Rousseau, Les Confessions - Livre I: La chasse aux pommes

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 03/10/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d’une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d’une dépense qui, par une jalousie élevée recevait du jour de la cuisine. Un jour que j’étais seul dans la maison, je montai sur la maie pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J’allai chercher la broche pour voir si elle pourrait y atteindre : elle était trop courte. Je l’allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin je sentis avec transport que j’amenais une pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la jalousie : j’étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d’inventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d’adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l’une après l’autre ; mais à peine furent-elles séparées, qu’elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.

Je ne perdis point courage ; mais j’avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d’être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l’ouvrage tout aussi tranquillement que si je n’avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense.

Le lendemain, retrouvant l’occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j’allonge la broche, je l’ajuste ; j’étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas ; tout à coup la porte de la dépense s’ouvre : mon maître en sort, croise les bras, me regarde et me dit : Courage ! ... La plume me tombe des mains.

Bientôt, à force d’essuyer de mauvais traitements, j’y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c’était m’autoriser à l’être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu’en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l’autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu’auparavant. Je me disais : Qu’en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l’être.

Rousseau, Les Confessions - Livre I

Jean Jacques Rousseau écrivain du XVIIIe siècle. Il écrivit son œuvre en partie pour se justifier d’un pamphlet de Voltaire qui répandait des calomnies au sujet de l’auteur. Ce passage, se situe à la fin du Livre I, alors qu’il est en apprentissage à Genève. Il nous raconte une chasse aux pommes, sur un registre épique et parodique.

I. L'évocation des mythes, donnant une dimension à la fois burlesque et épique

a) Le mythe du jardin des Hespérides

Petit rappel de la mythologie grecque : Héraclès, demi-dieu, fils de Zeus et d’une simple mortelle, fut soumis à une épreuve en 12 travaux. L’un de ceux-ci consistait à voler des pommes d’or au jardin des Hespérides. Ce jardin est en fait un verger d’orangers situé en Espagne, ce qui explique l’inaccessibilité de ces fruits considérés sacrés. Héraclès a dû se battre contre un dragon, ce qui explique le registre épique de ce texte. On voit le champ lexical de ce mythe : "jardin des Hespérides" et "dragon". Ce dernier renvoie au maître qui est considéré comme invincible et méchant, ce qui montre une disproportion entre les capacités de Rousseau et la punition qu’il subit.

Ce texte a donc un côté burlesque, puisqu’il s’agit d’un sujet somme toute banal traité en épopée et qui en devient par la même risible. (Comparaison de l’enfant Rousseau à Héraclès)

b) Le mythe de l’Éden

L’Éden est le paradis terrestre où sont nés Adam et Eve. Dans ce jardin se trouve l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, dont les fruits (les pommes) sont défendus. Cependant, le serpent, qui représente un "modèle réduit" du dragon, puisqu’ils sont symboliquement classés dans la même espèce, les incite à manger la pomme. Punis pour leur faute, Adam et Eve sont renvoyés de l’Éden. La pomme correspond donc à la tentation, qui conduit à la faute.

D’autre part, en latin, "pomme" se dit "mala" qui signifie, dans un de ses sens, "maux". Par un jeu de mots, la pomme est donc devenue le symbole chrétien du Mal, qui deviendra plus tard la base de l’expression : "avoir un pépin".

c) Le mythe de l’âge d’or et de l’âge de fer

Les Grecs et les romains découpaient le temps antérieur en quatre parties.
- l’âge d’Or, où la terre produisait d’elle-même et où les cultures n’étaient pas nécessaires.
- l’âge d’Argent
- l’âge de Bronze
- l’âge de Fer, où il faut travailler pour avoir un minimum vital. C’est aussi le temps des guerres, il faut se battre à tous les niveaux.

Ces quatre périodes peuvent être appliquées à l’homme, l’âge d’Or représentant l’enfance, et l’âge de Fer l’autonomie. L’extrait est la transition entre ces deux âges symboliques. Rousseau croit qu’il peut se servir lui-même, mais il accomplit en fait de nombreux efforts qui n’aboutissent pas.

Ce texte a donc une dimension épique, puisqu’il envisage le rapport entre l’homme et le Mal.

II. Un récit d'action, à la dimension épique

Le récit commence par le passé et se poursuit au présent de narration. Ce changement de rythme correspond à une accélération.

a) Un récit d'action, formant une épopée

- La présence de verbes d’actions : "allongeais, tirais, menais" et l’énumération des actions successives, provoque un rythme soutenu.

- Il interpelle le lecteur par des réflexions lyriques : "qui dira ma douleur". Celles-ci sont disproportionnées par rapport à l’action qu’il accomplit.

- Il utilise de nombreux repères spatiaux temporels qui permettent de faire revivre l’action.

a) Un texte qui raconte une quête

Mais parallèlement, Rousseau découpe et s'attarde sur l’action pour mieux la rendre épique.

Le champ lexical de l’effort montre que Rousseau a engagé une stratégie. Son action devient une prouesse. Ainsi, quand il parle de "précieux fruit", la valeur qu’il lui donne ne dépend que de l’effort qu’il a accompli. Cela s’apparente à une quête.

III. La remise en cause des châtiments

a) Les effets psychologiques pervers

Rousseau, en tant qu’enfant, conclut de cet épisode qu’il peut commettre des fautes tant qu’il est battu pour celles-ci. La punition aboutit à un effet pervers, au lieu d’arrêter de voler, il continue et se sent même autorisé à le faire.

On perçoit sa psychologie, il a l’impression qu’on s’acharne sur lui : "soit, je suis fait l’être". Cela montre une paranoïa et une croyance en la fatalité.

On peut par ailleurs comparer ce passage à celui du vol du ruban, dans le livre II. Dans cet épisode, Rousseau risque d’être puni, or, on le prend déjà pour mauvais, il sera donc menteur... et voleur.

b) Une éducation d'époque difficilement supportable

Rousseau montre aussi un problème social : la disproportion de la punition conduit à la vengeance. L’éducation de cette époque n’est donc pas vraiment adaptée, puisque certaines conséquences sont beaucoup trop importantes, pour une cause relativement minime. Les relations sociales en deviennent donc pernicieuses.

Rousseau évoque son maître et donc l’autorité qu’il ne supporte pas. Le maître n’est mentionné que par des allégories ("dragon"). Lorsque celui-ci lui dit "Courage !", Rousseau défit le maître, car il se prend pour Hercule. Il défie l’autorité pour ne pas avoir à la supporter. Il provoque le maître. Ce schéma se répète d’ailleurs plusieurs fois, il se fait licencier par provocation.

Conclusion

On peut comparer ce passage avec un extrait des Confessions de Saint-Augustin, où celui-ci vole des poires par plaisir de franchir l’interdit. Rousseau vole également sans nécessité. Cependant, Saint-Augustin donne un sens chrétien à cet aveu, qui est une confession à Dieu lui-même. La progression est la suivante : accusation, puis description du larcin, puis contrition, pour obtenir le pardon. Rousseau, lui, cherche à faire rire le lecteur, à le mettre de son côté. Il fait aussi une réflexion sur l’éducation des enfants en remettant en cause les châtiments.