Voltaire, Candide - chapitre 19: "Le nègre de Surinam" (2)

Analyse linéaire réalisée par le professeur de français.

Dernière mise à jour : 30/09/2021 • Proposé par: Faresteeler76 (élève)

Texte étudié

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. "Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?
- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.
- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal." Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam.

Voltaire, Candide, ou l'Optimisme - chapitre 19

Voltaire est un écrivain, philosophe, encyclopédiste et homme d’affaires français du XVIIIe siècle. Homme influent des Lumières il fut connu pour ses combats politiques. Il écrivit de nombreuses œuvres comme Candide ou l’Optimisme, Zaire ou d’autres de sa littérature d’idées. Cet extrait est tiré de son conte philosophique Candide. Il relate le parcours du personnage éponyme qui, après avoir été élevé dans les théories optimistes de Pangloss découvre l’existence du Mal. Après avoir parcouru le monde et connu de nombreuses aventures, Candide et son compagnon Cacambo arrivent à Surinam. Cet épisode, extrait du chapitre 19, marque un retour brutal à la réalité puisque les deux personnages reviennent de l’Eldorado, société idéale, et la première vision d’un être humain est celle d’un esclave.

I. Premier mouvement : récit cadre introducteur

a) La narration est mise au service de l’argumentation

Dès le début, la narration est mise au service de l’argumentation. En effet, la caractérisation du personnage le place en position de victime. La position au sol est révélatrice avec le complément circonstanciel de lieu : « un nègre étendu par terre ». Elle marque la dégradation de l’homme mis en état d’esclavage, par opposition à Candide, homme libre. Le portrait brossé de l’esclave est marqué par la mutilation et la privation : privation vestimentaire, signifiée par la négation restrictive, la mutilation physique signifiée par le verbe « manquer ». Ce tableau est susceptible de provoquer la compassion par son horreur. Dès lors, le lecteur va ressentir un sentiment de culpabilité qu’il va compenser en se mettant du côté de la victime. Ce sentiment est confirmée par la réaction de Candide, seule médiation émotionnelle de ce spectacle : « Eh ! mon Dieu! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? ». Cette intervention au discours direct permet de rapprocher le lecteur de l’action. Sur le plan de l’argumentation, elle donne une image positive de Candide qui écoute le discours de l’esclave et compatit à son malheur. Comme le personnage éponyme est sympathique au lecteur, ce dernier adopte son point de vue sur l’esclavage.
Cette question permet de lancer un dialogue qui va lancer la critique de l’esclavage :
— J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
— Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ?

b) L’ironie comme moyen d'argumentation

L’argumentation passe par l’utilisation de l’ironie. Le jeu sur l’onomastique (« celui qui a la dent dur » signifie "celui qui est agressif notamment en affaire") est redoublé par l’euphémisme puisque l’agressivité se caractérise en l’occurrence par l’agression physique sur l’esclave. Par cette dérision à peine voilée, Voltaire dénonce la violence de l’esclavage et accuse directement les esclavagistes. Elle est renforcée par la qualification faussement méliorative « mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant ». La relation d’autorité entre maître et esclave est posée comme si elle était une évidence par l’esclave, mais le narrateur en dénonce la cruauté.

II. Deuxième mouvement : le discours de l’esclave

a) La dénonciation du code noir

Contrairement au début du texte, le discours de l’esclave est marqué dans un premier temps par un certain objectif. Il fait un récit factuel de l’asservissement. « Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. »
Voltaire fait référence au code noir, à la fin du XVIIe qui pose les principes de l’esclavage et les sanctions que les esclaves peuvent encourir. Ce constat remet en cause la banalisation de la cruauté et de la violence. C’est aussi un moyen pour Voltaire de susciter l’horreur et l’indignation vis-à-vis de cette pratique. La phrase qui suit en témoigne : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». Le contraste entre la violence des mutilations et le plaisir lié à la sucrerie ne peut laisser indifférent le lecteur. Dans l’Esprit des Lois, Montesquieu se servira du même produit symbolique. En effet, les échanges avec les colonies sont en plein développement et s’accompagnent de ce que l’on appelle le commerce triangulaire.

b) La déconstruction des arguments pro-esclavage

Voltaire reprend l’un des arguments des partisans de l’esclavage pour mieux le déconstruire. En effet, au lieu d’utiliser une subordonnée marquant un rapport logique, il utilise une subordonnée de temps dont la portée est renforcée par le parallélisme et la répétition de la même construction. Ce choix fait écho à la notion d’habitude qui paraît absurde, celle d’un usage réitéré sans raison. Le discours de l’esclave est long et on comprend que c’est Voltaire qui parle indirectement en faisant du personnage le porte-parole de son opinion. De fait, le connecteur logique « Cependant » introduit un nouvel argument qui montre l’absurdité de l’esclavage. Dans un mouvement rétrospectif, l’esclave évoque le moment où il a réduit en esclavage. À la mutilation physique s’ajoute la mutilation affective, intellectuelle et culturelle. Privés de leurs familles, les enfants africains sont privés de leurs croyances et racines et l'homme blanc impose aux peuples africains de l'adorer. Le discours de la mère est rapporté au discours direct pour rendre plus présent à l’esprit du lecteur l’horreur de ce déchirement : Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par-là la fortune de ton père et de ta mère." Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible. » L’exclamation pathétique prolonge ce tableau qui ne peut laisser insensible le lecteur. À l’image de la mère qui se sépare du fils s’ajoutent les recommandations suivies de manière à priori aveugle par le fils. La reprise du discours de l’esclave montre qu’il est porteur de l’opinion de Voltaire et ce d’autant plus qu’il porte un regard critique sur son parcours qui est organisé de manière rationnelle. La comparaison avec les animaux est un moyen de montrer la dégradation morale dont font l’objet les esclaves et de dénoncer l’inhumanité du traitement qui leur est infligé. Il exerce son esprit critique comme en témoigne l’adversatif « ,mais » et l’utilisation de la structure hypothétique.

Voltaire stigmatise l’horreur de cette pratique en attaquant également la religion. En effet, c’est la religion qui justifie la colonisation, mais également un asservissement contraire à ses principes de fraternité, de charité et d’humanité. Cette critique passe par l’allusion ironique aux discours religieux. L’idée de fraternité est tournée en dérision par l’interprétation de l’esclave en « cousins issus de germains ».

III. Troisième mouvement : conclusion de la rencontre

— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme.
— Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo.
— Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

Voltaire laisse à son personnage le soin de tirer la leçon de cette rencontre. Candide qualifie d’abomination l’esclavage, terme péjoratif qui marque le paroxysme de la cruauté et du Mal puisque c’est à ce moment qu’il « renonce à [l’]optimisme » de Pangloss.

Le passage s’achève par un retour à la thèse générale de l’œuvre, à savoir de la théorie de Leibniz qui cherche à conjuguer l’existence de Dieu et l’existence du Mal.

Conclusion

Pour conclure, on peut dire que Voltaire parvient à dénoncer l’esclavage par le récit fictif de la rencontre entre Candide et un esclave. Sa stratégie argumentative repose sur la confrontation entre l’homme libre et l’homme asservi ainsi sur le contraste entre pathétique et ironie. Cet épisode met en scène un témoignage édifiant qui doit faire prendre conscience au lecteur de la cruauté de l’esclavage. La critique de l’attitude européenne prolonge les réflexions de Montaigne dans le texte « Des coches » des Essais, notamment où il déplore la destruction du Nouveau Monde par la colonisation.

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