Voltaire, Candide - chapitre 19: "Le nègre de Surinam"

Fiche en trois parties.

Dernière mise à jour : 30/09/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable. Ils étaient encouragés par l'idée de se voir possesseur de plus de trésors que l'Asie, l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide, transporté, écrivit le nom de Cunégonde sur les arbres. À la seconde journée deux de leurs moutons s'enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés(1) avec leurs charges ; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours après ; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert ; d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit à Cacambo : « Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont périssables ; il n'y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde. - Je l'avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que je soupçonne être Surinam, appartenant aux Hollandais(2). Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre félicité. »

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main(3) ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe(4) : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais(5) qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.
- Ô Pangloss! S'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. – Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. » Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.

1. Abîmés :engloutis
2. Surinam : la colonie hollandaise se trouve à coté de la Guyane française
3. Couper la main : on coupe la main pour éviter la mort par infection.
4. Coup la jambe : le Code noir promulgué par Louis XIV prévoit la section de jarret en cas de récidive.
5. fétiches : désigne ici les pasteurs hollandais.

Voltaire, Candide, ou l'Optimisme - chapitre 19

Après une court séjour au pays de l'Eldorado, Candide et son valet Cacambo sont sur le chemin du retour avec leurs moutons chargés d'or, c'est sur cet extrait que nous allons nous pencher.

I. Un constat

Le récit de la rencontre avec le nègre est fait par le narrateur qui semble ne pas prendre partie.
Les paroles de l'esclave ont cette même tonalité d'acceptation de son sort en fonction d'une même réglementation.

a) Un constat dans le récit

- Le " ils " désigne Candide et son valet Cacambo. Rencontre de trois personnages, Candide et Cacambo en mouvement et le nègre qui est étendu par terre. Il y a donc opposition entre liberté de mouvement des uns et immobilité de l'autre.
- La présentation du nègre est faite sans apitoiement d'abord à travers des détails vestimentaires " la moitié de son habit " puis indication de sa mutilation. Tout est mis sur la même plan.

b) Constat dans les paroles de l'esclave

- Affirmation d'une attitude de soumission, de passivité "j'attends mon maître"

- Explication calme et détaillée de " l'usage ". Symétrie de la construction de la phrase et résultat obtenu sans aucune émotion.

- La constat n'est pas seulement de sa situation personnelle mais il établit l'histoire de tous les esclaves. Cependant après la parole résignée de l'esclave, le nègre va donner la parole à sa mère (Rappel des propos de sa mère en employant le style direct).

c) Le discours direct, un rappel du passé

Cependant, présence d'une parole vivante, celle de la mère au style direct. Ce n'est pas un constat, c'est un rappel émouvant du passé.

II. L'ironie comme moyen de dénonciation

a) L'ironie dans le décalage

Cette ironie se révèle dans le décalage entre l'objectivité du constat et l'horreur de la situation décrite.
Insistance détachée sur les closes du contrat établit par l'usage (= mutilation systématique ) "je me suis trouvé dans les deux cas ".

Elle est également dans le décalage entre la logique de l'usage et la morale: elle apparaît dans la relation établie entre l'esclave et l'économie, relation entre l'esclave et le sucre consommé en Europe. Raccourci efficace " c'est à ce prix que vous manger du sucre en Europe ".

a) L'ironie pour dénoncer une société complice

L'ironie apparaît aussi dans le choix de certains termes à double sens " fameux " différent au terme valorisant illustre, célèbre : il est dépréciatif. Vandedendur est rendu célèbre par sa cruauté.

Insistance sur l'hypocrisie des prêtres. Voltaire met en évidence la contradiction " nous sommes tous enfants… " alors qu'on pratique l'esclavage. Cette contradiction trahit l'hypocrisie des prêtres.

III. Une double dénonciation

L'émotion de Candide souligne l'horreur de l'état dans lequel se trouve l'esclave et cette horreur ne peut inspirer que de la pitié. Voltaire fait ainsi appel à la sensibilité de son héros et à travers lui à celle du lecteur.

a) Dénonciation de l'esclavage

Pourquoi dénoncer l'esclavage:
- parce que l'esclavage est un traitement dégradant
- dégradation sur le plan social, l'esclavage est la propriété d'un autre homme.
- dégradation sur la plan moral et spirituel : la langue, la religion.
"C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe "=> on mutile pour faire baisser le prix du sucre

L'esclavage est un système brutal et cruel parce qu'il exploite la souffrance pour la plaisir de quelques privilégiés : " c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ".

b) Dénonciation de l'illusion optimiste

L'illusion optimiste conduit à l'esclavage à cause de l'attitude de sa mère. L'esclave renverse même le système des valeurs fondamentales : être esclave devient un honneur, recommandé par la mère.

Conclusion

Ce texte est basé sur le constat de l'infamie de la traite négrière. Il décrit de manière authentique la cruauté des négociants. Au premier abord, le fait que le point de vue soit externe tend à nous faire penser que le constat est neutre or l'étude de ce texte nous montre que c'est Voltaire qui s'exprime à travers le nègre. C'est pourquoi on peut dénoter de l'ironie, notamment quand Voltaire traite de la religion.

Comme nous l'avons dit auparavant, le constat paraît neutre. Pourtant la description très crue de la mutilation des nègres et du négoce de ceux-ci suscite un sentiment de révolte et d'indignation chez le lecteur. Toutes les figures de styles montrent une très bonne organisation du texte. C'est pourquoi nous pouvons déduire que ce texte participe fortement au combat de Voltaire contre l'intolérance (qu'il appelle l'Infâme) et l'injustice.