Molière, Dom Juan - Acte I, scène 2: La tirade de Dom Juan

Commentaire en deux parties :
I. Dom Juan adopte une attitude passive et se montre défenseur des femmes,
II. Dom Juan offensif et témoigne d’un profond mépris pour les femmes

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Texte étudié

DOM JUAN.- Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle, n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour ; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux, que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Molière, Dom Juan - Acte I, scène 2

Introduction

Sganarelle dans la scène précédente a fait pour le spectateur et pour Gusman un portrait de Dom Juan, son maître, portrait très critique qui le présente comme "le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe sa vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, un vrai Sardanapale...". Cette énumération en dit long sur le personnage, autant que sur Sganarelle lui-même au demeurant, qui utilise Gusman comme un faire-valoir; il se montre pédant avec son latin ("inter nos") et se met en avant: "Je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi".

Dans cette tirade de la scène 2, l’autoportrait de Dom Juan, la défense de son comportement de libertin tranche avec ce qu’en disait Sganarelle. De plus, ce dernier, grand bavard devant l’Eternel, va rester sans voix devant la faconde de son maître. C’est lui maintenant qui, ici, sert de faire-valoir à Dom Juan en lui donnant crédit de son art de la parole: "vous tournez les choses d’une manière qu’il semble que vous avez raison."

La tirade se décompose en deux parties distinctes, la première se terminant à "tout le plaisir de l’amour est dans le changement". Les deux parties ont chacune une dimension argumentative. Chacune commence par des personnes gnomiques, soit ici par l’ensemble des hommes: on, nous, nos, notre. Le temps utilisé est le présent gnomique, ou présent de vérité générale, et il y a des énoncés gnomiques, encore, soit des énoncés qui assènent une vérité, à la façon d’une certitude, d’un postulat: "la constance n’est bonne que pour des ridicules", "toutes les belles ont droit de nous charmer", "tout le plaisir de l’amour est dans le changement". Puis, dom Juan passe à la première personne, par un procédé déductif donc, présentant son comportement non plus comme le faisait Sganarelle à Gusman comme un comportement atypique, de libertin, mais comme un comportement répondant à une norme, une généralité: il n’est que le cas particulier de vérités générales, endoxales en ce sens qu’il les donne comme partagées par tous. Sganarelle d’ailleurs, on l’a vu, ne saura que répondre, si ce n’est que son raisonnement est spécieux, qu’il a les allures de la vérité mais qu’il est faux. C’est ce côté beau parleur, maître du langage qu’il faut étudier.

La tirade de Dom Juan se fait en deux parties, donc, qui sont diamétralement opposées. Dans la première dom Juan adopte une attitude passive et se montre défenseur des femmes; en revanche, dans la seconde partie, il sera offensif et témoignera d’un profond mépris pour les femmes, révélant une profonde nature misogyne.

I. Dom Juan adopte une attitude passive et se montre défenseur des femmes

1) Dom Juan est passif

Dans cette partie, dom Juan n’est pas le séducteur mais le séduit, pas celui qui va à la conquête des femmes, mais celui qui répond à leurs demandes. On peut effectivement noter que le vocabulaire qu’il utilise pour parler des hommes est en fait un vocabulaire qui était utilisé pour les femmes, compte tenu des mœurs de l’époque, des relations entre les hommes et les femmes. Le fait de renoncer au monde, de s’ensevelir, c’est-à-dire à renoncer à la vie mondaine, à une forme de sociabilité, était bien sûr davantage propre aux femmes qu’aux hommes; la femme, l’épouse, devait adopter une attitude vertueuse, respectable, "honnête", être soucieuse de sa réputation et de son honneur, et n’avoir plus d’yeux que pour son mari. Au contraire, il y allait de la virilité d’un homme de multiplier les bonnes fortunes. On pouvait dire la même chose de la fidélité qui honorait davantage les femmes que les hommes. Un homme qui aurait été scrupuleusement fidèle serait passé pour un "ridicule", alors que la fidélité était un mérite que l’on reconnaissait, le cas échéant, aux femmes. Sous l’ancien régime, une femme qui avait un amant, quels que soient les lieux de leurs rencontres était adultère; pour être adultère, un homme devait réaliser l’infidélité sous le toit conjugal. Cet "honneur d’être fidèle" est davantage réclamé aux femmes qu’aux hommes. Enfin, les verbes "prendre" ("au premier objet qui nous prend") et "céder" ("je cède facilement"), si on les lit comme des syllepses et qu’on accepte leur dimension sexuelle, inversent la relation homme femme car ce sont aussi des verbes qui renvoient plus à une activité sexuelle masculine que féminine; on dit qu’un homme "prend" une femme, sexuellement, pas l’inverse, et qu’une femme "cède" aux avances d’un homme, pas l’inverse.
Le fait d’inverser les vocabulaires de cette époque pour parler des hommes et des femmes peut se lire selon nos deux objectifs: d’une part, Dom Juan se donne, en l’accordant aux hommes, le rôle passif que la femme respectable se doit de jouer dans la cour amoureuse, et donne à la femme le rôle actif; d’autre part, en inversant la relation homme femme ici, il accorde aux femmes une égalité avec les hommes, il en défend les "droits".
Examen des verbes utilisés dans cette première partie:
C’est au verbe que se voit l’action. On va donc étudier les verbes dont les hommes en général et dom Juan en particulier sont les sujets, et ceux dont ils sont les compléments d’objet.

a) l’homme / dom Juan sujet.

L’inventaire va montrer que quand l’homme est sujet du verbe, le verbe ne décrit jamais une action, l’exercice d’une liberté, d’une volonté. - "on se lie": le verbe lier est une syllepse. Il peut signifier ici le lien amoureux, le lien du mariage. Mais il peut aussi signifier l’entrave, l’attache, la privation de liberté. L’homme est ici le sujet d’un verbe qui montre son aliénation, son incapacité d’agir librement.
- "on renonce au monde": le verbe renoncer ici parle de lui-même, c’est s’interdire de faire quelque chose.
- "s’ensevelir", "être mort": on ne pourrait mieux marquer le manque d’action.
- "je cède facilement": le verbe céder, outre sa dimension féminine déjà vue, marque bien que c’est quelqu’un d’autre qui agit.
- "j’ai beau être engagé": l’engagement est une forme de lien, de corset, de privation de liberté, et "être" est bien sûr un verbe d’état. Avec "beau", on sent qu’il va se dégager de ce lien, mais ce n’est pas lui qui sera l’acteur du désengagement, c’est l’amour: "l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme...": la quasi répétition oratoire de "engage" met bien l’accent sur le fait que quand il y a engagement il y a état ("être engagé"), mais quand il y désengagement et action qui libère ("n’engage point") le sujet n’est plus dom Juan mais l’amour pour une femme, qui fait de cette femme la quasi responsable de cette action.
- "on n’ait plus d’yeux pour personne"; "je conserve des yeux pour voir": on reste dans un regard passif; avoir des yeux n’est pas proprement actif ou offensif. Le verbe "voir" est à mettre en contraste avec le verbe absent "regarder".

Encore une fois, on ne lit ici aucune action, aucune intention, aucune entreprise de séduction.
- "où je la trouve": ici encore, il faut faire le contraste avec le verbe absent "chercher"; le verbe "trouver" a ici le sens de l’aléa, du hasard, du concours de circonstances, mais pas de la recherche de conquête, de la volonté de rencontrer d’autres femmes.
- "se piquer d’un faux honneur": l’action a ici un caractère négatif, d’une part par le sens de "piquer" (qui a ici le sens de se faire gloire, se faire vanité de quelque chose) et par l’évaluatif "faux".
- "je rends les hommages": ici, dom Juan est bien l’agent, le sujet actif, mais c’est une action entièrement tournée en faveur de l’objet, du destinataire de cette action; le destinataire de l’action est davantage glorifié que son agent.
"je ne puis refuser": la tournure négative marque ici l’absence de liberté du sujet.

b) l’homme / dom Juan complément d’objet.

A l’inverse, quand c’est la femme qui est active, que l’homme ou dom Juan est objet, nous avons bien affaire à des verbes d’action.
- " premier objet qui nous prend": le terme d’objet à l’époque classique renvoie à la femme aimée, et c’est elle qui a ici la responsabilité de l’action; les hommes ("nous") ici sont passifs, sont objets.
- "les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux": le verbe "frapper" a une connotation agressive, d’attaque, que l’on retrouvera chez les hommes dans la seconde partie. Ici, ce sont les femmes qui sont les acteurs, les sujets agissants.

- "la douce violence dont elle nous entraîne": de la même façon que le verbe "frapper" contenait l’idée de l’émerveillement et de l’attaque, l’oxymore "douce violence" reprend l’attitude féminine à la fois de séduction et d’attaque. Le fait d’être entraîné montre qu’on est soumis à une force, une énergie que l’on ne contrôle pas. Il n’y a pas de responsabilité de la part des hommes. - "les belles ont droit de nous charmer": outre que ce sont encore les femmes qui sont actives, on notera que le charme est une syllepse, a un double sens. D’une part il s’agit du charme des femmes, du charme naturel; d’autre part, le charme renvoie à une sorte de sorcellerie, à la fabrication des philtres d’amour. Être sous le charme, c’est perdre sa volonté, son libre arbitre, c’est être aliéné. On retrouve toujours cette ambiguïté entre la séduction comme naturelle des femmes et leur action pour rendre dépendant, prendre, faire violence, entraîner, frapper...

- "la beauté me ravit": ici encore on retrouve l’emploi habile et ambivalent de la syllepse. La femme est encore le principe actif, mais l’action est double. Ravir, ce peut être comme séduire, enchanter, plaire d’une façon superlative; mais c’est aussi rendre captif, enlever, prendre, dérober... Si la beauté le ravit, c’est qu’il n’est plus maître de lui-même; encore une fois, il ne s’appartient plus, il est un objet dans la séduction des femmes.

- les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs": avoir des prétentions sur quelque chose, c’est la revendiquer, affirmer une propriété sur elle. Ce sont les femmes ici encore qui cherchent à revendiquer, s’approprier le cœur des hommes.

- "la nature nous oblige": cette obligation fait encore des hommes des êtres qui n’agissent pas de leur propre volonté, qui sont tenus de faire ce qui leur est imposé; et l’agent qui oblige est au-dessus de toute contestation, bénéficie de toutes les légitimités, puisqu’il s’agit de la nature elle-même. Comment peut-on reprocher à quelqu’un de respecter les commandements de la Nature?

- "un beau visage me le demande": on ne saurait être plus clair: la demande émane de la femme et dom Juan ne fait que répondre; encore une fois, ce n’est pas lui qui est à l’initiative de la cour amoureuse.

On voit bien que l’action de dom Juan se limite aux regards; il est seulement celui qui voit, même pas celui qui regarde. Et ensuite, il ne fait que se plier à la demande, à la revendication des femmes. Ce sont ces dernières qui sont actives, et qui le sont en témoignant quelque peu de "violence", même si elle est "douce".

2) dom Juan défend les femmes

Il y a peu de choses à relever ici, mais il est plus qu’étonnant que dom Juan parle ici du "mérite de toutes". On le verra, la seule chose qui chez les femmes intéresse dom Juan est leur jeunesse et leur beauté; elles ne sauraient avoir d’autres qualités, comme le montrera la seconde partie de la tirade. Aussi, parler de leur "mérite", de qualités qui peuvent être autres que physiques, est exceptionnel chez ce personnage. On pourrait commenter dans le même veine le fait de rendre hommage, de témoigner de l’estime.

Sa vie de libertin est présentée comme une façon de rendre justice aux femmes, comme si dom Juan pouvait se préoccuper de cela. Il déclare qu’il se refuse "à faire injustice aux autres", faisant passer la fidélité amoureuse pour une injustice et, inversement, à masquer obliquement l’inconstance amoureuse du voile noble de la justice. Et c’est d’autant plus un acte de justice que les femmes ont de "justes prétentions" sur le cœur des hommes. A deux reprises, donc, en l’espace de quelques lignes, dom Juan présente son inconstance amoureuse comme un acte de justice à l’endroit des femmes. Et pour bien mettre l’accent sur cette notion de justice, il revendique pour les femmes "le droit de nous charmer". Ces notions de mérite, de droit et de justice combinées font de dom Juan un défenseur autoproclamé des femmes.

On peut ajouter ce qu’on a déjà un peu évoqué plus haut: en décrivant très négativement une condition qui est en fait, dans la réalité sociologique du XVII° siècle, la condition faite aux femmes, et en la condamnant, dom Juan obliquement tient un discours qui tend à les en libérer. Les règles sociales les obligeaient à la constance amoureuse, à la fidélité, et déroger à ces règles revenait à perdre son honneur, à condamner sa réputation. L’exclamation qui ouvre la tirade, "Quoi!", montre à la fois l’étonnement et la protestation contre la réprimande de Sganarelle. La question rhétorique qui suit appelle de toute évidence une réponse négative; l’énumération ternaire anaphorique ("qu’on", trois fois), donc insistante, martèle la même idée négative d’une perte de liberté, d’une privation d’agir, même de voir. La phrase suivante est une exclamation qui ouvre sur une formule ironique, "la belle chose", qui condamne la constance amoureuse; les termes employés sont sans appel contre cette fidélité: "piquer d’un faux honneur", "s’ensevelir", "être mort". Puis dom Juan termine cette protestation spontanée par la répétition oratoire "Non, non", et un énoncé de forme gnomique: "la constance n’est bonne que pour des ridicules." Ces quelques lignes montrent comme le jaillissement d’une révolte viscérale, épidermique, contre la constance amoureuse, contre l’honneur d’être fidèle. Or, nous l’avons vu, ce qu’il condamne avec cette fougue et cette spontanéité, c’est surtout, sociologiquement, la condition faite aux femmes. En condamnant cette condition, il prend indirectement position pour une libération des femmes de cette condition, de cette contrainte, de cette opinion, de cette norme sociale qui lui semblent contre nature. Mettons ces propos sous la plume d’une femme, et nous avons un des brouillons possibles de la fameuse lettre 81 de Madame de Merteuil, dans Les liaisons dangereuses de Laclos, un siècle plus tard.

Transition

la seconde partie de la tirade va symétriquement s’opposer en tous points à la première. D’une part, l’initiative de la cour amoureuse, avec ce qu’elle comporte de violence, va entièrement passer du côté des hommes; d’autre part, le caractère foncièrement misogyne de dom Juan va apparaître dans l’ignorance qu’il a des femmes, ne sachant voir en elles que jeunesse et beauté (nous serons très loin de leur droit et de leur mérite).

II. Dom Juan offensif et témoigne d’un profond mépris pour les femmes

1) Dom Juan est un conquérant

Le vocabulaire que dom Juan va employer dans cette seconde partie de la tirade n’a guère besoin d’être commenté tant il est transparent et insistant. Il s’agit à la fois d’un réseau sémantique (ensemble de termes qui ont en commun un même sème, un même sens , une même acception ou une même connotation) et d’un champ lexical (ensemble de termes qui appartiennent à une même réalité), ceux de la guerre, du duel, du combat. La cour faite à une femme devient une conquête au sens propre du terme si on lit le vocabulaire de dom Juan. Notons que ce parallèle entre la conquête militaire et la cour faite aux femmes est récurrent à l’époque classique; le Valmont des Liaisons dangereuses aura lui-aussi recours à ces métaphores guerrières.

Contentons-nous de faire une énumération:
"réduire": le terme est à prendre dans le sens militaire, dompter, soumettre. On dit réduire une place forte ennemie, réduire une mutinerie. Réduire, c’est prendre, vaincre par les armes. "combattre";"rendre les armes" (se déclarer vaincu); "forcer pied à pied" (terme d’escrime; et on sait que dom Juan est un dangereux bretteur); "les résistances qu’elle oppose"; "vaincre"; "en être maître" (comme on se rend maître d’une place, d’une ville dans langage militaire); "une conquête"; "triompher de la résistance"; "conquérants"; "de victoire en victoire"; "Alexandre"; "conquêtes amoureuses". Tous ces termes soit sont lexicalement liés aux armes, soit contiennent un sème ou une connotation militaire, guerrière. Il ne s’agit pas chez dom Juan d’une métaphore filée; pour lui, il n’est pas question d’images: la cour des femmes est une activité de conquête.

Cette image du conquérant fait de lui, bien sûr, un personnage actif, aux antipodes de ce qu’il présentait dans la première partie. Pour accentuer ce caractère actif et entreprenant, dom Juan met l’accent sur le fait que la cour des femmes est une tâche, une activité longue. Par exemple, si dans la première partie il se contentait de rendre "les hommages" auxquels les femmes pouvaient prétendre, ici il réduit leur résistance "par cent hommages", insistant par cet adjectif numéral sur l’ampleur de l’entreprise, sur tout ce qu’il lui faut faire pour la mener à bien. Il utilise des tournures qui montrent la durée, la difficulté de la tâche: "de jour en jour", "pied à pied". Enfin, il a recours à l’accumulation anaphorique, qui marque mieux l’addition de toute les étapes à parcourir, toutes les épreuves à surmonter: "à réduire", "à voir les progrès", "à combattre", "à forcer", "à vaincre". On retrouve cette accumulation de tout ce qu’il faut faire, ce qu’il faut jouer pour faire aboutir la conquête, avec l’énumération ternaire "par des transports, par des larmes et des soupirs." (notons en passant que ces trois termes étaient utilisés par Gusman; pour ce dernier, les transports, larmes et soupirs sont des signes d’une passion authentique; pour dom Juan ce sont des armes, des instruments, des moyens: les personnages de la pièce se distinguent entre ceux qui croient dans l’authenticité des signes, pour qui les mots et les choses se confondent, les réalistes, et ceux qui distinguent le signe de la chose, les nominalistes).

L’exemple qu’il donne d’Alexandre est particulièrement bien choisi. En effet, Alexandre n’est pas César, il n’y a pas eu d’empire d’Alexandre comme il y a eu un empire romain et une Paix Romaine de quatre siècles. Alexandre n’a jamais régné sur son empire puisqu’il meurt, à trente-deux ans, sur le chemin du retour en Macédoine. Sitôt sa mort, les satrapies sont la proie de rivalités, de guerres de succession et le royaume n’aura une unité que très éphémère. En clair, Alexandre est un grand conquérant, certes, mais il ne construit rien. En ce sens, dom Juan lui ressemble bien: il va de conquête féminine en conquête féminine, mais ne construit jamais rien avec aucune femme, et c’est en ce sens qu’il est profondément misogyne.

2) la misogynie de Dom Juan

La conquête féminine, si conquête il y a, est chez un homme non pas la fin d’une aventure mais son commencement. On conquiert une femme non pour la conquérir mais pour vivre avec elle, partager un bout de sa vie avec elle, mettre en commun des goûts, des activités, des projets... Mais pour dom Juan ce qui est un commencement est une fin. (il semble préférer voyager avec Sganarelle, dîner avec lui, disputer avec lui... Certains psychologues voient dans le donjuanisme une face cachée de l’homosexualité: les hommes qui ne voient dans les femmes qu’un "objet" à conquérir et non une compagne avec laquelle vivre sont-ils vraiment des hommes qui aiment les femmes?) Dom Juan montre que seule la conquête l’intéresse, pas la femme, car dès que celle-ci est conquise, "il n’y a rien à dire", c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’intérêt; mais on peut entendre aussi lire "dire" au sens propre: il n’y a pas de conversation avec les femmes, on n’a rien à leur se dire, rien à se dire.

De la même façon, "tout le beau de la passion est fini", il n’a rien à partager, à vivre avec une femme. d’ailleurs, la vie avec une femme, une fois conquise, est comparée au sommeil: "nous nous endormons", et il faut se "réveiller". On ne saurait décrire avec plus de mépris la vie que l’on partage avec une femme.

Cette misogynie est lisible dans toute la tirade, et cette fois sans distinction entre la première et la seconde partie. En effet, la femme se réduit à son paraître; elle n’a pas d’être. On l’a déjà vu, en sa compagnie on s’endort, on n’a rien à dire, il n’y a plus rien de "beau", selon dom Juan, bien sûr. C’est pourquoi l’accent est mis sur la vue, le regard: "on n’a plus d’yeux pour personne"; "qui nous peuvent frapper les yeux"; "je conserve des yeux pour voir"; "tout ce que je vois d’aimable". A quoi on pourrait ajouter le mot "objet", utilisé deux fois, qui, s’il désigne bien les femmes dans la langue classique, signifie aussi, toujours dans cette même langue, spectacle, image qui frappe les yeux. Si la relation que l’on a avec les femmes n’est que de l’ordre du regard, elles ne peuvent qu’être réduites qu’à leur paraître, et bien sûr à condition qu’elles soient jeunes et belles. Cette tirade qui parle des relations avec les femmes n’emploie jamais le mot "femme". Faisons l’inventaire des expressions qui la nomment: "objet", deux fois, et en n’oublions pas le sens second qu’il a à l’époque classique; "les autres beautés"; "toutes les belles";" la beauté"; "une belle"; "ce que je vois d’aimable"; "un beau visage"; "une jeune beauté"; "une belle personne". On voit bien qu’au-delà de la beauté et de la jeunesse la femme n’existe pas pour dom Juan; aucun homme n’aura l’hypocrisie de dire qu’il n’est pas sensible à la beauté des femmes (comme le disait Baudelaire: "aimer les femmes intelligentes, c’est un goût de pédéraste."), mais les hommes voient autres choses que cette beauté, cette jeunesse, ont des choses à lui dire; une forme de la misogynie consiste à réduire la femme à sa jeunesse et sa beauté, son paraître. Pour dom Juan, la femme n’a aucune intériorité, aucune personnalité, aucun disposition à la discussion, n’est pas une bonne compagne de voyage (pour voyager il faut qu’elle s’habille en conséquence et perde de sa féminité, ce qui fera dire à dom Juan à propos d’Elvire tout à la fin de cette scène: "Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne?")..., contrairement, semble-t-il à ce.... crétin de Sganarelle.

Bref, si les deux parties s’opposent bien en ce sens que dans la première partie dom Juan donne la priorité aux femmes en les faisant actives et victimes de codes moraux et sociaux, et que dans la seconde il se montre conquérant entreprenant et patient et montre un profond mépris pour ce que sont les femmes, il y a en revanche un trait commun aux deux parties, c’est que la femme se réduit au paraître, à la jeunesse et à la beauté.

Conclusion

On peut conclure en signalant donc que dom Juan justifie son comportement de libertin inconstant de deux façons radicalement différentes, contradictoires. C’est, parce que, on l’a vu, dom Juan ne croit pas en l’adéquation entre les mots et les choses. Il y a une autonomie du discours, une autonomie des signes qui existent pour eux-mêmes, qui font cohérence à l’intérieur d’un système qui leur est propre et non comme miroir du monde, du réel, des sentiments... Au contraire, Sgnarelle croit en cette concordance des signes et des comportements, comme le montre la tirade qui ouvre la pièce, sur le tabac, tout comme Gusman ainsi que nous l’avons déjà signalé. C’est pourquoi Sganarelle, qui pour une fois est lucide, distinguera bien le plan de l’énoncé et celui de la réalité dans sa réponse à dom Juan: "… il semble que vous avez raison; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas." La position de dom Juan en matière de signes sera renforcée par symétrie par les frères d’Elvire (Acte III scène 4) qui parleront le même langage sur le point d’honneur pour arriver à des conclusions différentes, l’un qu’il faut tuer dom Juan tout de suite, l’autre qu’il faut différer la vengeance.

Deux discours contradictoires pour une même conclusion: défendre l’inconstance amoureuse; et en symétrie, un seul discours sur l’honneur tenu par les deux frères pour deux conclusions opposées. On ne saurait mieux montrer le divorce entre le signe, le langage et le réel, entre les mots et les choses.

Enfin, dernière conclusion, on peut inscrire cette tirade entre celle de Sganarelle à la première scène et la rencontre à venir avec Elvire. Le valet s’est montré beau causeur, un brin pédant, dominateur avec Gusman. Il sert un peu ici de faire-valoir à dom Juan qui va le dominer de sa faconde: Sganarelle ne sait que répondre. On se dit que dom Juan domine facilement parce qu’il est en face d’un valet, mais qu’en serait-il face à une personne de sa condition? Dans la scène suivante, Elvire, aristocrate comme lui, essaiera de lui donner une leçon de langage: "Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour... Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes." Mais dom Juan saura dans sa réplique lui montrer qu’il n’a pas de leçon à prendre en cette matière, et que le maître du langage, c’est lui.

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