Zola, L'Assommoir - Chapitre 1: Incipit

Commentaire complet en trois parties.

Dernière mise à jour : 11/11/2022 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Gervaise avait attendu Lantier jusqu'à deux heures du matin. Puis, toute frissonnante d'être restée en camisole à l'air vif de la fenêtre, elle s'était assoupie, jetée en travers du lit, fiévreuse, les joues trempées de larmes. Depuis huit jours, au sortir du Veau à deux têtes, où ils mangeaient, il l'envoyait se coucher avec les enfants et ne reparaissait que tard dans la nuit, en racontant qu'il cherchait du travail. Ce soir-là, pendant qu'elle guettait son retour, elle croyait l'avoir vu entrer au bal de Grand-Balcon, dont les dix fenêtres flambantes éclairaient d'une nappe d'incendie la coulée noire des boulevards extérieurs ; et, derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle, une brunisseuse qui dînait à leur restaurant, marchant à cinq ou six pas, les mains ballantes comme si elle venait de lui quitter le bras pour ne pas passer ensemble sous la clarté crue des globes de la porte.

Quand Gervaise s'éveilla, vers cinq heures, raidie, les reins brisés, elle éclata en sanglots. Lantier n'était pas rentré. Pour la première fois, il découchait. Elle resta assise au bord du lit, sous le lambeau de perse déteinte qui tombait de la flèche attachée au plafond par une ficelle. Et, lentement, de ses yeux voilés de larmes, elle faisait le tour de la misérable chambre garnie, meublée d'une commode de noyer dont un tiroir manquait, de trois chaises de paille et d'une petite table graisseuse, sur laquelle traînait un pot à eau ébréché. On avait ajouté, pour les enfants, un lit de fer qui barrait la commode et emplissait les deux tiers de la pièce. La malle de Gervaise et de Lantier, grande ouverte dans un coin, montrait ses flancs vides, un vieux chapeau d'homme tout au fond, enfoui sous des chemises et des chaussettes sales ; tandis que, le long des murs, sur le dossier des meubles, pendaient un châle troué, un pantalon mangé par la boue, les dernières nippes dont les marchands d'habits ne voulaient pas. Au milieu de la cheminée, entre deux flambeaux de zinc dépareillés, il y avait un paquet de reconnaissances du mont-de-piété, d'un rose tendre. C'était la belle chambre de l'hôtel, la chambre du premier, qui donnait sur le boulevard.

Cependant, couchés côte à côte sur le même oreiller, les deux enfants dormaient. Claude, qui avait huit ans, ses petites mains rejetées hors de la couverture, respirait d'une haleine lente, tandis qu'Etienne, âgé de quatre ans seulement, souriait, un bras passé au cou de son frère. Lorsque le regard noyé de leur mère s'arrêta sur eux, elle eut une nouvelle crise de sanglots, elle tamponna un mouchoir sur sa bouche, pour étouffer les légers cris qui lui échappaient. Et, pieds nus, sans songer à remettre ses savates tombées, elle retourna s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit, interrogeant les trottoirs au loin.

L'hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C'était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu'au second, avec ces persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d'une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncoeur, tenu par Marsouillier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d'avenue, s'arrêtant presque en face d'elle, à la masse blanche de l'hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d'assassinés ; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure, avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau.

Zola, L'Assommoir - Chapitre 1

L'extrait que nous étudions est l'incipit de l'Assommoir, un roman naturaliste écrit par Emile Zola en 1877. Ce roman est tout d'abord paru sous forme de feuilletons dans la presse dès 1869. Il est un des volumes, le septième, d'une grande chaîne de romans appelée les Rougon-Macquart, dont le sous titre complet est Histoire Naturelle et Sociale d'une famille sous le second Empire, et inspirée de la Comédie Humaine de Balzac.

Dans cet extrait, on nous présente Gervaise, qui paraît être l'héroïne du roman, en train d'attendre Lantier. Son attente est mêlée à la description naturaliste de la chambre et du quartier. On note tout d'abord quatre paragraphes distincts.
- 1er paragraphe : un retour en arrière sur la situation avant le réveil de Gervaise, sur les huit jours précédent la soirée de la veille ("ce soir-là", "depuis huit jours").
- 2ème et 3ème paragraphes : le réveil dans les larmes de Gervaise puis description de la chambre et des enfants endormis.
- 4ème paragraphe : vision du quartier et de l'hôtel par Gervaise qui reprend son attente de Lantier.

On peut dire qu'il s'agit d'une tonalité réaliste présente dans ce passage, la focalisation interne est, de plus, très importante mais pas constante.

I. Un commencement de roman

a) Les personnages

- Le premier mot du roman est "Gervaise", prénom repris aussi au début du 2ème paragraphe dans l'expression "Quand Gervaise s'éveilla".

On remarque qu'elle est sujet des principaux verbes d'actions, comme à la l.1 "Gervaise avait attendu" ou encore à la l.2 où le prénom est repris par le pronom de substitution "elle". Ce pronom est, à travers le texte, de nombreuses fois, sujet des verbes d'actions comme par exemple à la ligne 12 "elle resta", la l. 29 "elle tamponna", l.14 "elle faisait le tour", ou encore "elle regarda", …

- Ce personnage est donc central, sujet de la majorité des verbes d'action. Gervaise tient la place d'héroïne, dans cette première page mais aussi dans tout le roman.

- Ce nom sujet est tout de même présent dans le texte comme étant sujet de complément d'objet désignant Lantier (l'objet de cette attente) et son attente : "son retour" avec l'adj.possessif "son" qui renvoie à Lantier.

- Le fait que le narrateur emploie le prénom de "Gervaise" comme premier mot du roman, et en quatrième celui de "Lantier" peut nous laisser supposer que celui-ci essaye de susciter une certaine familiarité chez le lecteur avec les personnages.

- Le 1er paragraphe est écrit au plus-que-parfait ("avait attendu" …) ce qui nous montre que l'entrée du lecteur dans le récit se fait en pleine action, en plein état déjà commencé : l'attente. Le récit se fait donc in medias res.

Le repère chronologique que nous avons et l'expression "quand Gervaise s'éveilla" nous confirme que nous sommes en pleine action.

- Gervaise est immédiatement associé aux enfants dans le premier paragraphe : "il l'envoyait se coucher avec les enfants" – expression qui insiste sur l'exclusion de Gervaise de la vie nocturne du père Lantier.

- Nous avons aussi une indications sur les enfants dans le 3ème paragraphe dont ils sont le centre : leur prénom est cité "Claude qui avait huit ans"- "Etienne âgé de quatre ans".

(on pourrait aussi ajouter les personnages présentés à la fin, personnages sans visages (sauf celui de la mort) "un groupe de bouchers" qui n'a pas d'importance pour l'histoire)

Pour les personnages présents ici, on a donc la femme (présentée comme mère avant tout mais pas en épouse), un homme (qui a l'air de plutôt tromper et sa femme, et ses enfants) et enfin, les deux enfants.

- Le milieu social est évoqué dès la précision sur le métier d'un personnage secondaire "la petite Adèle, une brunisseuse" – et aussi par les précisions sur les vêtements nocturnes de Gervaise "en camisole", "ses savates tombées".

b) La situation

- On a une situation d'attente donnée dès la 1ère ligne par le verbe "avait attendu".

- On a une situation d'exclusion entre le père d'un côté et la femme et les enfants de l'autre par l'expression "il l'envoyait se coucher avec les enfants" (l.4).

- On peut dire que la trahison de Lantier est suggérée par "ne reparaissait que tard dans la nuit" (l.4) ainsi que la présence d'une possible rivale par "et derrière lui, elle avait aperçu la petite Adèle" (l.7/8).

- La présence du mensonge est évoquée par l'expression "en racontant que" (l. 5) qui jette le doute sur les paroles rapportées au discours indirect.

- Il s'agit d'une attente "pendant quelle attendait son retour" (indication d'une durée), douloureuse qui s'avère vaine : "Lantier n'était pas rentré" est une explication à la douleur "elle éclata en sanglots" juxtaposée à cette phrase brève.

- La douleur de l'attente est marqué par le vocabulaire des larmes : "les joues trempées de larmes" (l.3), "elle éclata en sanglots" (l.11), "ses yeux voilés de larmes" (l.14) avec un sens métaphorique, "le regard noyé" (l.28), "une nouvelle crise de sanglots" (l.28).

- On peut dire que le paroxysme (le point culminant) de la crise est déclenchée par le tableau des enfants.

c) Le cadre spatial et temporel

Le cadre spatial :

Il est important. On a abondance des noms de lieu.
Parmi eux, on peut distinguer deux groupes : des noms plus géographiques, et des noms plus précis d'établissements (publics).

les noms d'établissement :
"du Veau à deux têtes" (l. 3) = restauration, lieu où ils mangeaient.
"au bal de Grand-Balcon" (l.6) = lieu où l'on danse, plus de divertissement
"Hôtel Boncoeur" (l. 35) = lieu de logement
"hôpital de Lariboisière" (l.41) = lieu public aussi

Ils s'agit de noms qui ont attrait à la vie du quartier, ceci donne un côté familier dans leur description. Ils évoquent un quartier populaire.

les noms plus géographiques :
"les boulevards extérieurs"(l.7)
"les boulevards de la Chapelle" (l. 32)
"la barrière Poissonnière" évoquée deux fois dans l'extrait.
"le mur de l'octroi"
"le boulevard Rochechouard"

Ces toponymes situent le quartier de Paris en question. L'action se passe aux frontières de la capitale. Ces noms situent l'action dans les faubourgs ouvriers reconnaissables à l'époque par les lecteurs de Zola.

On a donc une correspondance entre le personnage de Gervaise et le lieu où elle se trouve, le quartier qui est présent dans cette première page du roman.

Le cadre temporel :

On a plusieurs précisions sur le moment, le temps où ce passe la scène, certaines étant brèves et discrètes, d'autres plus précises.

- On n' a une première indication lorsque l'on parle de l'hôpital de Lariboisière, par l'expression qui complète le nom "alors en construction". Cet hôpital existant vraiment à l'époque dans la ville fut construit à partir de 1846. Nous sommes donc à la veille du Second Empire dont on parlera plus tard dans le roman, qui commencera en 1851.

- On nous donne aussi l'heure du réveil de Gervaise : "vers cinq heure" (l.11).

- L'indication "depuis huit jours" (l.3) nous précise aussi les relations du couple et ainsi, situe la dégradation du couple, par les expressions "ce soir-là" (l.5) qui désigne la soirée précédente ou "jusqu'à deux heures du matin" qui précise les conditions de l'attente longue (donnée par l'adv. "jusqu'à") et nocturne.

- En ce qui concerne l'âge du couple, l'âge des enfants nous le suggère qu'il remonte à au moins plus de huit ans.

II. Un choix naturaliste

a) Misère à l'intérieur

- Le texte commence en focalisation zéro mais très vite le relais est donné à la focalisation interne.

La focalisation interne est un choix typiquement naturaliste qui consiste à ce que le narrateur ne s'interpose pas entre le lecteur et le personnage. Tout est vu, pensé par le personnage sans interposition du narrateur.

- La description de la chambre qui tient une place importante dans cet extrait (et en particulier dans les paragraphes 2 et 3) est vu des yeux même de Gervaise.

- Cette focalisation interne est liée au champ lexical de la vision : elle commence à "elle guettait" puis continue – "l'avoir vu" – "de ses yeux" … "elle faisait le tour" …

- La description de la chambre commence par l'expression "lentement, …, elle faisait le tour" où le COD du verbe "de la misérable chambre garnie" est tout de suite qualifié de "misérable", un adj. plutôt négatif et dévaluant.

- les yeux de Gervaise donnent un plan panoramique, pareil à une caméra qui balaye un espace sur 180°.

- On voit cette misère à travers plusieurs points : la dégradation, la saleté, l'absence de valeur des objets, le manque d'argent implicitement présent, le désordre et l'encombrement des lieux.

La dégradation
Elle est présente à travers :
la relative qui qualifie la commode :"dont un tiroir manquait".
Des expressions comme :
"un pot ébréché"
"un châle troué"
"les deux flambeaux dépareillés"
"un vieux chapeau d'homme"
"le lambeau de perse déteinte".

La saleté
Elle est présente à travers les termes "petite table graisseuse" – "chemise et chaussettes sales"- "pantalon mangé par la boue" qui a une valeur hyperbolique (une personnification de la boue).
Le manque d'argent
Il est présent dans :
"le paquet de reconnaissance du Mont de Piété"
"dont les marchands d'habit ne voulaient pas"
"les flancs vides de la malle" (valeur plus symbolique : l'usage, vide par la revente)
"sur le même oreiller"

Le désordre et l'encombrement
Ils sont présents dans :
le choix du champ lexical du verbe "traînait"- "vêtements qui pendaient " (idée d'un laisser-aller)- "le long des murs, sur le dossier des meubles" (lieux où ils sont pendus)
les objets mêlés "au milieu de la cheminée" (expression qui accentue ce désordre).
"enfoui sous des chemises et des chaussettes …" (les objets ne sont pas ordonnés)
"un lit qui barrait la commode" : il s'agit d'un espace barré, obstrue, étouffant par le manque de place – effet rendu par la deuxième expression "emplissait les deux tiers de la pièce" (manque d'espace : signe de misère).

- La description réaliste présente des lieux familiers et des lieux dévalués, désordonnés et misérables. Le désordre du lieu n'est pas sans correspondre au désordre sentimental de la personne qui l'habite, ici Gervaise ("Pour la première fois, il découchait"), à la désorganisation du couple qui s'effondre.

- Gervaise est présentée à la l.3 exactement comme barrant son lit ("jetée en travers du lit"), cela accentue la brisure des lignes – elle est restée en camisole et sans "savates". Le désordre de Gervaise est présent dans celui de la pièce.

- La description réaliste se caractérise par le champ lexical des objets : "lit", "trois chaises de paille", "petite table", "commode", "malle", "meubles", "cheminée" …

En contre point de cette misère intérieur, le tableau des deux enfants endormis forme contraste.

- L'expression "le même oreiller" est ici un indice de rassemblement, de fraternité, de partage spontané : "côte à côte".

- La tendresse est présente dans le geste de l'un : "un bas passé au coup de son frère".

- Des éléments suggèrent aussi la fragilité de l'enfance : "ses petites mains", "de quatre ans seulement".

- Le calme, l'abandon, la confiance sont également décrit ici : "d'une haleine lente"- "souriait" et "les deux enfants dormaient" (phrase simple suj/vb qui prouve le côté paisible, serein).
On a donc une sorte d'image de bonheur au milieu de celle du malheur, une sorte d'îlot au centre de la pièce.

Cette vision exprime donc un contraste qui lancent les larmes de la mère.

b) L'extérieur inhospitalier

- La transition de l'intérieur à l'extérieur de la pièce se fait là encore par le regard de Gervaise qui reprend son attente : "elle retourna s'accouder à la fenêtre, elle reprit son attente de la nuit" (l. 30/31). Le verbe "interrogeant" (sous-entendu du regard) montre qu'elle commence peu à peu à s'inquiéter et à se poser des questions. On a là aussi une profondeur de champ comme l'indique l'adv. "au loin".

- La description de l'hôtel ne se fait pas du point de vue de Gervaise. Elle est antérieure à ce que voit Gervaise à l'extérieur. Cette description est donc faite par quelqu'un qui est face à cet hôtel. On a donc la preuve qu'elle est faite en interruption à la focalisation interne.

- L'immeuble est qualifié de "masure" (l. 33), terme dévaluatif qui connote un état de misère.

L'adjectif "pourries" qualifie le terme "persiennes". Les expressions "la moisissure de plâtre", "vitres étoilée", "en rouge lie vin" (couleur délave) nous présente un bâtiment délabré qui présente la misère.

- La couleur de l'enseigne est criarde : "en grandes lettres jaunes" ce qui forme contraste avec la couleur délavée du crépis de l'hôtel. L'enseigne a des pièces manquantes : "avait emporté des morceaux".

- On a un effet de réel dans le nom de l'établissement indiqué en italique : "Hôtel Boncoeur".

- Cet effet de réel est aussi donné par des éléments descriptifs, comme la position de Gervaise : "que la lanterne gênait" qui montre un côté insistant.

A partir de cette phrase, c'est le regard de Gervaise qui organise l'espace.

- Ce qu'elle voit est tantôt désertique comme par exemple "un long ruban d'avenue" ou "elle suivait le mur de l'octroi" qui est assimilé plus tard à "une muraille grise et interminable".

Mais peut être aussi plus "vivant", lorsqu'elle aperçoit des groupes humains "des groupes de bouchers […] stationnaient".

- La blancheur du bâtiment est aussi fantomatique "masse blanche".
Il y a une description visuelle mais aussi une description de l'odeur : "une puanteur".

- Ce qui limite le regard de Gervaise est l'abattoir, l'octroi blanc et le mur : "d'un bout à l'autre de l'horizon …" Un champ, un horizon est limité.

Il y a par ailleurs une volonté naturaliste par le choix du métier présenté dans l'incipit : les bouchers, à la fois symbolique et connotatif de la misère et de la violence.

III. De sourdes menaces

a) Une violence des contrastes

- Tout d'abord, on peut relever des métaphores très fortes comme par exemple, "les dix fenêtres flambantes" (l. 6) ou "une nappe d'incendie" (l. 7) qui est aussi une hyperbole. Ces couleurs de feu sont dans la Mythologie associées à l'Enfer et, symboliquement, une des lectures possibles de ces métaphores d'incendie peut être l'Enfer.

- On a donc ici un contraste entre ces couleurs de feu et l'adj. "noire" qui qualifie "coulée" (l. 7) ; et, en plus du contraste de couleur, il y a un contraste sur l'aspect, "nappe" / "boulevards" / et "coulée" qui désigne habituellement un liquide, une épaisseur.
Ces couleurs rouge / noir donnent donc une vision infernale de ce que voit Gervaise de sa fenêtre.

- On a aussi des oppositions forte entre lumière et nuit, ceci dans l'expression "la clarté crue" (l. 10)

- On a un contraste fête et situation du quartier : le monde de la fête nous est d'une part présenté au milieu de la misère du peuple.

- La nuit est aussi présentée comme tapis dans les angles vers la fin de notre extrait : les angles que Gervaise fouille des yeux sont qualifiés de sombre et leur noirceur est plus une question de qualité que de couleur : (l. 43/44) "elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d'humidité et d'ordure".

b) Un univers menaçant

L'univers menaçant qui nous est présenté ici est rendu par l'évocation de la mort.

On a tout d'abord des termes se rapportant à la vision :
- L'enfermement de Gervaise est présenté comme menaçant : Gervaise est cloîtrée

- "la malle qui montrait ses flancs vides", "le lit qui barrait la commode" : il s'agit d'un univers doué de vie, mais d'une vie menaçante pour les humains.

- On a une description plutôt effrayante sur la façade de l'hôtel "peinte en lie de vin" (l. 33), car c'est une couleur qui n'est pas franche, couleur qui évoque le sang séché.

- L'expression "lie de vin" renvoie aussi par le mot "vin" à la mort annoncée par l'alcool.

- La mort est aussi évoquée par l'expression "les tabliers sanglants" (on imaginerait presque les tablier saigner).

- On a une menace de mort, dans "clarté crue" (l.10) avec le terme "crue" qui désigne habituellement le sauvage, lié à la matière animale ou végétale à consommer, mais qui, ici, se rapporte à la lumière.

La mort est aussi présente par l'odeur :

- L'expression "une odeur fauve de bête massacrée" évoque la mort, avec le terme "massacrées" qui indique une tuerie : une violence est donc connotée.
Les bêtes massacrées ne sont pas sans renvoyer aux humains massacrés, sacrifiés.

Cette menace est également présente dans des éléments relevant de l'ouïe :

- L'expression "des cris d'assassinés" évoque la mort, on sait que le crime prolifère sur la misère.

- "derrière lequel" évoque en plus une menace tapis, cachée.
On a un renforcement sur cette présence de la mort par le terme "elle entendait", imparfait d'habitude temporisé par l'adv. "parfois".

- Cette présence de la mort fait que Gervaise identifie l'absence de Lantier à une mort possible "avec la peur d'y découvrir le corps de Lantier", et à une mort violente donnée par l'expression "le ventre troué de coups de couteau".
On a donc un scénario de roman noir. On a accès au bas-fond de la société.

- Le scénario que Gervaise se construit mentalement a à voir avec le côté naturaliste, le côté violent et le côté imaginaire. De sa fenêtre, Gervaise voit la mort symboliquement, visuellement, auditivement et olfactivement.

- L'enfermement est aussi présent avec le mur de l'octroi : "d'un bout à l'autre de l'horizon, elle suivait le mur de l'octroi" (l. 41/42), et le vocabulaire de l'enfermement "barrière", "mur de l'octroi" : c'est une matérialisation de frontières.

Conclusion

Dans cet incipit de roman, Zola propose au lecteur un pacte de lecture réaliste et même naturaliste, ceci, par l'effacement du narrateur. Il nous conduit à découvrir l'environnement du personnage principal par ses yeux (de Gervaise).

C'est bien l'incipit d'un roman sur le peuple, comme le dit Zola dans sa page de préface, qui nous ici donné. L'importance du cadre urbain et le milieu social dans lequel vont évolués les personnages est posés.

Ce pacte naturaliste n'empêche pas une lecture symbolique. Par ailleurs, la structure circulaire du récit s'amorce puisque Gervaise reviendra, peu avant sa mort, rôder aux fenêtres de cet hôtel où elle aura tenté de reconstruire une vie meilleure.