Voltaire, Candide - chapitre 18: L'Eldorado

Commentaire en deux parties

Dernière mise à jour : 18/11/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à l'appartement de Sa Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot, quelle était la cérémonie. "L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés." Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématique et de physique.

Après avoir parcouru, toute l'après-dînée, à peu près la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire à Cacambo : "Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n'y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargés de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre Mlle Cunégonde."

Ce discours plut à Cacambo : on aime tant à courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l'être et de demander leur congé à Sa Majesté.

"Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n'ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos moeurs, ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu. Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. – Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays." Le roi rit. "Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d'Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse."

Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes. Les physiciens prirent congé d'eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n'eut plus d'autre désir et d'autre objet que d'aller présenter ses moutons à Mlle Cunégonde. "Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos-Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons- nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter."

Voltaire, Candide - chapitre 18

Le chapitre 18 correspond au milieu exact de Candide. C’est une pause dans le récit. Beaucoup de péripéties, axées sur l'expérience du mal et sur la cruauté humaine se sont déjà écoulées. Ce chapitre se passe en Eldorado, un univers où tout est le mieux pour le meilleur des mondes, tout est positif. C'est donc une utopie, à travers laquelle Voltaire décrit le fonctionnement d’une société idéale et critique la société européenne.

L'Eldorado est une vieille légende, un pays ou tout est en or, où toutes richesses sont en abondance. Beaucoup l'ont recherché, Marco Polo, Christophe Colomb... mais personne ne l'a jamais trouvé. Elle a alimenté l’imaginaire des gens. Ce nouvel univers est donc idéalisé, utopique. L’auteur invite à décrypter, à déceler la part d'utopie et le fait qu’il ne puisse exister.

I. Description d’une société idéale

a) Un univers inverse

Tout l’univers d’Eldorado fonctionne sur les inversions par rapport à notre univers. Il ressemble en quelque sorte à un miroir de notre société.

La garde est assurée par des femmes. La dimension féminine est donc accentuée. C’est aussi l’esthétique qui est mise en avant : "belles filles". Et de manière générale, l’aspect esthétique est très important à Eldorado : on insiste beaucoup sur l’architecture, la beauté. Accumulation avec les fontaines. Il n’est jamais question d’aspects pratiques, on ne parle que de la beauté, tout est misé sur l’esthétique. De nombreuses références au visuel et à l’olfactif.

Les coutumes sont déconcertantes, avec nombreuses inversions avec le monde réel : le caractère grandiose et le décalage entre le fait que ce sont deux voyageurs. La familiarité avec le Roi est très importante : "embrasser", "baiser des deux côtés". L’accueil chaleureux du roi explique une égalité entre Roi et citoyens. Le respect de l'étiquette n’existe plus mais la morale est respectée. Eldorado témoigne également d’un grand intérêt pour les sciences, le savoir. Le Palais des sciences est gigantesque. Il est découvert à la fin par Candide, il est émerveillé "ce qui le surprit davantage".

Dans cet univers, tout fonctionne sur l’insolite, pour montrer que l’Eldorado est le meilleur des monde.

b) L’Eldorado, un paradis terrestre

L’Eldorado est un monde parfait, merveilleux, un univers où tout est beau, un paradis sur Terre, marqué par superlatifs "prodigieuse", "le plus de plaisir". Des hyperboles ainsi que des accumulations le prouvent également. Toutes les images sont associées au luxe et à la richesse, axé sur le gigantisme, sur la richesse et la variété du matériau par exemple. Les fontaines sont répétées de nombreuses fois. L’abondance est exprimée avec des hyperboles : "deux cent vingt pieds de haut et de cent de large", "mille musiciens", "mille colonnes", "deux milles pas".

L'accueil lui-même est très luxueux : "tissu de duvet de colibri" ; "mille musiciens", "réception à souper", "carrosse". Le palais est gardé pour la fin car c’est le meilleur. Des hyperboles le caractérisent : "galerie de deux milles pas", "toute pleine d'instruments de mathématique et de physique". Au delà du luxe, on a ici la description de la société parfaite. Il n’y a aucune prison. Le mal est inexistant à Eldorado, il n’y a donc aucun criminel, aucune justice. Tout va bien pour le meilleur des mondes.

Il y a donc beaucoup à voir à Eldorado mais la description faite n’est pas très longue, laissant place à l’imagination. Il n’y a pas besoin d’en faire plus. Voltaire multiplie les indices pour que le lecteur ne prenne pas au pied de la lettre ce qui est dit. Il ne faut pas être aussi naïf que Candide.

II. Regard critique et distancié

a) Un univers douteux

Candide est très naïf, c’est très important pour le récit. Il est trop attaché à ce qu’il voit et ne prend aucune distance ou n'émet aucun jugement. Il n’a aucun esprit critique, tout ce qu’il voit est considéré comme réel. Il n’est absolument pas surpris de ce qu’il voit, il n’est pas émerveillé, il ne se pose pas de questions.
Il a une attitude ridicule devant le Roi entre autre. C’est la question sur le cérémonial qui le ridiculise : "si on léchait la poussière", "si on mettait les mains ( ... ) sur le derrière". C’est très excessif et en devient ridicule.

Voltaire crée une complicité avec son lecteur : Eldorado n’est qu’une utopie.Il insiste sur les perfections exagérées. A force d'être parfait, ça devient excessif, il en fait trop. Un jeu entre le conteur et le lecteur s’installe. Ce monde n’est par ailleurs pas parfait : il y a des limites à la liberté, à la tolérance. En effet, personne ne peut en sortir : il est isolé du reste du monde. Preuve que les utopies ont des limites. De plus, Cunégonde ne s’y trouve pas. C’est ce qui cause le départ des deux héros. Ce monde n’est pas tout à fait parfait, Cunégonde est absente.

b) Exposé des idées de Voltaire

A travers cette utopie, Voltaire expose un certain nombre de ses idéaux.

Il y décrit l'absence de violence, avec une société fondée sur la courtoisie et le respect d’autrui. Aucune criminalité et donc, pas besoin de justice. Une autre rapport humain, avec l'égalité hommes femmes. Cette idée est celle des philosophes des lumières. De même le monarque y est tolérant, proche de ses sujets.

L’argent n’y a pas d’importance ( "ces cailloux et ce sable que nous nommons or et pierreries" ). L’or est nommé "boue jaune". A l'inverse les sciences y sont développées. En particulier les mathématiques et les physiques.

Une société urbaine, dans une ville qui privilégie l’esthétique. Les villes y sont pensées pour être utiles et agréables : "grandes places, pavées d’une espèce de pierres qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle ou de la cannelle".

L’idée de tolérance et de relativisme revient souvent. Voltaire fait aussi une critique implicite de l’optimisme : ce monde est excessif et faux. L’optimisme est du côté de l’utopie.

Conclusion

L’ensemble du chapitre permet de nuancer. Au delà des apparences, il y a des imperfections : ce sont les limites de l’utopie. Voltaire nous indique ici qu’il ne sert à rien de rechercher une société idéale mais qu'il vaut mieux rechercher la société la meilleure possible. Il fait donc une satire de l’utopie. C’est un philosophe pragmatique, il refuse le dogmatisme (les idées sans preuves).