Apollinaire, Alcools - Zone

L'explication linéaire suivi du commentaire thématique :
I. La religion,
II. Le modernisme,
III. L'espace et le temps,
IV. Le dialogue avec soi-même,
V. L'amour perdu, les femmes

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine

Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut

Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers

J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes

Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette

Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur
Pupille Christ de l’œil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie

Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
À tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D’Afrique arrivent les ibis les flamands les marabouts
L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machine

Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule

Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fonds de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas la regarder de près

Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté

Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse

C’est toujours près de toi cette image qui passe

Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le cœur de la rose

Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

Te voici à Marseille au milieu des pastèques

Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant

Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda

Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté

Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants

Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

Tu es debout devant devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

Tu es la nuit dans un grand restaurant

Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey

Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées

J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues

La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive

Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu Adieu

Soleil cou coupé

Apollinaire, Alcools - Zone

Explication linéaire de termes ou expressions

Le titre : Zone :

1. cf. le grec "zônè" : la ceinture : image d'une boucle fermée, d'un voyage qui se termine par un retour au point de départ (le matin).
2. terrains vagues qui ceinturaient Paris : évocation de la misère des bidonvilles.
3. zone franche, dans le Jura, à Étival, où Apollinaire séjourna chez des amis : une contrée mal définie, qui n'appartient à aucun pays, dans laquelle on erre.

4 : Allusion à certaines carrosseries imitant la caisse des voitures à cheval ; allure de carrosses ;

6 : Port-Aviation : le Bourget

11-14 : rapprochement possible avec une conversation avec le poète André Billy ; cf. le goût d'Apollinaire pour les policiers (exemple : Fantômas)

25 : glissement de sens : jeune rue : jeunesse et même enfance d'Apollinaire

27 : son ami du collège Saint-Charles ; collaborateur des Soirées de Paris ; allusion à son mysticisme durant l'adolescence.

31-32 : sans doute la rosace de la chapelle du collège ; litanie ; l'éternité de la religion ; potence : la croix.

42-43 : image de l'oeil, du regard qui monte comme le regard de l'oiseau et celui de l'aviateur. En plus : oeil associé à "cristallin" : calembour : crist(allin) : Christ ! On peut lire, en inversant : pupille, oeil du Christ.

46 : Simon mage : Simon le magicien

47 : jeu de mots : voler avec des ailes ; voler en tant que voleur.

49 : Icare : fils de Dédale ; vola avec des ailes fabriquées par son père, mais se noya pour avoir trop approché le soleil. Élie : prophète d'Israël ; enlèvement mystérieux aux cieux ; Apollonius : magicien ou thaumaturge (faiseur de miracles) de la fin du Ier siècle ; il aurait compris le langage des oiseaux. Énoch : personnage biblique.

54 : cortège d'oiseaux ; convocation des oiseaux de partout ; élan de l'univers vers l'immortalité.

56 : ibis : échassier d'Afrique ou d'Amérique ; marabout : grand échassier.

61 : pihis : poissons pi-mus : qui n'ont qu'un oeil (aux yeux accouplés) oiseaux pi-his : qui n'ont qu'une aile (aux ailes accouplées).

64 : ocellé : parsemé d'ocelles (taches arrondies dont le centre et le tour sont de deux couleurs différentes).

65 : phénix : oiseau fabuleux qui, brûlé, renaissait de ses cendres ; sirènes : cf. Ulysse (Charybde et Scylla).

81 : allusion aux menstruations, symbole d'impureté ; un amour saignant (la rupture avec Marie).

89 : enfance à Monaco

94 : poisson se dit "ichtus" en grec : I Ch Th Us : Jésus Christ Fils (uos) de Dieu (théos).

98 : cétoine : insecte coléoptère, aux vives couleurs métalliques.

99 : agate : pierre précieuse. Saint-Vit : église où Apollinaire fut baptisé.

101 : Lazare : aveugle sauvé par le Christ.

102 : quartier juif de Prague ; les souvenirs vont à rebours, comme l'horloge.

104 : Hradchin : château royal qui domine Prague.

113 : l'affaire de la Joconde

117 : allusion à Annie et à Marie.

121 : spectateur étonné de la foi des autres au milieu des malheurs.

125 : Argentine : équivaut au Pérou.

127 : cf. l'édredon rouge, affreux, auquel Apollinaire tenait malgré les moqueries de ses amis, parce qu'il venait de sa mère.

130 : bouge : logement étroit, sale, misérable. Souvenir de ses origines : se mêle à cette population.

137 : une journée écoulée : reste la nuit !

138 : douleur d'amour par rapport à Marie ; mais pas de responsabilité de la femme.

140-143 : pitié même pour les prostituées.

146 : métive : métisse.

148 : seule solution possible : l'alcool.

152 : cf. l'art nègre : Apollinaire est un de ceux qui l'ont fait connaître. Universalité du besoin de croire.

155 : Le soleil est un cou tranché ; ironie du son : "coucou" ! soleil guillotiné ; humanité moderne décapitée. Cf. la première ébauche : "soleil levant cou tranché" (Les soirées de Paris)

I. La religion

1. Souvenirs d'une foi très vive

- Jusqu'à l'adolescence ; ensuite, persistance chronique, mais sincère, du sentiment religieux, ou nostalgie d'une foi perdue.
souvenirs : vers 2 et suivants ; tendresse nostalgique : vers 75-76 ; nostalgie d'une vie passée confiante dans la foi ; étonnement devant les autres (vers 124).

- Vit aux temps d'un modernisme sceptique : honte d'entrer dans une église et de renouer avec l'ancien temps (vers 9).

- Sincérité du vers 7 ; pourtant, c'est Pie X qui a interdit de danser le tango (des positions louches, selon lui !).

2. Sentiment d'une universalité des religions

Besoin de foi en chacun de nous.
D'où deux images :
- le cortège ascendant de tous les oiseaux et de tout ce qui peut monter (comme les avions) accompagne le Christ. Le Christ (vers 40-41) fait le lien entre le monde moderne et le monde ancien ; image volontairement journalistique, donc choquante, du vers 41.
- vers 151-153 : les autres religions expriment le même besoin que le christianisme, même si elles ont longtemps été méprisées.

II. Le modernisme

1. Apologie de la ville et de la vie modernes

- Cri du début du poème ; symbole de la Tour Eiffel (1887-1889) : troupeau des ponts : les voitures.

- Esthétique de la rue moderne (vers 15-24). Beauté criarde (couleurs et sons) ; beauté dans le quotidien.

- Fin du rêve de beauté : vers 135-136 ; vers 144-145.

2. Le modernisme dans la poésie

- Structure : vers très variés ; pas de rime ; pas de ponctuation ; pas de strophes ; pas de plan thématique suivi ; vocabulaire très prosaïque à maints endroits.

- Essence de la poésie : vers 11-15 : une nouvelle esthétique en littérature.

III. L'espace et le temps

- Un poème qui se déroule sur 24 heures (du matin au matin), à Paris.
Importance du souvenir qui provoque des retours en arrière de façon très anarchique, et donc des déplacements dans l'espace (au gré des voyages effectués dans le passé par Apollinaire).

- Alternance de précisions géographiques extrêmes (vers 24) et de notations des plus larges, comme les noms de pays.

- Notion d'espace présente même dans Paris (dans le présent), avec le thème de la marche.

- Sauts dans le temps, d'après les caprices de la mémoire (vers 25) ; une mémoire qui ne suit pas le déroulement du temps (vers 103) et procède par associations d'idées ou d'images.

- Association du temps et de l'espace, dans le thème du voyage (ou de la marche) : la vie elle-même est un voyage, où l'on se modifie (cf. les changements intervenus entre le début, claironnant, et la fin du poème, tragique).

- Simultanéité des images dans le temps et dans l'espace : cf. le cubisme (qui présente simultanément différents aspects d'un être).

IV. Le dialogue avec soi-même

- Le personnage est tantôt destinataire (Tu) tantôt énonciateur (Je) : dédoublement de la personnalité (spectateur et acteur) ; ubiquité (cf. le cubisme : plusieurs portraits d'un personnage sur une même toile).

- Passage du "tu" au "je" : une alternance qui est parallèle à celle d'ombre et de lumière ; un visage solaire ou nocturne ; cf. les poèmes du recueil : alternance d'optimisme ou de vision sombre du monde.

V. L'amour perdu, les femmes

Cf. les paroles d'Apollinaire qui qualifiait Zone de "poème d'une fin d'amour".

- Allusion très discrète à Marie, sans intention de juger ni condamner (vers 117).
- Suppression, dans la version définitive, de deux vers, de référence directe à Marie :
"[i]L'autre, le mauvais larron, c'était une femme
Elle m'a pris ma vie, ce fut un vol infâme[/i]."
La douleur d'amour est toujours présente, mais ne doit pas être le sujet du poème.

Rôle important des femmes : cf. la vie d'Apollinaire.
- Impureté, cruauté de la femme (vers 81, 139).
- Condition malheureuse de la femme : vers 134, 138, 141...
La femme n'est pas coupable des malheurs de l'homme.

Conclusion

Richesse du poème : richesse thématique, richesse des images ; un poème qui contient en germe ou de manière déjà développée la plupart des aspects des autres poèmes du recueil.
Multiplicité des sens, à l'image de la richesse du poème lui-même.

Originalité d'Apollinaire

Un poème qu'on a rapproché des Pâques de Cendrars (même itinéraire, peuplé de souvenirs) ; mais originalité profonde d'Apollinaire, aussi bien dans l'écriture que dans le choix des images. Le thème religieux n'est pas au centre du poème, comme chez Cendrars ; thème intermittent, à l'image du sentiment religieux du poète.

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