On pourrait considérer que le bonheur est le but de la vie, et qu'à ce titre la philosophie doit nous mener vers ce bonheur. Aristote affirmait que tous les hommes recherchent le bonheur, qu'il considérait comme le souverain bien. Cette quête semble en effet universelle : qui ne désire pas être heureux ? Pourtant, faire du bonheur le but ultime de l'existence soulève des interrogations.
N'y a t-il en effet pas d'autres priorités que le bonheur, comme la vérité, la justice, ou encore la vie en société ? Le bonheur peut-il vraiment constituer la seule finalité de notre vie, ou bien cette conception ne réduit-elle pas l'existence à une simple recherche de satisfaction personnelle ? N'est-il pas également égoïste de seulement rechercher le bonheur, surtout que l'on ne connaît d'abord que le sien ? Cette question nous invite à examiner la nature même du bonheur, sa légitimité comme objectif de vie, et les tensions qui peuvent surgir entre cette quête et d'autres dimensions fondamentales de l'existence humaine.
I. Le bonheur comme aspiration naturelle et légitime
La thèse selon laquelle le bonheur constitue le but de la vie part d'une observation simple : tous les êtres humains désirent être heureux. Cette aspiration semble inscrite dans notre nature même. Pour les philosophes eudémonistes, comme Aristote, le bonheur représente la fin ultime, le « bien suprême », de toute action humaine. C'est pour Aristote « ce vers quoi tend tout être ».
Contrairement aux autres biens que nous recherchons, comme la richesse ou la gloire, le bonheur est recherché pour lui-même. Il constitue une "fin en soi". Cette perspective trouve un écho puissant dans les philosophies hédonistes. Épicure, par exemple, identifiait le bonheur au plaisir, mais à un plaisir compris comme absence de trouble (l' « ataraxie ») et absence de douleur (l' « aponie »). Pour lui, la sagesse consistait précisément à organiser sa vie de manière à maximiser le bonheur ainsi conçu. Cette approche a l'avantage de donner un critère clair pour guider nos choix : est bon ce qui contribue à notre bonheur, mauvais ce qui l'entrave.
Faire du bonheur le but de la vie correspondrait ainsi à une intuition morale profonde. N'est-il pas naturel de souhaiter une vie épanouie, satisfaisante, où l'on se sent bien ? Refuser le bonheur comme objectif légitime reviendrait dès lors à nier la valeur de l'expérience humaine elle-même. Une vie de pure souffrance, dénuée de tout bonheur, nous apparaît comme une vie diminuée, incomplète.
II. Les limites d'une vie centrée sur le bonheur
Cependant, ériger le bonheur en but suprême de l'existence pose plusieurs problèmes.
D'abord, cette perspective peut conduire à une forme d'égoïsme moral. Si chacun poursuit son propre bonheur comme fin ultime, comment garantir le respect d'autrui et la justice sociale ? Kant critiquait précisément l'eudémonisme en soulignant que la moralité ne peut se fonder sur la recherche du bonheur, mais doit reposer sur le devoir et le respect de la loi morale universelle. Selon lui, une action n'a de valeur morale que si elle est accomplie par devoir, non par recherche de satisfaction personnelle. N'avoir que le bonheur en objectif nous fait ainsi passer à côté de valeurs universelles, partagées par tous, au contraire du bonheur, qui est propre à chacun.
Ensuite, le bonheur lui-même est une notion fuyante et ambiguë. Est-il un état durable ou une succession de plaisirs momentanés ? Réside-t-il dans la satisfaction des désirs ou dans leur absence ? Cette incertitude rend problématique l'idée d'en faire le guide de notre existence. Pascal remarquait que les hommes cherchent le bonheur sans savoir ce qu'il est, courant souvent après des illusions qui les éloignent de toute satisfaction véritable. C'est donc peut-être paradoxalement en se concentrant sur le bonheur et son obtention que celui-ci nous échappe.
Enfin, certaines des réalisations humaines les plus admirables impliquent le sacrifice du bonheur immédiat. Le parent qui se sacrifie pour ses enfants, l'artiste qui souffre pour son œuvre, le militant qui risque sa vie pour une cause juste : tous témoignent que d'autres valeurs peuvent légitimement primer sur la quête du bonheur personnel. Une vie entièrement dédiée à la recherche du bonheur pourrait ainsi s'avérer superficielle, manquant de sens et de profondeur.
III. Le bonheur comme résultat, non comme finalité exclusive
Peut-être faut-il dépasser l'opposition entre faire du bonheur le but de la vie ou de le sacrifier au nom d'une aspiration "supérieure". On pourrait alors ne plus vouloir faire du bonheur une finalité, mais plutôt le résultat d'une existence humaine bien menée.
Viktor Frankl, psychiatre et survivant des camps de concentration, proposait une perspective éclairante, en émettant l'idée que le bonheur ne peut être poursuivi directement, et qu'il ne peut qu'être obtenu comme effet secondaire d'une vie menée selon ses valeurs et tournée vers un sens qui nous dépasse. Cette vision suggère que le bonheur authentique émerge d'une vie moralement acceptable, engagée dans des relations significatives. Le bonheur ne serait alors pas le but et plus uniquement personnel, mais le fruit naturel d'une existence en conscience, tournée vers autrui.
Aussi la vie sans autre but autre que le bonheur manque vite de sens, à naître et à vivre sans chercher à dépasser sa condition humaine. Ne pas considérer le bonheur comme seule fin en soi permet de dépasser une vision nihiliste, qui réduit le monde en une vision pessimiste et absurde, sans progrès ni réel but. Selon Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, le sens de l’existence est dans la vie qui « veut s’élever et, en s’élevant, [...] veut se surmonter elle-même ». Le but de la vie serait alors de se dépasser, de faire de son existence une création authentique, qui se cherche continuellement.
Cette approche permet de concilier l'aspiration légitime au bonheur avec d'autres dimensions fondamentales de l'existence comme l'empathie ou la recherche de sens. Le bonheur cesse d'être une fin égoïste, pour devenir la résultante d'une vie tournée vers autrui et le dépassement de soi.
Conclusion
Le bonheur est-il le but de la vie ? Si l'aspiration au bonheur est naturelle et légitime, en faire l'unique finalité de l'existence risque d'appauvrir la vie humaine et de nous égarer dans une quête finalement vaine. Le bonheur véritable semble plutôt émerger d'une vie orientée vers des valeurs qui nous dépassent comme l'amour ou la création.
Plutôt que de poursuivre directement le bonheur, nous ferions mieux de chercher à vivre une vie qui a du sens, pour autrui et pour soi. Le bonheur, alors, viendra naturellement, non comme un but atteint, mais comme la conséquence d'une existence qui dépasse sa propre condition.