Né en 1854, Arthur Rimbaud montre très jeune des dispositions exceptionnelles pour la poésie ; cependant il ne publie que très peu au cours de son précoce et bref parcours poétique, avant de renoncer définitivement à la poésie à 21 ans. Il devient alors un aventurier, et voyage en Abyssinie et en Arabie. Il meurt à 37 ans.
Les Cahiers de Douai contiennent 22 poèmes datés de 1870. Ce n’est pas un titre donné par Rimbaud, mais qui s’est imposé au fil des rééditions. Le mot « cahiers » fait écho aux cahiers d’écolier et permet de renvoyer aux œuvres de jeunesse, et le nom de Douai évoque la ville où les poèmes ont été revus et rassemblés par le poète.
Dans "Vénus anadyomène", Rimbaud conteste les canons esthétiques traditionnels. Rimbaud y reprend la figure de Vénus, motif littéraire et artistique en vogue à la Renaissance, pour le tourner en dérision. "Vénus anadyomène" est un sonnet en alexandrins légèrement irrégulier, puisque les rimes du premier quatrain sont alternées et différentes de celles du deuxième quatrain, qui sont embrassées. Cette liberté prise avec les règles du sonnet fait écho à la liberté que le poète prend avec le motif mythologique annoncé par le titre.
Contexte sur le titre
Le titre renvoie à une longue tradition littéraire et mythologique. On peut évoquer les tableaux de Raphaël et de Botticelli. Au XIXe siècle, Ingres a peint une "Vénus anadyomène" (1848) et Cabanel une "Naissance de Vénus" (1863). Le titre semble donc annoncer une œuvre d’art des plus classiques. Rimbaud s’empare donc d’un thème traditionnel qui témoigne de son érudition.
Ainsi, à la lecture du titre, on s’attendrait à un poème sur la figure mythologique de Vénus, voire un hommage à la déesse de l’amour et de la beauté. Il y a un fort décalage entre le titre et le sujet du poème puisque la figure de Vénus évoque la beauté or le poème décrit une femme laide, au corps difforme.
Problématiques au choix/ projet de lecture
En quoi ce sonnet constitue-t-il une réécriture parodique ? Comment ce poème parodique permet-il au poète de s’émanciper des codes traditionnels de la beauté ? Comment Rimbaud traite-t-il de manière parodique la figure mythologique de Vénus ?
En quoi ce poème est-il burlesque ? En quoi le poème présente-t-il une version dégradée du mythe de la naissance de Vénus ?
Mouvements
Le sonnet est composé de 2 quatrains et 2 tercets, c'est-à-dire la forme fixe traditionnelle, et une composition qui ménage un effet de chute (appelée pointe). Ce sonnet emprunte au blason, genre littéraire qui désigne la description élogieuse d’une partie du corps de la femme. Même si une certaine laideur fait davantage pencher le sonnet du côté du genre parodique du contre-blason (blason dégradant ou blason d’un élément jugé laid du corps de la femme).
On retrouve une organisation traditionnelle, qui va de la tête au bas du dos et plus précisément à l’anus. Le sonnet suit donc un mouvement continu descendant, signe en lui-même d’une dégradation. L’envers de la tradition littéraire est signifié par la vision de dos : on tourne le dos au sens propre du terme à la tradition et l’on exhibe le corps de façon triviale.
Il se décompose ainsi :
- quatrain 1, émergence d’une tête : parodie de naissance
- quatrain 2, du cou aux reins : laideur du sujet observé
- tercet 1, un nouveau palier dans la laideur : animalisation de la femme
- tercet 2, une vision horriblement burlesque : parcours sonore incongru de Vénus à anus
I. Une parodie de naissance (quatrain 1)
On saisit la femme au sortir du bain (topos littéraire de la femme à la toilette), la comparaison initiale inverse le motif traditionnel : en effet, la femme sort d’une baignoire bon marché (« fer blanc »), l’idée de naissance laisse place aux connotations de mort : la baignoire est comparée à « un cercueil ». Cette comparaison prend le contre-pied du mythe de la naissance de Vénus, nous sommes loin de la coquille Saint Jacques de Botticelli… La comparaison souligne le prosaïsme de la scène, Rimbaud insiste sur la banalité de la scène, sur la pauvreté du décor (« fer blanc »). La couleur verte est péjorative dans la mesure où elle peut ici connoter l’idée de décomposition et de putréfaction. De plus, la baignoire est qualifiée de « vieille ». Le contre-rejet du complément du nom « une tête/ De femme » rompt l’harmonie attendue d’une naissance. Ce procédé de versification rend l’apparition peu flatteuse, ce que souligne l’emploi de l’article indéfini « une ».
La femme est caractérisée par ses défauts : l’excès de cosmétique peut suggérer des défauts à dissimuler (« fortement pommadés ») et le mauvais goût qu’elle exprime par ces excès. Rimbaud prend le contre-pied de la tradition : la blondeur légendaire de Vénus laisse place à la banalité des cheveux bruns. Les deux adjectifs « lente et bête » contribuent à construire un portrait dégradé, la lenteur s’oppose à l’idée de mobilité et de souplesse associée à la jeunesse. Et la bêtise donne un élément négatif du portrait psychique. Les imperfections physiques sont exprimées par le terme « déficits » qui évoque les manques difficiles à combler. Et la métaphore empruntée au domaine de la couture renforce l’idée d’une réparation impossible ou mal faite : « assez mal ravaudés ». De plus, le ravaudage n’est pas une pratique noble de la couture, c’est une activité de réparation et non de création.
Ainsi Rimbaud s’éloigne de l’image traditionnelle de la beauté féminine. C’est une femme laide, vieille, bête et moribonde que l’on surprend au sortir du bain.
II. L’évocation du dos de Vénus (quatrain 2)
La description passe de la tête au cou et poursuit sa descente (« Col », « omoplates », « dos », « reins ») pour détailler la laideur du sujet observé. La logique du portrait est soulignée par le connecteur logique « puis ».
Dans les vers 5 et 6, l’adjectif « larges » et l’enjambement « Qui saillent » soulignent l’embonpoint de la femme qui semble déborder du vers… Notons la répétition de l’adjectif « large » au sein du poème : insistance sur un défaut. Le poète insiste sur la corpulence de cette étrange Vénus. Aux vers 6 et 7, la laideur du corps peu harmonieux continue d'être mise en avant avec le « dos court » et la « rondeurs des reins ».
En principe, le terme de « col » est plus gracieux que celui de cou (l’on parle de col de cygne…), ici l’emploi relève donc d’un effet ironique ce que confirment les adjectifs : « gras et gris ». De plus, l’allitération disgracieuse [gr] traduit, par un effet redondant, l’idée de lourdeur. La paronomase « gras » / « gris » met l’accent sur ces deux adjectifs péjoratifs.
Dans tout le quatrain, allitération en [r] : la sonorité rugueuse semble donner à entendre le mouvement peu gracieux de la femme qui peine à se mouvoir et se soulève lourdement dans l’eau. La disgrâce du mouvement est amplifiée par la rime « ressort » / « essor ». La comparaison avec les « feuilles plates » évoque sans doute la cellulite.
Ainsi, la Vénus de Rimbaud est l’antithèse même de la perfection classique : il s’agit d’un contre-blason.
III. La femme animalisée (tercet 1)
Le terme « échine » déshumanise la femme et l’expression « le tout » la réifie. La couleur « rouge » vient contrarier le poncif de blancheur associée à Vénus, la blancheur étant un canon essentiel de la beauté propre à la déesse de l’Amour.
L’apparition de Vénus contrarie les sens : on assiste à une perturbation des perceptions sensorielles. Ainsi, le goût ne livre-t-il aucune saveur, mais, de manière parodique, renvoie à un autre sens, l’odorat (« et le tout sent un goût »). Le mélange des deux sens conduit à l’écœurement, notamment par l’adjectif « horrible », à valeur hyperbolique, mis en valeur par le rejet au vers suivant, mais aussi par la présence de l’adverbe « étrangement ». L’apparition de Vénus déclenche des sensations désagréables : voir le champ lexical de l’agression et du dégoût. La femme dégage paradoxalement, au sortir du bain, une odeur affreuse. On assiste à une contamination des sens, dans une « horrible » synesthésie.
Ce premier tercet repose sur le procédé prosodique de l’enjambement. Le double enjambement aux vers 9-10 puis 10-11 rend la lecture malaisée, loin de la fluidité classique de l’alexandrin. Rimbaud cherche à installer un rythme haché. La lecture peu harmonieuse qui en résulte renvoie au refus de l’idéal de la beauté classique de cette Vénus. Les points de suspension traduisent l’indicible face à cette laideur. L’expression « Des singularités qu’il faut voir à la loupe » laisse à penser que la laideur serait pire encore si l’on regardait de plus près.
Ainsi, nous assistons à un éveil sensoriel peu conventionnel.
IV. Une vision horriblement burlesque (tercet 2)
Rimbaud joue avec ironie du contraste entre la formule latine « Clara Venus » (signifiant "illustre Vénus") que sa Vénus a fait tatouer sur les reins et qui rappelle une beauté classique unanimement reconnue, et la laideur physique du personnage. Ce vers participe du mélange du laid et du beau, « Clara Venus » entre dans le cadre mythologique traditionnel alors que la description qui précède fait davantage penser à un univers glauque et à une femme repoussante. Le tatouage était un signe de reconnaissance des prostituées. Cette allusion constitue donc le comble de la parodie et du détournement de la figure de l’amour.
Le tiret marque une rupture, un décrochement. Rimbaud isole visuellement les deux derniers vers, ménage et renforce ainsi l’effet de surprise « Belle hideusement », un oxymore qui pose la définition du beau à la façon de Charles Baudelaire. L’expression « tout ce corps » envisage la femme dans son ensemble après l’avoir décrite partie par partie. Elle semble définitivement la réduire à son corps lourd et inélégant. Les verbes d’action « remuer » et « tendre la croupe » accentuent encore la dégradation. En effet, ils donnent à voir des mouvements peu gracieux. Et la « large croupe » continue l’animalisation.
Le dernier mot du blason est « anus », partie du corps de la plus grande trivialité ! De plus, cette partie du corps est dégradée par la maladie, avec « un ulcère ». Le poème abandonne toute pudeur. La rime riche, donc particulièrement sonore, « Venus » / « anus » est d’une grande provocation. Rimbaud associe le sacré et le profane, le sublime et le bas corporel et fait sombrer la naissance de Vénus dans un humour tendancieux et scatologique, très inattendu en poésie. La chute du sonnet, dite pointe, offre traditionnellement une surprise finale qui éveille l’intérêt du lecteur. L'usage du mot « anus », proscrit en poésie, indique que Rimbaud se moque des codes de l’idéal de la beauté classique.
En faisant rimer deux mots antithétiques, Rimbaud entend prendre le contre-pied et se moquer ouvertement des codes de la tradition lyrique. Le texte se termine par une pointe burlesque : la rime finale tire le poème vers une forme de subversion parodique, à la fois renversement recherché d’un topos culturel et pied de nez adolescent à la culture classique.
Conclusion
Rimbaud semble s’inscrire dans la tradition lyrique par le choix du thème (titre du poème) et de la forme (sonnet), mais il rompt avec ce cadre traditionnel en attribuant à la déesse le corps d’une femme laide, probablement une prostituée âgée, tatouée et atteinte de syphilis. Le poète se moque, par l’usage du contre-blason, des codes des canons de la beauté antique telle qu’elle s’exprime dans les blasons. Mais il s’émancipe aussi de la tradition lyrique en proposant une poésie nouvelle où la laideur devient un sujet digne d’écriture.
Ce poème fait l'objet d'une émancipation créatrice, par son thème (parodie) et sa forme (le jeu avec les codes du sonnet, le lexique inattendu). C'est une proclamation d’une poésie nouvelle « belle hideusement », qui interroge et bouscule la notion même de beauté. Il se situe ainsi dans la continuité de Charles Baudelaire, avec Les Fleurs du Mal, et notamment les poèmes "Les petites vieilles" ou "Une charogne".
Autres références utiles
- Botticelli, tableau La Naissance de vénus (1485)
- Rimbaud, poème Soleil et Chair (1870), sur le même thème de Vénus
- Clément Marot, L’éloge du laid tétin (1535), qui à la Renaissance invente le genre du blason et du contre-blason