Racine, Phèdre - Acte II, scène 5

Une explication linéaire, entièrement rédigée.

Dernière mise à jour : 11/06/2022 • Proposé par: ellllllllllle (élève)

Texte étudié

PHEDRE
Ah ! cruel, tu m’as trop entendue !
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux, je m’approuve moi−même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.
Toi−même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé :
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine,
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis−je ? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois−tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi−même !
Venge−toi, punis−moi d’un odieux amour ;
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois−moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.

Racine, Phèdre - Acte II, scène 5

Orphelin à l’âge de 4 ans, Jean Racine est élevé par sa grand-mère et reçoit une éducation janséniste à Port-Royal qui l’influence considérablement. Protégé par le roi Louis XIV, il écrit des tragédies qui rencontrent un grand succès à la cour comme par exemple Andromaque en 1667 ou Britannicus en 1669. Il excelle dans la peinture des passions humaines qui conduisent inéluctablement les hommes à leur chute. Son œuvre s’inscrit dans le mouvement littéraire du classicisme, célèbre pour ses inspirations antiques, ses règles d’écriture contraignantes et son désir didactique de « plaire et instruire ».

Phèdre est une tragédie classique de l’auteur au sommet de son art, écrite en 1677. Nous l’étudions dans le cadre du parcours « Crise personnelle, crise familiale » car elle aborde la question d’un amour incestueux. Cette pièce met en scène la lutte désespérée de personnages poursuivis par la fatalité. La violence de l’intrigue, de l’orgueil et des passions qui se déploient dans cette pièce est tempérée par un écriture mesurée, maîtrisée et un respect des règles classiques, comme celle des trois unités et de la bienséance. Dans cette pièce, Phèdre, jeune épouse de Thésée, confie à sa nourrice son amour coupable pour Hippolyte, le fils de Thésée. C’est cette passion incestueuse qui entraîne la tragédie. Nous étudions ici la scène de l’aveu de Phèdre à Hippolyte, son beau-fils. Nous sommes au milieu de la pièce, à la scène 5 de l’acte III.

En quoi cette tirade d’aveu tragique montre-t-elle l’étendue de la passion de Phèdre ? Nous suivrons le texte selon 4 mouvements : l’aveu par Phèdre de son amour passionnel incestueux, puis l’accusation de cette-dernière envers les dieux de l’avoir maudite. Ensuite, nous verrons le récit de la lutte vaine de la jeune femme contre le destin avant de terminer par l’argumentation de Phèdre pour qu’Hippolyte la tue.

I. L'aveu par Phèdre de son amour passionnel incestueux

Tout d’abord, la didascalie initiale nous présente le protagoniste et son nom (« Phèdre »). On en déduit que c’est une tirade et nous savons qu’elle est adressée à Hippolyte, le beau-fils de Phèdre, qu’elle interpelle et tutoie. Nous entrons dans la première partie, nous allons donc analyser l’aveu inattendu d’un amour passionnel et incestueux (du début à « Ma lâche complaisance ait nourri le poison »).

« Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur ». L’interjection « Eh bien » suivi de la conjonction « donc » forment une proposition subordonnée de conséquence qui nous montre que Phèdre cède et révèle ce qu’elle a tenu secret jusqu’alors. Elle cesse de faire semblant. De plus, elle parle d’elle à la troisième personne : « connais donc Phèdre et toute sa fureur ». C’est comme si elle se contemplait de l’extérieur. Puis, Phèdre, à l’aide d’un verbe à l’imparfait (« connais »), invite Hippolyte à découvrir sa vraie nature. L’allitération en [F] suivi de l’adverbe d’intensité « toute » associe Phèdre à une grande fureur. En outre, le nom « fureur » est polysémique et l’auteur joue là-dessus en désignant grâce à ce nom, la passion mais aussi la folie de Phèdre. Le nom « fureur » vient du latin « furor ». Dans la tragédie antique, la personnage furieux, en proie au « furor », sort de son état normal et sous l’effet de la passion démesurée (nommée l’hybris) commet un acte répréhensible : ici, le crime de Phèdre, c’est d’exprimer son amour !

« J'aime ». On a un retour à la première personne pour exprimer ses sentiments. Cela constitue le registre lyrique. Phèdre avoue être amoureuse, avec une interjection que l’on voit avec le point d’exclamation « ! », cette interjection donne l’impression d’un cri qui s’échappe. Cette courte phrase, isolée dans le vers montre l’importance de l’aveu qui est mis en valeur par le point d’exclamation qui casse le rythme de l’alexandrin. Phèdre ne dit pas encore qui elle aime, c’est un aveu partiel pour l’instant. On pourrait penser qu’elle parle de Thésée. « Ne pense pas qu'au moment que je t'aime, ». On a une répétition du verbe « aimer ». Phèdre réaffirme son amour mais la fin du vers lève toute ambiguïté sur la personne concernée avec l’ajout du pronom personnel « tu ». Elle aime Hippolyte ! Ça y est, c’est un aveu complet. En même temps, cela est effroyable car c’est son beau-fils, c’est un amour incestueux. On est dans la tragédie familiale typique des Atrides. Hippolyte (qui reste immobile et muet) doit être glacé d’effroi. Le spectateur aussi d’ailleurs, on le voit grâce à l’utilisation du registre tragique.

Cet amour la terrifie elle aussi. Avec le verbe « approuve[r] », Phèdre interdit à Hippolyte de croire qu’elle cautionne cet amour incestueux. En effet, l’approbation, l’innocence, la complaisance, sont coordonnés dans une phrase négative. C’est un réquisitoire. Loin de se défendre, Phèdre se condamne elle-même. Elle dénigre cet amour et le qualifie péjorativement avec l’adjectif « fol ». Elle sait que cet amour est irrationnel et démesuré et que c’est une véritable folie qui s’oppose à la raison (opposition des adjectifs « fol » et « raison »). « Ma lâche complaisance » : La passion la ronge de l’intérieur et la détruit peu à peu, c’est comme un « poison ».

II. l’accusation de Phèdre envers les dieux de l’avoir maudite

Passons désormais à la seconde partie, lorsque Phèdre se défend en accusant les dieux et le destin. Elle se décharge de toute responsabilité (de « Objet infortuné » à « De séduire le cœur d'une faible mortelle. ».

Loin de s’approuver, Phèdre « s’abhorre », elle se fait horreur, racine du verbe. Sa haine et son dégoût d’elle-même surpasse celui qu’elle provoque chez Hippolyte. Nous le voyons grâce au comparatif de supériorité « plus que ». Néanmoins, si Phèdre est coupable, elle n’est pas responsable. Elle impute la faute aux dieux en utilisant l’adjectif « infortuné ». En début de vers, avec le déterminant démonstratif « ces », elle les pointent d’un doigt accusateur. Les dieux occupent grammaticalement la fonction sujet dans la phrase. Ce sont eux qui agissent.

Elle, ne fait que subir. Ils ont fixé son sort, son destin (« Ont allumé le feu fatal à tout mon sang »), ils ont maudit sa lignée. Le « feu » est une métaphore de la passion qui la consume de l’intérieur, qualifiée de « fatale » car elle conduira à la mort et qu’on ne peut lui échapper. Il y a là encore du registre tragique. Les dieux s’amusent de Phèdre, elle n’est qu’un jouet (on le voit grâce au nom « objet » qui la déshumanise) entre leurs mains sadique (l’oxymore « gloire cruelle » montre une ironie amère dans ces paroles). Le nom « flanc » souvent utilisé pour les animaux fait de Phèdre une proie pourchassée par les dieux, atteinte par les flèches de Vénus. L’antithèse entre « dieux » et « mortelle », renforcée par l’adjectif « faible » souligne son impuissance.

III. La lutte vaine de la jeune femme contre le destin

Nous étudions maintenant le troisième mouvement, le récit par Phèdre de sa vaine lutte contre le destin (de « Toi-même en ton esprit » à « Hélas ! je ne t'ai pu parler que de toi-même ! »).

Phèdre demande au présent à Hippolyte de faire appel à ses souvenirs et utilise le champ lexical de la mémoire « rappelle », « passé », « esprit » ce qui entraîne un regard rétrospectif, on a changement de temps avec un passage du présent « rappelle » au passé composé « ai voulu ». Cela sert de preuve de sa bonne fois, elle veut convaincre Hippolyte qu’elle a tout fait pour éteindre la passion. D’abord en l’évitant, puis en le bannissant pour augmenter la distance entre eux. Nous le voyons avec le parallélisme et l’antithèse entre « fuir » et « chasser ». Avec la gradation entre les deux adjectifs « odieuse » et « inhumaine », nous voyons que Phèdre a voulu se faire haïr pour empêcher tout familiarité voire opportunité d’être avec Hippolyte. C’était une feinte (verbe d’état « paraître ») pour cacher son amour. L’adjectif « cruel », qui est très courant dans les tragédies, renvoie à l’idée du sang qui coule et souligne combien cet éloignement l’a fait souffrir.

Le parallélisme et la gradation font croître la haine d’Hippolyte mais n’ont aucun effet sur Phèdre. Son amour ne diminue pas, il stagne. Ou pire, c’est un euphémisme pour signifier qu’il augmente. L’adjectif « nouveaux » renforcé par l’adverbe « encore » montre que Phèdre trouve Hippolyte toujours plus séduisant. Et le nom « charmes » montre qu’elle est envoûtée. Cependant, ici, « charmes » rime avec « larmes ». On sait donc que la lutte a été douloureuse et s’est faite dans les larmes. « J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes ». Phèdre est passé par tous les états les plus contradictoires. Le rythme du vers est un rythme binaire haché et suivi d’un parallélisme et d’une antithèse entre l’eau et le feux (« larmes » vs « feux ») et cela montre que Phèdre a vécu un tourment qui l’a dévastée moralement et physiquement.

Phèdre invite Hippolyte a la regarder pour preuve de cette lutte difficile. Les points de suspension montre que Phèdre aimerait que Hippolyte la regarde enfin mais la didascalie interne nous fait dire qu’il ne le fait pas. Peut être a-t-il honte, ou est dégoûté, horrifié, ou juste gêné ? Cela créer un effet pathétique. Le complément du nom « aveu » et du pronom démonstratif « cet » désigne les paroles qu’elle vient de prononcer et manifeste un certain dégoût que nous voyons avec l’adjectif « honteux » renforcé par l’adverbe intensif « si ». L’« aveu » est un aveu d’amour et l’aveu d’un crime en même temps. C’est un amour criminel. Mais le vrai crime c’est de l’avoir dit puisque cela entraînera des conséquences en cascades. La question « que dis-je ? » souligne la perte de raison et de contrôle de Phèdre. (La question rhétorique « le crois-tu volontaire ? » prouve que l’aveu est involontaire.)

L’opposition entre l’intention à l’imparfait et la réalisation au passé composé prouve que la jeune femme en oublie même ses obligations maternelles. Elle ne pense qu’à Hippolyte. La négation exceptive et la répétition des pronoms personnels « tu » manifestent son obsession pour lui. Cet amour pour Hippolyte prend toute la place, on a le champ lexical de l’amour (« cœur » ; « aime ») appuyé par l’adverbe « trop ».

Enfin, Phèdre se lamente sur son échec avec l’interjection « Hélas ! » et l’adjectif « Faible ». Nous sommes en plein dans le registre pathétique.

IV. L’argumentation de Phèdre pour qu’Hippolyte la tue

Enfin, nous entrons dans la quatrième partie. L’argumentation de Phèdre pour qu’Hippolyte la tue (« de venge-toi » à « ta main doit frapper »).

Phèdre réclame la mort, seule issue possible contre le destin. Elle passe par tous les moyens pour l’obtenir :
- L’autorité avec une énumération d’impératifs en gradation (« venge » ; « punis » ; « délivre » ; « frappe »). Phèdre ordonne à Hippolyte de la tuer.
- L’oxymore (« odi-eux amour ») renforcé par la diérèse qui souligne l’immoralité de cet amour et justifie la peine de mort en faisant passer cela sur le compte de la justice.
- Le verbe d’obligation (« doit ») répété. Phèdre persuade son beau-fils que c’est son devoir de « héros », que c’est pour le bien de tout « l’univers ». Elle se présente comme un monstre deux fois, et utilise l’adjectif péjoratif « affreux » pour parler d’elle. Cette déshumanisation normalise ce meurtre
- La provocation en faisant référence à son père bafoué : Thésée. Elle parle d’elle la troisième personne et dit que c’est la voix de la rumeur qui la pointera du doigt. Elle utilise du discours indirect libre. C’est scandaleux et Hippolyte doit défendre son père.

Enfin, l’adverbe « voilà » forme une didascalie interne. Phèdre désigne son cœur. Cela a une valeur symbolique car le cœur est le siège de la vie et l’amour. Détruire l’un pour tuer l’autre. Mais c’est aussi l’ultime façon pour elle d’offrir son cœur à celui qu’elle aime et de lui appartenir.

Conclusion

Ce passage de Phèdre provoque un rebondissement dans l’intrigue. Vivant seule avec Œnone et son secret, elle décide subitement de le dévoiler à Hippolyte. Cette scène d’aveu rythmée aborde le poids du secret de Phèdre, mais aussi sa tentative de rejeter Hippolyte, et la seule issue possible pour elle qui est la mort. Ravagée par la honte, l’amour, la haine et la colère, elle fait son propre procès, et se déclare coupable. Seulement, son discours est marqué par la folie la solitude, et la souffrance. La violence de sa réaction provient encore de la fatalité, de la malédiction de sa situation qui la mènent dans une impasse. Cette scène est charnière dans l’œuvre.

En effet, elle nous montre que pour Racine le problème central n’est pas la découverte du secret de Phèdre, mais plutôt la violence de ses émotions, ainsi que son caractère profondément tragique. La scène insiste sur la folie et la solitude de l’héroïne, ainsi que sur la malédiction qui pèse sur elle, et dont elle ne peut se détacher. Racine nous prépare d’ailleurs depuis le début à cet aveu rapide de Phèdre, puisqu’elle s’était déjà confiée à Œnone dès la scène 3 de l’acte I. Tragédie à rebondissements, Phèdre, va par la suite orienter son propos sur les réactions et les bouleversements produits par cet aveu lors du retour de Thésée, le grand absent des deux premiers actes, dont la mort paraissait certaine.