Epictète, Entretiens: L'homme libre

Commentaire entièrement rédigé en deux parties :
I. La liberté et volonté du fou
II. La liberté et volonté du sage

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: maximer (élève)

Texte étudié

- L'homme libre, c'est celui à qui tout advient selon sa volonté, celui à qui personne ne peut faire obstacle.
- Quoi? La liberté serait-elle déraison?
- Bien loin de là! Folie et liberté ne vont pas ensemble.
- Mais je veux qu'il arrive tout ce qui me paraît bon, quelle que soit la chose qui me paraît telle.
- Tu es fou, tu déraisonnes.
- Ne sais-tu pas que la liberté est chose belle et estimable? Vouloir au hasard qu'adviennent les choses qu'un hasard me fait croire bonnes, voilà qui risque de ne pas être une telle chose et même d'être la plus laide de toutes. Comment procédons-nous dans l'écriture des lettres? Est-ce que je veux écrire à ma fantaisie le nom de Dion? Non pas; mais on m'apprend à vouloir l'écrire comme il doit l'être. Et en musique? C'est la même chose. Que faisons-nous en général, dès qu'il y a un art ou une science? La même chose; et le savoir n'aurait aucun prix, si les choses se pliaient à nos caprices. Et ici, où il s'agit de la chose la plus importante, de la chose capitale, de la liberté, me serait-il donc permis de vouloir au hasard? Nullement; s'instruire, c'est apprendre à vouloir chaque événement tel qu'il se produit.

Epictète, Entretiens

Introduction

On parle souvent de liberté pour en déplorer l'absence, car nous sommes impuissants à réaliser tous nos désirs. Le monde extérieur, les lois, les autres nous empêchent de le faire. Mais qu'adviendrait-il si nous faisions rigoureusement tout ce que nous voulions? Serions-nous libres et heureux? C'est en fait une illusion dangereuse. Épictète la dénonce. Il montre, dans ce texte, qu'être libre pour un être humain ne consiste pas à vouloir réaliser tout et n'importe quoi, sans discernement, car cela donne l'inverse. La liberté suppose au contraire de conformer son jugement et sa volonté à l'ordre des choses. Cela seul lui confère sa réalité et sa valeur absolue. On peut alors se demander si la liberté humaine ne peut se réaliser qu'en étant « raisonnable »? Qu'est-ce qu'une liberté qui consiste dans l'acceptation de l'ordre des choses: n'est-ce pas plutôt de la résignation, c'est-à-dire presque son contraire?
Dans un premier temps, nous verrons la dénonciation de l'illusion, puis la justification donnée par l'auteur à sa définition.

I. La liberté et volonté du fou

1. La liberté absolutiste

Épictète ouvre son texte par une définition radicale de la liberté, qui correspond assez à l'idée reçue. Quand on parle spontanément de liberté, on pense tout de suite à l'idéal et l'absolu de la liberté. On dit qu'il s'agit pour un être de décider de ses actes en fonction de sa seule volonté, et non de celle d'un ou de plusieurs autres. On dit aussi qu'il doit pouvoir agir ou faire agir les choses extérieures en conformité avec cette décision. Cela supposerait donc l'absence d'influence ou d'obligation pesant sur la volonté, avant qu'elle ne se prononce, et l'absence de contraintes extérieures, une fois la décision prise, pour qu'elle se réalise. L'homme totalement libre veut ce qu'il fait et fait ce qu'il veut. Or, c'est exactement la définition que présente Epictète: celui « à qui tout advient selon sa volonté », Il précise même: que pas un être humain ne peut s'opposer à lui, ni faire « obstacle » à ses volontés.
Mais l'objection est alors inévitable: une telle conception fait consister la liberté dans la « déraison » et la « folie ». Elle n'est pas en prise sur le réel. En effet, le seul être capable de réaliser tout ce qu'il veut, de rendre le cours des choses conforme à sa seule volonté, est Dieu. Or, si tant est qu'un tel être existe, il n'est justement pas humain. Donc, à l'échelle de l'homme, cela veut dire « se prendre pour Dieu », c'est-à-dire être en proie à la mégalomanie. Ce qui n'est pas un état décidé librement, mais une maladie. Seul un tyran peut malheureusement parvenir en partie à nier et dominer la volonté des autres. Mais cela n'est ni durable ni absolu. Comme Caligula dans l'œuvre du même nom de Camus, il ne peut décrocher la lune, même s'il le veut. Et puis il existe toujours un autre ou un futur tyran qui le menace. Donc il y a aussi des contraintes extérieures. Épictète se ressaisit grâce à son objection et voit bien qu'il est loin du vrai, que « liberté et folie ne vont pas ensemble », Mais il n'abandonne pas son idée première pour autant.

2. La volonté sans règle

Il n'abandonne pas, mais change simplement de méthode d'approche. Au lieu de proposer une définition de la liberté, il s'applique à celle de la volonté. Personne ne conteste que nous avons tous une volonté, ou du moins une faculté qui nous fait agir et intervenir sur les choses et les êtres qui nous entourent. Et que cherche-t-on dans toute action, qu'espère-­t-on au bout du compte? Justement que cette intervention soit efficace, que les événements deviennent conformes à nos vues de départ. Sans quoi on ne se donnerait pas la peine d'agir. Quand on suit la volonté d'un autre, c'est bien ce qui se produit, on fait ce qui lui « paraît bon », on crée des événements conformes à son idée. L'enfant qui obéit en tout point à ses parents a des attitudes et un style de vie dans lesquels les parents se reconnaissent. La nature et la fonction première de la volonté sont bien de faire arriver les choses comme cela nous semble devoir arriver.
Or, le problème est là: ce qui me paraît bon ne l'est pas nécessairement. Quand l'auteur insiste sur cette notion d'apparence, ou de paraître, il n'est pas question de modestie car, en effet, le jugement de l'homme n'est pas infaillible, mais au contraire de méfiance, voire de danger. On comprend qu'il n'y a pas d'obligation morale, ni même d'examen critique sur ce que l'on veut, puisqu'il suffit que cela paraisse bon, à une première impression, pour être voulu, et pour que l'on tente de le voir réaliser. Bon signifierait plutôt ce qui plaît au premier abord, ce qui est agréable ou toute autre chose vite considérée. On retrouve la distinction déjà faite par Platon dans le Gorgias, quand il montre qu'un tyran a beau faire ce qui lui plaît, c'est-à-dire tout ce qui lui paraît bon, tuer, exiler, etc., il ne fait pas pour autant ce qu'il veut, c'est-à-dire ce qui est vraiment bien ou moralement bon, ni même ce qu'il pense être le bien pour lui, c'est-à-dire garder le pouvoir.

Cette définition n'est donc pas plus satisfaisante et Épictète lui adresse le même reproche que pour la précédente en parlant de « déraison ». Il en tire les conséquences.

3. La volonté sans la liberté

Deux fois il fut question de folie et déraison; deux fois le nom de liberté a été bafoué. Car on sait qu'elle est une valeur morale, digne de respect et de considération. Elle représente ou accomplit une perfection pour l'homme, ce pourquoi, au sens où l'entendent les Anciens, elle est « belle », Face à cela, « vouloir au hasard », c'est vouloir sans la compréhension ni la connaissance de la nature de ce que l'on veut; c'est surtout vouloir dans l'ordre aléatoire des désirs tels qu'ils se présentent aux hommes sans maîtrise ni réflexion à leur égard. C'est donc vouloir sans raison, aux deux sens du mot raison: sans connaissance vraie des motifs ni des objectifs, et sans contrôle de soi. Même chose pour la deuxième mention du hasard: il « me fait croire bonnes » les choses qui se trouvent m'être agréables dans l'instant, par un concours de circonstances, mais cela signifie à nouveau que ce n'est ni le savoir ni l'examen de la raison qui dirige le jugement.
On est alors loin d'être estimable, ou d'être considéré comme libre. D'une part, parce qu'il y a peu de chance que l'action voulue ainsi soit conforme à ce qui est vraiment bon. D'autre part, parce que s'en remettre au hasard est tout sauf louable pour l'homme. Il n'exerce pas les facultés comme la raison qui le définit en tant qu'homme, il est en quelque sorte en dessous ou à côté de sa nature, de son essence. Il est surtout la proie des circonstances accidentelles et des premières impressions dont il subit les effets. Il n'est ni libre ni accompli. C'est donc plutôt laid.
Dans ce cas, la liberté n'est pas réalisée, elle n'est même pas comprise et la volonté est fort mal employée. Alors, loin de les éloigner toutes les deux, comment peut-on les réunir, comment peut-on faire pour que, par la volonté, on obtienne la liberté?

II. La liberté et volonté du sage

1. Exemple particulier

Une action aussi courante que le fait d'écrire nous met sur la voie. S'il s'agit d'écrire le « nom de Dion », il ne viendra à l'esprit de personne d'inventer de façon fantaisiste une nouvelle orthographe, ou de créer de nouvelles lettres, calligraphiées autrement, pour le simple plaisir d'avoir agi par sa seule impulsion personnelle. Car, ce faisant, personne ni même Dion ne comprendra qu'il s'agit de lui. Et le problème est bien là: je veux écrire Dion, parce que je veux que son nom soit reconnu par celui qui le lira, pour le récompenser par exemple ou pour m'adresser à lui. Donc, si j'écris « à ma fantaisie », je ne fais pas ce que je veux, je n'obtiens pas le but de mon effort. On peut reprendre ici les exemples de Platon dans le déjà cité Gorgias (467 b-d). Si je bois une potion médicinale au goût exécrable, c'est pour guérir; si je subis les tempêtes et les dangers de la mer, c'est pour livrer ma cargaison et m'enrichir. Ce que je veux est le but, ce qui mène à ce but n'est pas toujours plaisant en lui-même. Et inversement: ce qui me plaît ne mène pas à ce but. Il faut donc que j'apprenne à vouloir correctement les choses, selon leur nature ou leurs règles de composition, afin que j'obtienne satisfaction. Ce n'est pas moi qui décide de ces règles. C'est donc à moi de les connaître et de m'y conformer.

Épictète cite également le cas de la musique. L'apprentissage et la soumission aux règles sont toujours nécessaires. Si l'on veut faire du saxophone, on doit vouloir travailler et façonner son souffle, on doit vouloir les couacs du début, on doit s'adapter à la nature de l'instrument, sans parler du solfège et de ses leçons répétitives.

2. Les arts et les sciences

Du particulier, on doit aller au général: tout art et toute science se composent de règles à connaître, de procédés à maîtriser, c'est même là leur définition. Rappelons la distinction qu'établit Aristote entre l'art, au sens de « technique » et la simple expérience acquise, le simple savoir-faire basé sur l'habitude. Dans l'art, il y a nécessairement la connaissance des règles de production d'un objet, quel qu'il soit. En donnant une potion, le médecin sait pourquoi et comment elle guérit. Son activité est un art: il produit la santé en connaissant la nature de ce sur quoi il agit. Tandis qu'un remède de « grand-mère » n'est basé que sur une tradition répétée, mais sans connaissance médicale. Et de toute façon, il a aussi une composition particulière qu'il ne s'agit pas de changer à sa guise. Pour la science, c'est encore plus évident: il faut connaître les lois générales et la nature des phénomènes que l'on étudie pour en être le savant.

Et pourquoi le savoir en général est-il si estimé? Pourquoi considère-t-on davantage un médecin que sa grand-mère sur la question des remèdes? Car le savoir a nécessité des efforts et des années d'apprentissage. Il a fallu, non pas faire ce que l'on voulait, selon ses « caprices » ou désirs du moment, car cela est accessible à tous tout de suite. Mais, au contraire, se soumettre à la nature de ce que l'on cherche à comprendre pour la science ou à maîtriser pour l'art. Et pour cela il a fallu étudier, pratiquer tel que cette nature l'exigeait.

3. La liberté et la volonté réunies

Épictète finit de mettre en place son analogie. Le rapport qui existe entre la volonté d'un côté et les arts et sciences de l'autre doit pouvoir être transposé à l'identique sur la question de la liberté. Si l'on veut être libre, il s'agit encore moins qu'ailleurs de « vouloir au hasard », car cela serait voué à l'échec - on a vu pourquoi plus haut. Mais il n'est pas « permis » non plus de vouloir ainsi, sinon il n'y aurait aucun mérite, aucun prix à la liberté, cela serait indigne d'elle. Mais que doit-on vouloir alors? Justement, les cas précédents étaient des activités particulières: arts et sciences. Ici, on voit bien qu'il est question du but ultime de la volonté, puisque c'est la valeur la plus haute, celle qui est « capitale », c'est-à-dire à la tête de toutes les autres. La notion de « souverain bien », telle qu'elle est définie chez Aristote, est ici pertinente. Un bien est souverain s'il est supérieur aux autres, s'il est voulu pour lui-même. Toute la chaîne de nos actions et de nos buts se ramène à lui. Pour Aristote, c'est le bonheur. Pour Épictète, philosophe stoïcien, c'est ici la liberté. On peut donc dire que cela concerne la volonté en général, ou toute la volonté, puisque c'est son but suprême. La question n'est plus alors: que doit-on vouloir? On vient d'y répondre. Mais: comment doit se comporter la volonté en général, vis-à-vis de toute chose, pour être libre, ou pour rendre cette liberté réelle?
La solution vient d'elle-même: Épictète n'a besoin que de nous en donner la moitié. Il rappelle simplement que « s'instruire », c'est apprendre la nature des choses et l'ordre des événements qu'elles présentent. C'est même vouloir conformément à cet ordre, on l'a vu pour l'art. Donc, pour être libre absolument, il s'agit de vouloir en général que les choses arrivent comme elles arrivent, selon leur loi propre, et non comme il nous plairait. Il faut conformer toute notre volonté à l'ensemble de l'ordre du monde. Ce n'est donc pas un cas particulier mais une règle absolue et universelle: intégrer l'ordre des événements dans sa volonté, c'est avoir une volonté parfaite et obtenir le réel absolu de la liberté pour l'homme.

Conclusion

Épictète donne et justifie une définition de la liberté qui réunit deux atouts majeurs: assurer sa réalisation concrète, tout en maintenant sa valeur la plus haute dans l'ordre des mérites et buts de l'homme. C'est sur ce point que le problème peut se poser, car les deux ne vont pas toujours de pair. La valeur la plus haute peut être considérée non pas dans le fait d'apprendre et d'accepter le cours des choses, mais le refuser quand il est précisément contraire à la dignité humaine. Politiquement, le stoïcisme d'Épictète amènerait à une possible résignation; l'idée de libre arbitre permettant, elle, l'inverse. Mais est-elle à son tour toujours bien employée en ce domaine ?