Dans ce texte, Kant nous invite à réfléchir aux rapports entre la morale et le bonheur. Plus précisément, l’auteur traite dans une première partie de la pertinence ou non du commandement d’être heureux et d’être moral., et interroge les moyens pour y parvenir. Dans une seconde partie il effectue certains constats et en déduit une thèse : « il faut donc bien que la loi morale soit autre chose que le principe du bonheur personnel ». La loi morale n’est certes pas la conception que les hommes se font du bonheur personnel… Kant pense que la morale s’oppose aux désirs donc au bonheur et inversement, que désirs et quête du bonheur ne sont pas toujours moraux. L’auteur soutient qu’il faut fournir aux hommes un autre critère de jugement de leurs actes que l’obtention ou non du bonheur à l’issue…
Mais comment et pourquoi en vient-il à cette conclusion ? Et quel est ce fameux critère ?
Etude linéaire
Dans la première partie du texte, Kant va poser qu’il est inutile de commander aux hommes d’essayer d’être heureux, et que même les moyens pour tenter d’accéder au bonheur n’ont pas à leur être ordonnés, seulement proposés.
[l.1-3]
L’homme aspire naturellement au bonheur. « Tout homme cherche à être heureux, y compris celui qui va se pendre » (Pascal). La quête du bonheur est tout à fait légitime car étant tout d’abord un être sensible, l’homme veut connaître le bien-être. Si la recherche du bonheur est une quête naturellement présente en l’homme, aussi est-il inutile de lui ordonner d’être heureux : il le veut déjà or « on n’ordonne jamais à quelqu’un ce qu’il veut déjà inévitablement de lui-même » l.2-3.
Kant semble au départ vouloir nous faire part d’un impératif technique, impératif qui présente une fin et un moyen… La fin serait bien sûr le bonheur… Cependant les « lignes de conduite » (l.4), c’est-à-dire le moyen pour y accéder ne nous sont pas données… Or l’impératif technique ne prescrit que des moyens à la quête d’une fin, ne commande que les moyens car la fin n’est pas technique. La technique donne seulement le conseil…
En fait, Kant fait donc référence à l’impératif pragmatique, l’impératif qui commande d’être heureux, qui nous dit que si l’on veut être heureux, alors on doit prendre les moyens de l’être.
Cependant le problème de l’impératif pragmatique est qu’il laisse ignorant, la raison peut me donner des conseils mais je ne suis pas sûr d’accéder au bonheur…
(entre les l.1 à 5)
…et pour cause… !!! Si la quête du bonheur est effectivement légitime, le bonheur que désire l’homme est en réalité impossible… C’est ce que montre les lignes suivantes.
[l.3-5]
Ces lignes semblent partir d’une citation de Kant : « L’homme est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux ».
Ainsi il faudrait proposer à l’homme des conseils pour l’aider dans sa quête du bonheur. La marche à suivre ne peut lui être ordonnée car il n’est pas toujours en mesure d’accéder à tout ce qu’il veut, ainsi lui ordonner des moyens ne lui permettrait pas davantage d’y arriver !
On peut s’interroger sur le sens de cette dernière expression : « ne peut pas tout ce qu’il veut ». Que veut l’homme ? Un bonheur absolu, infini… L’homme aspire au bonheur comme totalité, mais cela lui est impossible. Le bonheur qu’il connaît, c’est une expérience de l’ordre de l’éphémère, une expérience de petits moments heureux, tout cela lié à sa sensibilité. Mais l’homme, être également de raison, ainsi capable de dépasser l’instant, veut plus : il exige que le bonheur soit quelque chose qui ne finisse pas. On a donc une inadéquation entre les éléments d’expérience et la totalité qui entraîne une impuissance, selon Kant, de l’homme à se hisser à l’idée de bonheur. Nous connaissons donc partiellement le bonheur, mais ne pouvons atteindre la totalité, l’idéal… Voici comment on peut donc interpréter que l’homme « ne peut pas tout ce qu’il veut ». A moins que cela ne signifie tout simplement que l’homme, cet être de désirs, ne peut cependant pas réaliser tous ses désirs… mais tout cela tourne autour de la même idée.
Ainsi, pourquoi ne peut-on pas commander d'être heureux? Tout d’abord parce qu’on ne commande pas à quelqu’un ce qu’il recherche déjà naturellement, c’est inutile. Ensuite parce qu’on n’ordonne pas à quelqu’un quelque chose qu’il lui est impossible d’atteindre…
[l.5-10]
A l’inverse, dans une seconde partie, Kant reprend la même démarche mais en l’adaptant cette fois à la morale… Il répond à la question de savoir si l’on peut ordonner la moralité au nom du devoir… Pour lui, commander aux hommes d’être moraux est une chose, cette fois-ci, nécessaire.
[l.5-8]
En effet, l’homme ne recherche pas forcément à être moral… Il ne le cherche d’ailleurs pas très souvent, notamment quand les principes de la morale sont en opposition avec sa nature profonde, ses inclinations. Un homme qui est cupide, menteur, voleur par nature aura beaucoup de mal à être généreux, honnête… Pourtant c’est ce que demande l’action morale : c’est l’action mise en œuvre par un homme qui transcende sa nature et fait ce qu’il a à faire.
Il s’arrache à ses sentiments, à un certain nombre de déterminismes, pour se soucier de l’autre, alors qu’il avait toutes les raisons du monde de ne se soucier que de lui. L’action morale c’est la raison qui légifère contre vents et marées. Si l’homme ne se soucie donc que rarement d’être moral, puisque cela est contraire à ses inclinations, il y a donc nécessité de lui commander cette recherche de la morale, lui faire comprendre que ceci est un devoir : « Ordonner la moralité sous le nom de devoir est tout à fait raisonnable » (l.4-5). Pour Kant, le devoir moral est un impératif catégorique. C’est l’impératif qui impose d’agir moralement, en fonction de la loi, conformément à la raison morale.
[l.8-10]
Cet impératif catégorique, en tant qu’il commande l’action morale, est une évidence : chacun sait ce qu’il doit faire. L’action morale est caractérisée par le fait qu’il n’y a pas de calculs à effectuer, pas de questions à se poser, il faut faire son devoir. Ainsi la morale, elle, est accessible à tous. L’homme qui veut être moral sait comment il doit agir : « ce qu’il veut à cet égard, il le peut aussi » (l.10). La morale renvoie à un certain nombre de valeurs, universellement reconnues. Cela semble fortement lié à un autre texte de Kant, dans lequel il pose que « Le devoir est plus facile à connaître que le bonheur ». Dans ce texte, Kant met en scène une personne pauvre qui a en mains de l’argent qui ne lui appartient pas. Le problème est de savoir si elle doit ou non rendre l’argent. Pour être moral c’est simple, même un enfant connaît la solution : il faudrait rendre l’argent.. Mais pour être heureux, c’est plus compliqué… Garder l’argent permettrait peut être de survivre pendant un certain temps, mais cet argent s’épuiserait au bout d’un moment donc cela ne peut vraiment apporter le bonheur, s’il existe il ne serait que de courte durée. De plus, les gens se poseraient des questions sur cet enrichissement soudain, n’auraient pas confiance, etc… Autre possibilité : rendre l’argent alors qu’on est dans le besoin serait être vertueux, mais cela ne nous aiderait pas davantage à nous nourrir… On mériterait d’être heureux cependant il n’y a aucune garantie… La vertu nous rend digne d’être heureux mais ne nous rend pas heureux…
Ainsi on doit ordonner à l’homme de faire preuve de moralité, car celui-ci a souvent tendance à la négliger puisqu’elle apparaît contraire à ses inclinations. L’homme, s’il ne sait pas comment parvenir au bonheur, sait par contre très bien comment il doit agir pour être moral.
[l.11-19]
Dans la dernière partie, au lieu de considérer séparément bonheur puis morale, Kant va traiter du lien entre les deux.
[l.11-14] = exemple des jeux d’argent
Pour traiter de ce rapport morale / bonheur, Kant va prendre un exemple : celui des jeux d’argent. Il prend plus précisément le cas de deux joueurs. Le premier a perdu, aussi il aura tendance à regretter d’avoir joué… Le second a gagné, mais pour cela a triché… aussi normalement devrait-il avoir une très mauvaise opinion de lui puisqu’il est allé à l’encontre de la loi morale. Kant emploie un parallélisme dans la construction, pour montrer ce qui aurait du être normalement : « celui qui a perdu peut bien s’en vouloir » (l.11), mais celui qui a « triché doit se mépriser » (l.12-13). Les termes sont beaucoup plus forts dans la seconde proposition, accentués par l’obligation : « doit »…
[l.15-19] = argument
Mais face à cet exemple de ce qui devrait être si le bonheur était lié à la morale (le joueur ayant triché devrait se mépriser, être malheureux de ce qu’il a fait…) Kant fait une constatation.
Alors que l’homme ayant triché devrait se mépriser, Kant se rend compte que l’homme qui est au final heureux (même s’il a triché) aura plus de mal à se reprocher de ne pas avoir été vertueux que celui qui est en définitive malheureux…Ainsi donc l’homme qui est malheureux aura moins de mal à regretter son acte (celui d’avoir joué) que celui qui est heureux.
Les hommes doivent avoir d’autres critères pour juger de leurs actes que l’obtention ou non du bonheur personnel à la fin, et le critère principal, c’est la morale ! L’homme qui a triché, s’il considère seulement la fin, le bonheur obtenu suite à cet acte, se dira : « Je suis un homme prudent, car j’ai enrichi ma caisse » (l.18-19). Mais s’il se compare avec la loi morale, il verra qu’il l’a enfreint en trichant et ainsi s’avouera : « Je suis un misérable, bien que j’ai rempli ma bourse » l.16-17. Celui-ci ne regardera plus seulement la fin mais le moyen pas lequel il y est arrivé, qui est ici immoral…
[l.14-15] = thèse
Ainsi Kant en conclut-il sa thèse : « Il faut donc bien que [la loi morale] soit autre chose que le principe du bonheur personnel » (l.14-15). La loi morale n’est certes pas la conception que les hommes se font du bonheur personnel… Kant pense que la morale s’oppose aux désirs donc au bonheur et inversement, que désirs et quête du bonheur ne sont pas toujours moraux.
En effet, la loi morale diffère en ceci du bonheur qu’un homme qui a gagné en trichant est heureux alors qu’il n’a pas été vertueux. Si la morale avait été liée au bonheur personnel, cet homme aurait logiquement du être malheureux d’avoir commis un tel acte immoral !
En fait Kant nous fait remarquer que les hommes ne se soucient que de la fin (bonheur) et non du moyen (tricherie contraire à la morale)… En définitive n’est pas la recherche du bonheur qui doit régler mon action, mais le respect de la loi morale…
II. Intérêt philosophique du texte
a) L'incompatibilité entre bonheur et morale
L’intérêt de ce texte de Kant est sans doute la façon dont il nous démontre de manière pourtant très simple, parlante pour tous, ce que tant d’autres par le passé ont essayé de nier, souvent en tentant de contourner la contradiction bonheur / morale. Ici Kant vient nous rappeler, de manière très pragmatique, que la morale s’oppose aux désirs donc au bonheur et inversement, que désirs et quête du bonheur ne sont pas toujours moraux.
De nombreux sages, bien avant lui, avaient tenté de régler le problème. L’incompatibilité bonheur / morale était ignorée des sagesses anciennes.
Pour l’épicurisme, si je suis vertueux, sage, si je fais ce qu’il faut faire, et que j’accède à une véritable connaissance des choses (sachant classer mes désirs, me soumettre à la nature, apprendre à ne pas craindre la mort, les Dieux ou la douleur…) alors je serais heureux, j’atteindrais l’ataraxie, cette quiétude de l’âme…
Le stoïcisme, quant à lui, ne dit pas qu’il faut être heureux mais qu’il faut faire son devoir : « Supporte et abstiens-toi », conforme-toi à l’ordre de la nature, ainsi tu seras sage et ça ne manquera pas d’apporter le bonheur. Le stoïcien croit que celui qui aura tout fait pour accomplir son rôle ne pourra manquer d’être satisfait. Avoir vaincu ses passions, ses désirs, avoir compris qu’il devait jouer son rôle dans la Destinée et non pas essayer d’aller à l’encontre de celle-ci, tout cela permet l’absence de troubles et le bonheur au sens stoïcien : l’apathie.
b) Pour Kant, la vertu rend seulement digne d'être heureux
Kant nous ramène sur terre : faire son devoir n’est pas la garantie d’être heureux du tout !
La vertu me rend certes digne d’être heureux, mais ne me rend pas heureux pour autant !
On constate souvent que celui qui est malhonnête aurait plus de chances d’être heureux que celui qui est honnête. C’est un véritablement scandale, certes, mais c’est pourtant dans l’ordre des choses…
c) Le bonheur ne doit pas être le seul critère de jugement
Cependant, Kant ne se cantonne pas à nous rappeler la simple opposition bonheur / morale. Il apporte tout de même quelque chose aux hommes, en soutenant qu’il leur faut d’autres critères de jugement de leurs actes que l’obtention ou non du bonheur à l’issue…
Conclusion
Dans ce texte traitant des rapports entre la morale et le bonheur, Kant affirme que la morale s’oppose aux désirs donc au bonheur et inversement, que désirs et quête du bonheur ne sont pas toujours moraux. L’apparente simplicité de cette conclusion de même que la simplicité de la démarche adoptée pour en arriver là, ont pu lui être reproché, bien que ceci fasse son « originalité » : il s’oppose ainsi aux sagesses anciennes qui par tous les moyens tentaient d’ignorer l’incompatibilité bonheur / morale. L’auteur soutient qu’il faut fournir aux hommes un autre critère de jugement de leurs actes que l’obtention ou non du bonheur à l’issue, ce critère c’est le respect de la loi morale. Ceci est tout de même l’un des intérêts majeurs du texte : il nous rappelle que l’homme ne doit pas seulement considérer la fin, au contraire il ne doit pas négliger les moyens pour y parvenir (il ne faut pas s’opposer à la loi morale…). Si bonheur et loi morale ne peuvent être conciliés, en définitive ce n’est pas la recherche du bonheur qui doit régler mon action, mais le respect de la loi morale…