[tp]1- Dégagez la thèse du texte et expliquez l’ordre des idées[/tp]
Epictète, dans ce passage, propose une définition de la liberté humaine : l’homme libre est selon lui celui qui fait preuve de raison et adapte sa volonté à l’ordre des choses. Cette définition est explicitement opposée à celle du « fou », qui assimile la liberté à la réalisation de ses désirs les plus capricieux, qui veut donc que la réalité s’adapte à tous ses désirs. On peut donc considérer que l’idée centrale de cet extrait apparaît dans la dernière ligne : « la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. ». La formulation volontairement paradoxale de cette thèse vise à dissocier la liberté du caprice individuel, et marque la force de la critique d’Epictète à l’endroit de cette vision assez répandue de la liberté.
La présentation de cette thèse suit une logique binaire, dualiste, où Epictète oppose la « vraie » définition de la liberté à une définition commune, mais illusoire, qu’il qualifie de « folie ». Cette conception illusoire apparaît dès la première phrase du texte, à travers les propos qu’Epictète attribue au fou : le fou associe la liberté à la réalisation de ses désirs, ou de son plaisir. Cela correspond à l’assimilation courante que nous faisons de la liberté à la sensation de plaisir provoquée par la réalisation des désirs : Epictète ne fait donc que qualifier de « fous » la plupart des gens … Vient ensuite le propos du sage, qui dissocie radicalement liberté et folie. Epictète s’en explique en associant au contraire la raison à la liberté : la liberté est « raisonnable », autrement dit fondée sur la raison, faculté de contrôle de soi et de connaissance du réel ; or il est parfaitement « déraisonnable » d’attendre que les choses arrivent comme nous le souhaitons : ce sont des « désirs téméraires », c’est-à-dire au fond qui ne tiennent pas compte de la réalité. Pour donner plus de force à son propos, Epictète l’illustre ensuite en prenant l’exemple d’un nom que j’aurais à écrire, comme celui de « Dion » : je ne peux pas l’écrire comme je veux, il faut bien que je me conforme à la réalité de la langue. Epictète généralise ensuite son exemple aux « arts » (sans doute s’agit-il ici du sens ancien d’arts, c’est-à-dire des techniques) et aux sciences : dans ces domaines, il est évident que pour agir librement, je dois tenir compte des lois de la nature. Ceci permet à Epictète de revenir à la liberté proprement dite : la liberté ne saurait signifier le « caprice » et la « fantaisie », autrement dit les envies subjectives et arbitraires ; au contraire, et c’est la dernière phrase, où Epictète expose donc explicitement sa thèse, la liberté réside dans l’adaptation de sa volonté à la réalité, et non dans la recherche de ce qui nous plaît. Epictète parvient ici au retournement complet de la conception commune de la liberté, qu’il qualifie de « folie », et propose un paradoxe : être libre, c’est accepter ce qui est.
[tp]2- Epictète illustre ses propos avec l’exemple du nom de Dion : expliquez-en la signification[/tp]
Pour illustrer à la fois sa thèse et celle qu’il réfute, Epictète recourt à son exemple bref mais très convaincant : si j’ai le nom de « Dion » à écrire, il faudra bien que je l’écrive comme il s’écrit, avec ses quatre lettres ordonnées d’une façon précise, et non en ajoutant des lettres ou en changeant arbitrairement leur ordre. Autrement dit, la langue a ses règles, et même si elle admet parfois certaines marges étroites de choix (orthographes multiples par exemple), il faut obéir aux règles instituées de la langue pour pouvoir s’exprimer librement, c’est-à-dire se faire comprendre. Si j’écris Dion « Diom », je me ferai moins bien comprendre, si j’écris « Idon », je ne me ferai plus comprendre du tout. Mais obéir aux règles, est-ce être libre ? En tout cas, répond Epictète, c’est être plus libre que si on n’y obéit pas, si on suit aveuglément son caprice, sa fantaisie ou ses désirs téméraires : avoir des désirs téméraires, c’est vouloir plier la réalité à son désir propre. Mais rapidement, je m’aperçois alors que la réalité n’est pas si « flexible », et je me heurte à la déception.
Par exemple le petit enfant qui veut absolument rester jouer dehors par un vent glacial (et il refuse de mettre son bonnet, encore !) et se retrouve malade le lendemain. Ou encore l’entrepreneur côté en bourse qui fait des bénéfices aventureux, avant que les aléas du marché ruinent toutes ses ambitions. Pensons aussi à la cigale de La Fontaine qui suit son bon plaisir et se retrouve confrontée à la famine. Il faut remarquer que dans ces exemples, ce ne sont plus des règles instituées par l’homme qui sont en question, comme avec la langue, mais des lois qui font partie de la réalité : lois de la nature ou lois du monde humain, il s’agit toujours de respecter les choses « comme elles arrivent », et de ne pas nourrir de désirs impossibles, c’est-à-dire contraires à ces lois. Epictète vise précisément par sa critique, cette liberté chimérique, fantasmatique, que se figure le commun des mortels, mais qui selon lui nous mène invinciblement à la désillusion : c’est une folie.
[tp]3- Explicitez et discutez la conception de la liberté qui apparait dans la dernière phrase du texte[/tp]
« Non, mon ami, la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. ».Dans cette dernière phrase de l’extrait, Epictète propose, dans un saisissant paradoxe, sa définition de la liberté : il s’agit d’adapter sa volonté à l’ordre des choses, et non de vouloir conformer les choses à son bon plaisir. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport que nous devons entretenir au monde et à nos désirs : spontanément, nous situons plus la liberté dans la poursuite de nos désirs que dans l’acceptation de la réalité. Explicitons d’abord cette définition peu courante de la liberté, avant d’en interroger la valeur.
Commençons par revenir à la définition commune, spontanée, de la liberté, telle qu’Epictète la place ici dans la bouche du « fou » : le fou se croit libre quand tout arrive comme il lui plaît. En quoi est-ce folie ? Ne cherchons-nous pas, tout un chacun, à réaliser nos désirs, à nous faire plaisir, et n’éprouvons-nous pas notre liberté à travers ce plaisir que nous procure la réalisation de nos désirs ? Quand j’ai enfin décroché un emploi, quand je pars enfin en vacances, quand je peux enfin me payer la moto de mes rêves, j’éprouve bien ma liberté !
Soit, répond Epictète, mais faut-il en faire un modèle ? Au début du passage, le fou n’est pas celui qui consiste que « l’homme libre est celui à qui tout arrive comme il désire », mais celui qui en tire la conclusion : « je veux aussi que tout m’arrive comme il me plaît ». Autrement dit, Epictète semble bien admettre qu’être libre, c’est réaliser ses désirs. Toute la question est alors de savoir : quels désirs ? S’ils sont réglés sur mon bon plaisir, sur mon caprice ou ma fantaisie, s’il s’agit de « désirs téméraires », alors c’est de la folie. En effet, le fou n’a pas le sens des réalités. Il s’oppose en cela au sage, qui connaît les lois du monde grâce à sa raison et conforme ses désirs à la réalité : « vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent ». Par exemple, je peux tomber malade si je reste dehors par un temps glacial : je sais que si je tombe malade, je l’aurais voulu. Autre exemple : les inondations arrivent, c’est un fait naturel, et même si je peux essayer de les déjouer il ne faut pas croire que je pourrais définitivement m’en défaire, celui qui croit cela vit dans l’illusion ; il faut donc accepter, et lorsque les inondations arriveront le sage ne sera ni surpris ni chagriné, il dira seulement « c’est dans l’ordre des choses ».
Ainsi, Epictète ne veut pas supprimer le désir ou le plaisir, mais plutôt régler les désirs et la volonté sur la réalité. C’est, pour employer un vocabulaire freudien, remplacer le « principe de plaisir » par le « principe de réalité » : mes désirs personnels peuvent m’aveugler, car ils ne tiennent pas spontanément compte de la réalité. Le petit garçon qui veut devenir cosmonaute ou capitaine de l’équipe de France de football « Prend ses désirs pour la réalité », et tôt ou tard il se heurtera à l’échec, à la barrière du réel : il faudra bien déchanter. S’en tenir à une telle conception de la liberté, c’est « absurde et déraisonnable » : si je veux que les choses arrivent « comme il me plaît », je risque fort de m’enfermer dans l’illusion la plus totale. Au contraire, le sage adopte une attitude volontaire et réfléchie : au lieu de vouloir adapter le monde à ses désirs, il adapte ses désirs au monde.
Pourtant, une telle formule sonne, pour un esprit moderne, comme une sorte de capitulation fataliste qui serait tout le contraire de la liberté : être libre, n’est-ce pas pouvoir transformer le monde, et l’améliorer conformément à nos besoins et à nos valeurs ? Ainsi, les innovations technologiques n’auraient pu voir le jour sans la volonté de maîtriser la nature, les progrès du droit et de la justice n’auraient pu avoir lieu sans les nombreuses révolutions qui ont permis de briser les régimes politiques injustes. Fallait-il capituler, devant Hitler ? Epictète n’aurait-il pas choisi le camp des « collabo », et en général des conservateurs, qui ne font qu’accepter le monde tel qu’il est, sans vouloir l’améliorer ? Sans vouloir faire de procès d’intention à Epictète, on pourrait tout de même souligner pour sa défense qu’il évoque plus ici la liberté individuelle que collective : il s’agit d’être libre pour soi, personnellement. Mais là encore, n’y a-t-il pas plus de liberté à aller jusqu’au bout de ses désirs plutôt que de capituler d’avance ? Reprenons l’exemple du petit enfant qui veut devenir cosmonaute : certes les places sont limitées, mais il y en a … Et d’ailleurs, les cosmonautes qui sont déjà allés dans l’espace n’étaient-ils pas les petits enfants d’hier, qui en rêvaient ? Faut-il donc abolir le rêve, le fantasme, et tous les « désirs téméraires » ? La liberté du sage que propose Epictète semble alors bien étriquée, réduite à l’acceptation de ce qui est, à la soumission au réel : la raison, en corrigeant le désir, serait destinée à nous faire accepter le monde.
Mais ne nous arrêtons pas là : la définition donnée par Epictète est plus ambiguë qu’on ne pourrait le penser. En effet, dire que « la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent », est-ce tout accepter sans broncher, ou alors tenir compte, dans ses volontés, de ce qui peut se passer dans la réalité ? Il ne s’agirait plus de dire au petit enfant qu’il peut tout de suite abandonner son rêve de devenir cosmonaute, mais de lui montrer que, si c’est possible, ce sera très difficile. Ainsi, Epictète insisterait sur la nécessité de ne pas vivre dans l’illusion, de ne pas croire que tous ses désirs seront réalisés : celui-là est fou, effectivement, il prend ses désirs pour la réalité. Au contraire, celui qui sait mesurer le décalage entre la réalité et ses désirs est un sage, car il ne nourrira plus de désirs téméraires, c’est-à-dire au-delà de possible.
Nous voyons donc que la définition de la liberté que propose Epictète peut être interprétée de deux façons différentes : dans un sens strict, il s’agit d’accepter ce qui nous arrive, avec fatalisme (je suis malade, je l’accepte sans rien faire) ; dans un sens plus ouvert et plus « raisonnable », il s’agit de vouloir seulement ce qui est possible dans la réalité (je suis malade, je l’accepte mais je me soigne, j’appelle le médecin, etc.) : cette liberté est dès lors assez proche d’une liberté moderne qui cherchait à transformer les choses, dans la mesure où elles sont transformables. En tout cas, ce texte a le mérite de nous montrer les excès d’une certaine liberté chez les modernes, qui se rapproche en effet de la folie lorsqu’elle veut « changer l’homme », « changer la société » ou « avoir tout, tout de suite ».