Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre II, chapitre 40: Lettre de Mme de Rênal aux jurés

Commentaire en trois parties.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: renec (élève)

Texte étudié

Malgré toutes les promesses de prudence faites au directeur de sa conscience et à son mari, à peine arrivée à Besançon elle écrivit de sa main à chacun des trente-six jurés :

– « Je ne paraîtrai point le jour du jugement monsieur parce que ma présence pourrait jeter de la défaveur sur la cause de M. Sorel. Je ne désire qu'une chose au monde et avec passion, c'est qu'il soit sauvé. N'en doutez point, l'affreuse idée qu'à cause de moi un innocent a été conduit à la mort empoisonnerait le reste de ma vie et sans doute l'abrégerait. Comment pourriez-vous le condamner à mort, tandis que moi je vis ?
Non, sans doute, la société n'a point le droit d'arracher la vie, et surtout à un être tel que Julien Sorel. Tout le monde, à Verrières, lui a connu des moments d'égarement. Ce pauvre jeune homme a des ennemis puissants
; mais, même parmi ses ennemis (et combien n'en a-t-il pas !) quel est celui qui met en doute ses admirables talents et sa science profonde ? Ce n'est pas un sujet ordinaire que vous allez juger, monsieur. Durant près de dix-huit mois, nous l'avons tous connu pieux, sage, appliqué ; mais, deux ou trois fois par an, il était saisi par des accès de mélancolie qui allaient jusqu'à l'égarement. Toute la ville de Verrières, tous nos voisins de Vergy où nous passons la belle saison, ma famille entière, M. le sous- préfet lui-même, rendront justice à sa piété exemplaire ; il sait par coeur toute la sainte Bible. Un impie se fût-il appliqué pendant des années à
apprendre le livre saint ? Mes fils auront l'honneur de vous présenter cette lettre : ce sont des enfants. Daignez les interroger, monsieur, ils vous donneront sur ce pauvre jeune homme tous les détails qui seraient encore
nécessaires pour vous convaincre de la barbarie qu'il y aurait à le condamner. Bien loin de me venger, vous me donneriez la mort.

– « Qu'est-ce que ses ennemis pourront opposer à ce fait ? La blessure, qui a été le résultat d'un de ces moments de folie que mes enfants eux- mêmes remarquaient chez leur précepteur, est tellement peu dangereuse, qu'après moins de deux mois elle m'a permis de venir en poste de Verrières à Besançon. Si j apprends, monsieur, que vous hésitiez le moins du monde à soustraire à la barbarie des lois un être si peu coupable, je sortirai de mon lit où me retiennent uniquement les ordres de mon mari et j'irai me jeter à vos pieds.

– « Déclarez, monsieur, que la préméditation n'est pas constante, et vous n'aurez pas à vous reprocher le sang d'un innocent », etc., etc.

Stendhal, Le Rouge et le Noir - Livre II, chapitre 40

Ce roman, écrit en 1830 par Stendhal, compte deux parties : la première retrace le parcours provincial de Sorel, son entrée chez les Rênal, et la montée de ses ambitions au séminaire, et la seconde la vie du héros à Paris comme secrétaire de M. de La Mole et son déchirement entre ambitions et sentiments. Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel fait l'objet d'une véritable étude psychologique. Ambition, amour, passé, tout est analysé. Le lecteur suit avec un intérêt croissant les méandres de sa pensée, qui conditionnent ses actions. Mathilde de la Mole et Madame de Rênal ne sont pas en reste. Leur amour pour Julien, égal l'un à l'autre, sont mis en perspective. Tout le monde est mis à nu sous la plume de Stendhal.

Cette lettre montre la force de la passion et l'intensité des sentiments que Julien inspire à Mme de Rênal.

I. Une lettre adressée aux jurés du tribunal de Besançon par Mme de Rênal

Cette lettre relève de l'initiative personnelle de son auteur, qui a ainsi trouvé le moyen de plaider la clémence des jurés sans se rendre physiquement au tribunal. La présence de la locutrice est très forte, tout comme celle de ses interlocuteurs qu'elle prend constamment à témoin, interpelle, intègre dans son discours (relever les pronoms personnels et les marques de l'énonciation).

Elle joue avec les pronoms personnels, commence avec la première personne du singulier puis termine avec la première personne du pluriel : elle parle au nom de toute sa famille, pour élargir encore l'impact de son plaidoyer : ses enfants, élevés par Julien, appuient ses arguments.

On assiste donc à une amplification de la présence de l'auteur. Les destinataires sont constamment interpellés et ne peuvent s'y soustraire puisqu'il s'agit d'une lettre, dont l'auteur n'est physiquement pas présente pour y répondre. Mme de Rênal veut créer une relation avec les jurés (citer les lignes où ils apparaissent), fait appel à leurs sentiments et à leur humanité, et leur fait même du chantage à la fin en se déclarant prête à sortir, même blessée, pour plaider en personne si cette lettre ne suffit pas à les convaincre. Elle déclare qu'il en va de sa vie. Sa demande est pressante, elle emploie l'impératif.

II. Des arguments portés par une émotion palpable

La finalité de la lettre est annoncée dès les premières lignes : amadouer les jurés afin qu'ils épargnent Julien, condamné pour l'avoir blessée. Mme de Rênal met en parallèle sa situation et celle de Julien, elle lie en quelques sortes leur sort. Sa condamnation conduirait à sa propre mort.

Elle cherche à minimiser la responsabilité de Julien en plaidant la folie, un moment d'égarement. Elle insiste sur les qualités de percepteur de Julien, use pour cela d'hyperboles et d'énumération d'adjectifs laudatifs (« pieu, sage, appliqué »). Elle lui prête une « parfaite connaissance de la Bible » et veut ainsi convaincre les jurés de la qualité de Julien dans sa fonction.

Elle minimise enfin sa blessure. L'amour transpire de ce portrait émouvant et flatteur qu'elle dresse de Julien. Elle est sans nuance et ne veut qu'une chose : qu'il soit sauvé, et elle s'y emploie avec ardeur. Elle est manifestement agitée et en perd parfois la cohérence de ses propos, qui relèvent du registre des sentiments exclusivement et non pas de la rationalité (« arracher à la vie », « conduit à la mort », faire une analyse des registres de langue et citer).

III. Une émouvante supplique savamment calculée

Elle justifie son absence. Toutes ses affirmations ont d'autant plus de poids qu'elle est la victime, la partie lésée, c'est en effet pour sa défense et pour qu'elle obtienne réparation du préjudice subi que le tribunal s'est réuni.

Le choix de la lettre n'est pas innocent : portée par ses propres enfants, dont elle souligne par ailleurs la jeunesse « ce sont des enfants » et donc laisse entendre que leur parole ne peut être remise en question (thème sous-jacent de l'innocence de l'enfance), la lettre peut être lue, relue, elle a été écrite dans le calme, travaillée, et l'auteur se soustrait ainsi à l'ambiance pesante d'un tribunal, elle se protège ainsi de sa spontanéité et des questions qui pourraient la mettre en difficulté.

Conclusion

On ne peut parler d'une argumentation rigoureuse mais plutôt d'une accumulation pathétique d'éléments susceptibles d'orienter l'avis des jurés, et trahissant surtout l'émoi amoureux de son auteur, héroïne touchante et passionnée. Élément intégré au roman, la lettre permet au lecteur d'entendre une autre voix que celle du narrateur, Julien.