Molière, Dom Juan - Acte III, scène 1

Commentaire revu par le professeur, dont les remarques sont présentes.

Dernière mise à jour : 11/11/2021 • Proposé par: tesnimee (élève)

Texte étudié

DOM JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en médecin.

SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.

DOM JUAN.- Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

SGANARELLE.- Oui ? C’est l’habit d’un vieux médecin qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ?

DOM JUAN.- Comment donc ?

SGANARELLE.- Cinq ou six paysans et paysannes en me voyant passer me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.

DOM JUAN.- Tu leur as répondu que tu n’y entendais rien ?

SGANARELLE.- Moi, point du tout, j’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit, j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

DOM JUAN.- Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?

SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper, j’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu’on m’en vînt remercier.

DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.

SGANARELLE.- Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

DOM JUAN.- C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

SGANARELLE.- Quoi, vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?

DOM JUAN.- Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?

SGANARELLE.- Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez depuis un temps que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

DOM JUAN.- Et quel ?

SGANARELLE.- Il y avait un homme qui depuis six jours était à l’agonie, on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien, on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.

DOM JUAN.- Il réchappa, n’est-ce pas ?

SGANARELLE.- Non, il mourut.

DOM JUAN.- L’effet est admirable.

SGANARELLE.- Comment ? il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

DOM JUAN.- Tu as raison.

SGANARELLE.- Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses : car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.

DOM JUAN.- Eh bien !

SGANARELLE.- Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

DOM JUAN.- Laissons cela.

SGANARELLE.- C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

DOM JUAN.- Eh.

SGANARELLE.- Tout de même . Et au diable, s’il vous plaît ?

DOM JUAN.- Oui, oui.

SGANARELLE.- Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

DOM JUAN.- Ah, ah, ah.

SGANARELLE.- Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu’est ce que vous croyez ?

DOM JUAN.- Ce que je crois ?

SGANARELLE.- Oui.

DOM JUAN.- Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

SGANARELLE.- La belle croyance, que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons, n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même ? Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre, ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces... ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui... Oh dame, interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

DOM JUAN.- J’attends que ton raisonnement soit fini.

SGANARELLE.- Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut 13 ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner...

Il se laisse tomber en tournant.

DOM JUAN.- Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

SGANARELLE.- Morbleu, je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez, il m’importe bien que vous soyez damné.

DOM JUAN.- Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés ? Appelle un peu cet homme que voilà là-bas pour lui demander le chemin.

SGANARELLE.- Holà ho, l’homme, ho, mon compère, ho l’ami, un petit mot, s’il vous plaît.

Molière, Dom Juan - Acte III, scène 1

Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est un comédien et dramaturge français né le 15 janvier 1622 à Paris, où il est mort le 17 février 1673. Il est l’homme du théâtre complet par excellence et s’attaque à un vice de l’esprit et de la société à travers ses pièces. Les plus célèbres d’entre elles sont Le Malade imaginaire, Le Misanthrope ou encore L’Avare.

Juste avant cette scène, Dom Juan a appris qu’il était recherche par les frères d’Elvire et se réfugie avec Sganarelle dans la forêt. Cette scène se passe donc sur leur chemin. Cette scène approfondit le portrait de Dom Juan, nous montre la différence de foi entre les deux personnages et nous fait découvrir l’impiété de Dom Juan (qui sera par ailleurs mise en lumière lors de la scène suivante). Elle apporte aussi une réflexion sur la foi.

Dans un premier temps nous allons étudier l’attitude des deux personnages de la scène, Dom Juan et son valet Sganarelle face à la foi, dans un deuxième temps nous allons analyser le comique de la scène, et pour finir nous allons voir comment s’établit la relation maître-valet dans ce passage.

I. Deux attitudes opposées face à la foi

a) Un Dom Juan libertin

Le silence de Dom Juan est sa première arme. Il parle peu dans cette scène et répond a Sganarelle par des phrases brèves (« laissons cela »…) des onomatopées ou des interjections (« Eh ! », « Ah! Ah! Ah ! »). Il ne cherche même pas à déconstruire le discours de Sganarelle. Il ne répond que par le rire, le silence et le mépris, laissant Sganarelle se perdre tout seul dans son discours. Le valet relève même la stratégie de Dom Juan (« vous vous taisez exprès , et me laissez parler par belle malice »).

Dom Juan est un rationaliste, il se sert de la raison et non de la foi pour accéder a la connaissance. Sa phrase « je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit » résume sa pensée: il exclut la foi au profit d’un raisonnement logique et mathématique. Dans cette phrase, le présent de vérité générale et l’emploi du verbe « être », montre que Dom Juan formule bien une philosophie. Cependant il ne nie pas ouvertement l’existence de Dieu et a tendance à fuir la question lorsque Sganarelle l’interroge: « laissons cela » dit-il. Dom Juan ne se laisse pas si facilement enfermer dans une doctrine.

b) Un Sganarelle représentant de la doctrine chrétienne

-La démarche inquisitrice de Sganarelle : il interpelle Dom Juan par une question théologique : « est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ? ». Les nombreuses questions de Sganarelle et le champ lexical de la religion (« croyiez », « Ciel », « Enfer », « Diable », « autre vie », « convertir ») montre qu’il tente de remettre en question Dom Juan au sujet de sa foi.

Après un questionnement insistant, Sganarelle désapprouve la croyance de de Dom Juan : « La belle croyance et les beaux articles de foi que voila ! ». (Les thermes « belle croyance » et « beaux articles » sont des antiphrases). On a l’impression que Sganarelle juge la croyance de Dom Juan comme le ferait l’inquisition. Le champ lexical de la folie (« étranges », « folies », « moins sages », etc…) ainsi que le déterminant possessif « votre religion » met la croyance de Dom Juan à distance. Comme un tribunal d’inquisition, Sganarelle juge la croyance de Dom Juan hérétique. [Remarque du professeur: Et évoquez surtout la superstition mise sur le même plan que la croyance].

- La volonté de prouver l’existence de Dieu: Sganarelle cherche a prouver l’existence de Dieu. Il se fonde sur l’expérience pour prouver l’existence d’un créateur (« par exemple »). Ce désir de partir du vécu est accentue par les adjectifs démonstratifs (« ces arbres là », « ces rochers »…). Il implique également Dom Juan en faisant l’anaphore du pronom personnel « vous » (« Vous voila vous par exemple vous êtes là ».)

On a le champ lexical de la nature (« arbres », « rochers », « terre » , « ciel », etc). Sganarelle évoque toutes les sciences (géologie , astronomie , médecine); il embrasse l’ensemble de la création pour glorifier le divin. Il y a également le champ lexical de l’admiration et donc la glorification de Dieu là encore (« admirer » , « admirable », « magnifique »…).

Transition: mais la démarche théologique de Sganarelle est invalidée par le comique et l’ironie de Molière qui se moque de cette démonstration.

II. Le comique de la scène

a) Une parodie de sermon

Sganarelle ne souhaite pas seulement prouver l’existence de Dieu. Il souhaite convertir Dom Juan comme un prêcheur qui fait un sermon: « Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir ». Son discours lui-même à la forme d’un sermon. Il utilise d’abord une phrase exclamative accrocheuse grâce à l’emploi de l’ironie (« la belle croyance et les beaux articles de foi que voila ! ». La seconde phrase, interrogative, pose le sujet du sermon « votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ». La troisième phrase est une antithèse entre la sagesse (« bien moins sage ») et la folie (« étranges folies »). Sganarelle semble ensuite développer une stratégie qui consiste à se dévaloriser pour attirer la bienveillance de l’adversaire (Dom Juan) : « pour moi, Monsieur, je n’ai point étudie comme vous...mon petit jugement »), on a ici la répétition de l’adjectif « petit » et emploi d'une tournure négative.

La tension est presque dramatique avec l'usage de l’apostrophe, l'anaphore du pronom personnel « vous ». Mais l'imprécision de Sganarelle, (« quelque chose d’admirable », « quelque chose dans la tète », « cent choses différentes » , « tout ce qu’elle veut ») décrédibilise son discours. Il défend même le contraire de ce qu’il souhaite: l'énumération des parties du corps (« ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie ») donne une image plus mécaniste que spirituelle du corps.

Par ailleurs les courtes répliques de Dom Juan pour répondre au long sermon de Sganarelle (« eh », « oui, oui »…), nous montre le peu d’intérêt qu’il porte au sujet et le fait qu’il prenne cette question religieuse peu au sérieux.

b) Une scène de farce

On a une énumération de verbes de mouvements (« frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner... »). Les différents gestes « lever les yeux au ciel et baisser la tête » font songer à des gestes pieux mais le mouvement devient chaotique et incontrôlable « remuer les pieds », « tourner » …

Une didascalie indique que Sganarelle « se laisse tomber en tournant »: cette chute farcesque symbolise aussi la chute de son raisonnement.

III. Une relation maître/valet particulière

a) Une relation asymétrique

On peut constater le respect que porte Sganarelle à son maître dans les différentes répliques qu’il adresse à celui-ci. En effet il le nomme respectueusement sans citer son prénom et l’appelle « monsieur ». Cette relation est basée sur un respect non réciproque qui montre la supériorité hiérarchique et intellectuelle de Dom Juan et l’autorité qu’il porte sur Sganarelle, notamment car celui-ci est son valet. On peut voir cette autorité avec le fait que Sganarelle vouvoie son maître (« Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ? »), alors que Dom Juan tutoie son valet (« j’attends que ton raisonnement soit fini »).

b) Une inversion des rôles

On peut aussi parler d’une certaine inversion des rôles. En effet cette supériorité intellectuelle n’est en réalité basée que sur des apparences. À commencer par les vêtements: en habit de campagne pour Dom Juan et en médecin pour Sganarelle, alors que ça devrait être l'inverse.

On constate également que les répliques de Sganarelle sont bien plus longues que celles de Dom Juan. Celui-ci réplique par de courts mots « eh. » « oui, oui. » alors que son valet tient une longue tirade pour lui expliquer ce qu’est la croyance et lui prouver en quelque sorte l’existence de Dieu. C'est donc Sganarelle qui a le devant de la scène, alors que son statut de valet devrait plutôt le reléguer au second rôle.

Enfin, dans cette scène, c’est le valet qui semble enseigner des valeurs religieuses à son maître alors que l’inverse aurait été plus logique. Sganarelle veut aider son maître, lui enseigner certains éléments qu’il fait tout pour ignorer et pour cela il le questionne sur son avis (« je veux savoir un peu vos pensées à fond »). On voit de l’enthousiasme dans les termes qu’il utilise pour expliquer à son maître, ce qui montre son envie de lui montrer plus de choses.

[Remarque du professeur: Montrez que les deux sont rivaux mais dépendants l’un de l’autre]

Conclusion

Dans cette scène, Molière nous montre encore une fois le libertinage de Dom Juan qui est cette fois un libertinage philosophique. Nous avons ici un Sganarelle inquisiteur, représentant de l’Église et un Dom Juan moqueur et indiffèrent. Molière se moque de la démonstration de Sganarelle. La scène est comique et il utilise même de l’ironie, ce qui décrédibilise complètement Sganarelle. Le maître et le valet sont opposés au niveau de la foi et des mœurs. Dom Juan est un personnage de Molière qui, notamment par cette scène, accède au rang de mythe.