Verlaine, Poèmes saturniens - Mon rêve familier

Le commentaire composé.

Dernière mise à jour : 19/04/2024 • Proposé par: Almonfarija (élève)

Texte étudié

Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon coeur transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.

Verlaine, Poèmes saturniens - Mon rêve familier

Dans son sonnet, intitulé "Mon rêve familier", qui s’inscrit dans la section "Mélancholia" des Poèmes Saturniens, Paul Verlaine nous dresse le portait d’une femme exceptionnelle. Une femme qui revient quotidiennement dans son rêve.

Ce rêve ne serait-il pas l’effet d’un certain traumatisme du poète, à des mauvaises expériences vécues avec les femmes ? Dès lors, comment parvient-il à dépeindre la femme onirique ? Et quels sont donc les moyens stylistiques employés dans ce cadre ?

I. Un rêve source du bien et du mal

Le poète a semble t-il souhaité rencontrer la femme qui assouvirait vraiment sa passion, avec des caractéristiques exceptionnelles, qui assurent la meilleure harmonie possible. Son souhait, par bonheur, se réalise enfin, quoique tardivement, à travers des rêves. Mais l’expérience se révèle éprouvante, mêlée d’angoisses et de souffrance.

a) Une femme idéale

Paul Verlaine emploie un ensemble d’outils stylistiques, afin de montrer la concordance existant entre son cœur et l’âme de sa bien aimée. Ainsi, à partir du premier quatrain, le fait de revoir la même femme plusieurs fois serait synonyme de satisfaction, d’entente entre les deux, traduisant en quelque sorte une parfaite compréhension de la femme envers ce dernier. Cela apparaît nettement déjà dans le titre via l’adjectif « familier », soulignant par ailleurs l’idée de la répétition du rêve. Cela est rendu également dans le vers 1: « je fais souvent », par le présent de l’habitude, et l’adverbe de temps, « souvent », qui signifient la durée et l’habitude. Par ailleurs, l’allitération de la même consonne, relevée dans le verbe « aimer », alternant avec les pronoms « je » et « me » montre cet amour réciproque : « que j’aime et qui m’aime » (vers 2 et 4).

L'admiration de Verlaine est due principalement à une compréhension surprenante de la femme pour lui : « et me comprend » (v.4 ); illustrée par la conjonction de cause « car » (v. 5); et la restriction de cette compréhension est un privilège, lié seulement à la femme de Verlaine : elle est mise en valeur par le biais de l’anaphore « pour elle seule ». Cette anaphore est employée successivement dans les vers 6 et 7, et a pour but stylistique l’insistance sur une femme onirique unique dans son caractère, un être seul sachant consoler le poète, non pas seulement par les paroles, mais également par l’intermédiaire de ses larmes qui sont l’expression du cœur, l’expression la plus sincère et la plus consolatrice qui puisse exister chez les femmes. Du début jusqu’à la fin du poème, on constate qu’il n’arrive à s’aimer, et être compris et même soulagé de ses peines, que par cette femme. Ainsi, le cœur de sa bien aimée, semble se retrouver dans celui du poète. C’est un amour fabuleux, partant du principe qu’il serait invraisemblable de trouver une amante qui puisse comprendre son amant comme si c’était le poète lui-même, ou d'adoucir ainsi ses peines. Cette femme serait alors comme le reflet de son âme.

b) Un rêve accablant

Les redondances, marquées stylistiquement, surtout dans la première et la deuxième strophe, sont aussi bien synonymes d’une trouvaille fortuite d’une femme idéale, traduisant la joie du poète de tomber sur celle qui puisse assouvir son goût, lequel était toujours voué à l’échec, vu sa mauvaise fortune après sa séparation avec son épouse, que des signes alarmants d’une douleur qui s’installe petit à petit dans son cœur. Le poète nous l’explique par un procédé de style appelé la résonance, imitant en quelque sorte le rythme du rêve ainsi que le balancement du chagrin et de monotonie : « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant » (v.1). En fait, notre poète a été hanté, même dans ses rêves, par son amour. La femme est devenue un cauchemar, troublant ces moments de paix, même dans son sommeil. C’était, en réalité, un rêve qui traverse toute sa pensée; tant par sa continuité que montrent le présent et l’adverbe, souvent, ainsi que par l’étrangeté du rêve qui est à double signification montrant encore l'ennui et l’amertume du poète (vers 1).

Le poète montre également l’incohérence de cette femme via l’enjambement de l’adjectif « inconnue » , source du chagrin, qui est mis en valeur dans le vers 2, marquant la contradiction de sa signification avec un amour proportionnel entre deux êtres, dans la 2e partie du même vers : « et que j'aime, et qui m'aime ». Par ailleurs, l’incohérence de l’image et l’incapacité de la fixer exactement, expliquées par l’adverbe de négation (dans les vers 3 et 4), contraste avec l’amour et la compréhension de la femme pour notre poète. Enfin, ce rêve est encore douloureux, car la femme n’est plus la même, comme ce n’est plus une autre (!). D’où l’étrangeté du rêve.

Finalement , on se rend compte de la complexité de ce rêve à double tranchant qui, comme il est source de satisfaction du poète ; il est encore , à cause de son étrangeté et sa pénibilité, une source du malheur.

II. La femme et la déception du poète

Cette femme onirique complexe traduit la mélancolie et la déception du poète.

a) Une femme chimérique

Si du point de vue sentimental, la femme onirique semble idéale, il n’en demeure pas moins vrai qu’en tant que forme et traits physiques, la femme reste toujours floue et vague. Le poète n’a jamais connu une créature aussi vague et indéfinie que celle-ci… Par ailleurs, il ignore sa couleur (Tercet 1,v.1). Il se rappelle seulement son nom ; non pas concrètement ses lettres ou ses syllabes, mais juste l’effet de celui-ci (tercet 1, v.2). Sa femme ne fut plus alors concrète : elle était plutôt d’une nature fabuleuse ; elle se réfère à un monde de bonheur et d’extase. Paul Verlaine fait appel à une figure stylistique de comparaison, une forme très connue, rapprochant leur amour  « à ceux des aimés que la vie exila » (tercet 1, v.3). C'est-à-dire : ceux lus seulement dans les contes d’amour et qu’on peut souhaiter vivre. Ceux que la mort, au lieu de faire oublier les uns les autres, les intensifie d’avantage. La femme onirique devient donc une image allégorique d’un amour parfait, existant dans son ultime forme, dans ses limites extrêmes qui n’apparaissent donc que dans les symboles ou les statues (tercet 2 v.1.), avec un regard comparé au regard des statues : un regard féminin suggérant tout et pouvant tout signifier, comblant son goût; contrairement au regard figé de la réalité qui est plus ou moins vicieuse.

De même, il insiste sur l’idée de la distance à l’aide d’une sorte d’énumération mettant en relief, entre deux virgules, l’adjectif lointaine. C’est la voix de celui qui rêve ou une voix émanant d’un monde étrange pour signifier sa dépendance au poète : « Pour sa voix, lointaine, et calme, et grave.. » ( tercet 2, vers 2). Dans ce vers, avec une sorte de polysyndète répétant la conjonction de coordination « et », le poète explique les caractéristiques de cette voix lointaine ressemblant à l’écho, via l’adjectif « calme » qui inspire admiration, et crédibilité, et confiance. L’adjectif « grave » est associé donc au terme précédent pour montrer l'effet de la distance de cette voix sur son âme. Quoiqu’une voix grave est rarement trouvée chez les femmes ordinaires, Verlaine nous rappelle en quelque sorte l’opéra avec la voix du contralto, chaude, profonde et ronde, chantée à la disparition des aimés, et ces deux adjectifs définissent ici les sentiments qu’inspire cette voix lointaine. Il s’agit donc d’une espèce de représentation symbolique de l’amour par la mélodie de la voix.

La femme devient alors dans ce paragraphe insaisissable contrairement à la première et la deuxième strophe, elle appartient donc au royaume des morts, elle est juste une âme qui aurait rejoint celle du poète dans ses rêves. Une femme qui perd petit à petit son existence aux derniers tercets‚ ne pourrait que perturber sur son état d’esprit.

b) Une mélancolie montante

Le poète commence à exprimer sa déception envers cette femme dès le début, puisque le poète n’arrive jamais à la connaître. « Hélas! », dit le poète, regrettant que la femme qui arrive à le rafraîchir appartienne à un monde irréel. Il est perturbé par sa forme qui change à chaque fois, sans qu’il fût un autre. Il est bouleversé encore par sa couleur qui est insaisissable: tantôt rousse, tantôt blonde, tantôt brune. Dommage que son nom exprime toute la beauté; alors qu'elle est insaisissable ! En plus quelque doux et sonore que puisse paraître son nom, ces adjectifs montrent ici l’ultime expression du charme perdu, un bonheur spirituel introuvable (tercet 2,v.2).

Quant au vers 3 du tercet 2, il enjambe sur le vers 2 pour accentuer le genre de voix qui est assimilé aux voix les plus chères au cœur de Verlaine, déjà entendues, mais disparues de sa vie, il y a bien longtemps. Le passé simple sonne ici la cruelle séparation des amants, par la mort. Quant à sa voix, elle est déjà tue, cependant son inflexion résonne encore aux oreilles du poète, vu l’emploi du passé composé qui a un rapport avec le présent, insistant sur cet effet via l’enjambement du vers : « L'inflexion des voix chères qui se sont tues. » (Tercet 2, v.3); marquant le retour à l’amertume de la vie réelle.

À la fin de cette partie, nous remarquons que la femme devient de plus en plus difficile à connaître, encore difficile à contenir, voire inexistante, en chair et en os ; elle est assimilée aux morts qui sont déjà disparues il y a longtemps: cela est rendu par le biais du passé simple; ce qui évapore toutes les chances du poète et le déçoit complètement.

Conclusion

Dans ce poème, à l’instar des poèmes saturniens de Paul Verlaine, on remarque le renforcement de la fugacité de l’amour, et l’éphémérité de la beauté, en mettant l’accent sur la métamorphose de la femme, pareillement à la plupart des poèmes saturniens dont le poème "Femme et chatte" en est un exemple. On a souvent constaté que la femme, qui était sujet du désir au début du poème, se métamorphose à la fin du poème en un animal sauvage, à l’aide d’un vocabulaire hétérogène, pour mieux en faire ressortir les contrastes.

De même, le portrait de cette femme onirique s’avère contradictoire. Nous avons tantôt l’image de la femme idéale, sujet de recherche de l'admiration du poète, tantôt celle d’un être irréel. On a déjà souligné qu’au fur et à mesure qu’on arrive aux deux tercets derniers, on découvre que la femme qui le comprend s’évapore progressivement. Ne serait-ce donc pas la transcendance de son âme, ainsi que les palpitations de son cœur qui apparaissent pendant le rêve qui sont à l’origine de cette compréhension, ainsi que le secret de cet amour mutuel ?