il décide alors de partir, comme il était prévu, mais seul, sans Célimène. Il se marginalise et veut vivre seul dans un endroit écarté. Alceste est en pleine crise personnelle, il s’agit de la crise finale de la pièce. Philinte ne veut pas laisser Alceste sombrer: « allons employer toute chose Pour rompre le dessein que son cœur se propose », et il tente de le rattraper au moment où la pièce prend fin.

Conclusion

Nous avons vu que Alceste perd tous ses amis et finit seul, nous nous demandions initialement comment ce dernier avait perdu les derniers liens sociaux qu’ils lui restaient. On peut l’expliquer en partie par son pessimisme, sa haine des humains et son égo surdimensionné, ce qui apparaît ici et dans le reste de la pièce comme une évidence, mais il y a d’autres raisons. Il exprime à plusieurs reprises dans la scène son envie de partir loin, donc un choix volontaire de sa part, puis sa bonté lui fait défaut avec Célimène ainsi qu’avec Éliante. Effectivement, les deux femmes accordent une importance à leur image et ne se veulent pas ridiculisées, elles n’hésitent pas à faire souffrir Alceste dans le but de conserver leurs statuts sociaux.

Une scène qui révèle l’importance du paraître dans la cour du Roi, ce qui peut nous amener à nous questionner sur l’évolution et les effets de ce problème de société dénoncé par Molière il y a maintenant près de trois-cent-cinquante ans et qui n’a visiblement pas disparu aujourd’hui comme l’affirme Jean-François Amadieu dans son livre, La Société du Paraître, paru en 2016.