Le titre, "Vénus anadyomène ", fait référence à la déesse Vénus émergeant des eaux, un thème populaire dans l’art, notamment chez des peintres tels que Raphaël et Botticelli au XVIe siècle, ainsi que chez Ingres et Cabanel au XIXe siècle. Ce poème a été écrit par Rimbaud dans sa jeunesse, aux alentours des années 1870, et se trouve dans le recueil des Cahiers de Douai, qui exprime sa quête de liberté dans tous les domaines, y compris la poésie.
En effet, ce sonnet irrégulier dans la disposition de ses rimes (alternant deux quatrains et de deux tercets d’alexandrins aux rimes croisées/embrassées/suivies/croisées) révèle sa volonté de s’affranchir des conventions poétiques et de bousculer ses représentations. Il y parvient en suscitant la surprise par le traitement qu’il fait du mythe. Le texte s’inspire du blason, un genre littéraire qui met en valeur les parties du corps féminin, pour ensuite le subvertir en se concentrant sur la laideur du personnage décrit.
On pourra ainsi étudier comment Rimbaud parodie le mythe de Vénus. Le texte peut se décomposer pour cela en trois mouvements :
- nous étudierons dans un premier mouvement, correspondant au premier quatrain, l’apparition effrayante de Vénus
- puis nous analyserons le développement du portrait de la « déesse » sous la forme d’un contre-blason
- enfin, nous mettrons en évidence ce qui caractérise la « chute » du sonnet présentée comme une provocation
I. L’apparition effrayante de Vénus
Le poème débute par une comparaison entre la « baignoire » et un « cercueil » connotant la mort alors que, dans le mythe, Vénus est associée à la mer, élément vital. La conque (coquille) est désacralisée en devenant une vulgaire « baignoire » caractérisée par un adjectif péjoratif « vieille ». Les couleurs « vert » et « en fer blanc » renvoient à la version picturale du mythe, comme si le poète cherchait à rivaliser avec le peintre en évoquant l’écume de la mer souillée et les matériaux bon marché.
L’apparition de Vénus s’effectue par le surgissement d’un corps tronqué mis en valeur par le contre-rejet du mot « tête » créant un effet d’attente chez le lecteur. La description se poursuit par l’enjambement au vers suivant pour porter sur sa chevelure. Le participe passé adjectivisé « pommadés » et l’adverbe « fortement » font ressortir le caractère graisseux de ses cheveux sales ou des gestes de beauté maladroits pour dissimuler les ravages du temps.
Le verbe « émerge » au présent de narration et l’adjectif « lente » suggèrent que la sortie de la baignoire se fait de manière disgracieuse. De plus, l’adjectif « bête » apporte un jugement de valeur de la part du poète connotant aussi l’animalité de la figure féminine développée dans le reste du sonnet. L’adjectif « ravaudés » évoque d’habitude le raccommodage des vêtements usés, mais il est ici rattaché à la description des imperfections physiques liées à la vieillesse que la femme essaie de cacher en vain par un maquillage outrancier.
La Vénus rimbaldienne s’apparente donc davantage à une figure diabolique et infernale qu’à une divinité céleste. Le cadre prosaïque de son apparition participe aussi de la parodie.
II. Un portrait sous la forme d'un contre-blason
Dans ce quatrain, la description passe de la tête au cou et poursuit sa descente pour détailler la laideur du sujet observé.
La lourdeur et la grosseur de son « col » sont soulignées par les adjectifs « gras » et « gris » dont l’allitération en « gr » accentue le sens. La disproportion de ses « omoplates » marquée par l’adjectif « larges » contrastant avec la petitesse du « dos court » et le rejet de la subordonnée « qui saillent » mettent en évidence un corps peu harmonieux.
La gestuelle de la femme n’a rien d’élégant si l’on observe les verbes « rentre » et « ressort » créant une antithèse confirmée par la rime avec « essor ». Les « rondeurs des reins » renvoie à un embonpoint peu gracieux confirmé par la description de « la graisse sous la peau » et par la métaphore « feuilles plates » évoquant la cellulite. L’animalité de la femme transparaît à travers le terme « échine » pour désigner la colonne vertébrale la présentant comme une créature mi-bête, mi-femme.
La référence aux différents sens : la vue avec « rouge », l’odorat avec « sent » mêlé au « goût » créent une synesthésie surprenante dans sa recherche formelle et dans l’effet d’écœurement recherché. L’oxymore « Horrible étrangement » résume la conception de la poésie pour le poète qui cherche par une poésie nouvelle à sublimer le laid pour faire de tout sujet, même le plus prosaïque, un thème poétique. Le tour impersonnel « qu’il faut voir » invite le lecteur à se rapprocher, comme le suggèrent les points de suspension, de ces « singularités ». Par antiphrase, le poète met en valeur le dégoût généralisé qui se dégage de cette description.
La description de chaque partie du corps est rythmée par la répétition de l’adverbe « puis » qui additionne en détail les laideurs dans une forme de crescendo aboutissant à la chute du poème.
III. Une chute provocatrice
Si la description suit depuis le début un mouvement ascendant à la manière des blasons traditionnels, le poète parodie le genre en prenant pour sujet anatomique une partie intime et de surcroît en renvoyant à une description médicale.
La transition s’effectue entre le haut du corps et le bas de son dos par l’inscription polysémique « Clara Vénus ». En effet, ces deux mots renvoient au tatouage de la prostituée et à son identité, mais aussi au caractère célèbre et lumineux de la déesse : « illustre » ou « claire » Vénus. À la place de la pose classique de Vénus idéalisant la nudité féminine, le poète met en scène sa « croupe » tel un animal qui exhibe son corps. Cette posture rappelle le racolage de la prostituée sous les yeux du lecteur devenu voyeur dans une mise en scène perverse créant le malaise.
L’exhibition de cette Vénus rompt totalement avec la posture chaste de la Vénus de Botticelli protégeant son sexe avec sa chevelure, une main sur sa poitrine, tandis qu’une de ses compagnes lui apporte un vêtement destiné à masquer sa nudité. Ici, la chute du poème insiste sur son manque de pudeur. La rime « Vénus » / « anus » souligne donc un érotisme scandaleux en exhibant la partie du corps la plus triviale dégradée par la maladie avec le terme « ulcère ». La désignation crue de la partie du corps concernée par cette infirmité accroît le dégoût du spectateur.
L’expression « belle hideusement » est un oxymore qui résume l’esthétique poétique de Rimbaud : mêler le laid avec le beau.
Conclusion
En conclusion, le poète se lance dans ce sonnet dans une satire impitoyable du mythe de départ. Cette satire est une preuve de son affranchissement de la poésie traditionnelle, puisqu’il se moque de l'un de ses mythes les plus célèbres.
Mais plus que la prostituée, c’est le texte lui-même qui suscite l’étrangeté par sa beauté. Rimbaud s’inscrit ainsi dans la lignée baudelairienne, incarnée par le recueil des Fleurs du Mal.