Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal: L’homme, immortel

Dernière mise à jour : 14/06/2021 • Proposé par: Elodie S., TS (élève)

Texte étudié

Tout d’abord, parce que l’état de victime, de bête souffrante, de mourant décharné, assimile l’homme à sa substructure animale, à sa pure et simple identité de vivant (la vie, comme le dit Bichat, n’est que « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »). Certes, l’humanité est une espèce animale. Elle est mortelle et prédatrice. Mais ni l’un ni l’autre de ces rôles ne peuvent la singulariser dans le monde du vivant. En tant que bourreau, l’homme est une abjection animale, mais il faut avoir le courage de dire qu’en tant que victime, il ne vaut en général pas mieux. Tous les récits des torturés et de rescapés l’indiquent avec force : si les bourreaux ou les bureaucrates des cachots et des camps peuvent traiter les victimes comme des animaux promis à l’abattoir, et avec lesquels eux, les criminels bien nourris, n’ont rien de commun, c’est que les victimes sont bel et bien devenues de tels animaux. On a fait ce qu’il fallait pour ça. Que certaines cependant soient encore des hommes, et en témoignent, est un fait avéré. Mais justement, c’est toujours par un effort inouï, salué par ses témoins –qu’il éveille à une reconnaissance radieuse- comme une résistance presque incompréhensible, en eux, de ce qui ne coïncide pas avec l’identité de victime. Là est l’Homme, si on tient à le penser : dans ce qui fait, comme le dit Varlam Chamalov dans ses Récits de la vie des camps, qu’il s’agit d’une bête autrement résistante que les chevaux, non par son corps fragile, mais par son obstination à demeurer ce qu’il est, c’est-à-dire, précisément, autre chose qu’une victime, autre chose qu’un être-pour-la-mort, et donc : autre chose qu’un mortel.

Un immortel : voilà ce que les pires situations qui puissent lui être infligées démontrent qu’est l’homme, pour autant qu’il se singularise dans le flot multiforme et rapace de la vie. Pour penser quoi que ce soit concernant l’Homme, c’est de là qu’il faut partir. En sorte que s’il existe des « droits de l’homme », ce ne sont sûrement pas des droits de la vie contre la mort, ou des droits de la survie contre la misère. Ce sont les droits de l’Immortel, s’affirmant pour eux-mêmes, ou les droits de l’Infini exerçant leur souveraineté sur la contingence de la souffrance et de la mort. Qu’à la fin nous mourrions tous et qu’il n’y ait que poussière ne change rien à l’identité de l’Homme comme immortel, dans l’instant où il affirme ce qu’il est au rebours du vouloir-être-un-animal auquel la circonstance l’expose. Et chaque homme, on le sait, imprévisiblement, est capable d’être cet immortel, dans de grandes ou de petites circonstances, pour une importante ou secondaire vérité, peu importe. Dans tous les cas, la subjectivation est immortelle, et fait l’Homme. En dehors de quoi existe une espèce biologique, un « bipède sans plumes » dont le charme n’est pas évident.

Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal

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