Le plaisir est-il l'origine et la fin de l'art ?

Corrigé synthétique.

Dernière mise à jour : 19/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Questions préalables

- On évoque un "plaisir esthétique" : s'agit-il d'un plaisir comme les autres ?
- De quelle origine s'agit-il ? historique ? chez tout artiste ? (dans ce cas, il serait bon d'éviter les clichés sur la création dans la souffrance...).
- Comme toujours lorsqu'il s'agit d'esthétique, penser en priorité à Kant et Hegel (mais aussi à Platon ou Aristote...).

Introduction

S'il peut être plaisant de visiter un musée ou d'aller à un concert, il l'est parfois moins immédiatement de contempler une toile précise ou d'entendre une composition musicale... Au XVIIe siècle, on affirmait volontiers que l'ambition de l'écrivain était de "plaire". Faut-il comprendre dans ce verbe la satisfaction immédiate d'un publie ? Et si même ce public ressent un certain plaisir, cela signifie-t-il que la réception d'une œuvre s'en tient là, et faut-il complémentairement admettre qu'elle n'a été motivée que par la production de ce plaisir ? Le plaisir est-il l'origine et la fin de l'art ?

I. Plaisir et sensibilité

Le plaisir est un des pôles de la sensibilité ( l'autre étant la douleur ). Et il est incontestable que l'art, quel que soit son domaine - texte, peinture, musique, danse, etc. - s'adresse d'abord à la sensibilité : notre rapport avec une rouvre passe par l'intermédiaire des sens. Hegel signale d'ailleurs que parmi ces derniers, seul les plus intellectualisés interviennent pour nous mettre en contact avec l'art (soit principalement l'ouïe et la vue: ce n'est donc que métaphoriquement que l'on parle d'un art des parfums ou d'un art culinaire). Une telle "sélection" des organes sensibles suggère par elle-même que les sens ne servent en l'occurrence que d'intermédiaire, et que l'art nous apporte autre chose que leur seule satisfaction. Cette dernière en effet suppose l'existence antérieure d'un désir ou d'un besoin. Si l'art faisait simplement plaisir, cela signifierait donc qu'il répond à un désir, ce que nie fortement Hegel (qui renforce sur ce point les analyses antérieures de Kant) : le désir en effet détruit son objet, alors que la contemplation esthétique respecte le sien.

Quelle peut être l'origine de l'art? II ne saurait être question de trancher la question de son origine historique, encore moins de sa fonction initiale, puisque les spécialistes en débattent encore : les premières œuvres furent-elles élaborées à des fins religieuses, magiques, utilitaires ? Il est difficile d'en décider, mais dans chacune de ces hypothèses, le plaisir apparaît bien insuffisant pour expliquer leur apparition. Lui accorder un rôle générateur, ce serait ignorer les conditions matérielles et techniques, sans doute difficiles à maîtriser, de leur réalisation. Les peintures rupestres, les premières gravures sur os, ont nécessité un effort trop soutenu, une attention trop prolongée, pour que leurs auteurs aient pu y trouver simplement un plaisir. Mieux vaut reconnaître que les traces qu'ils élaboraient s'inscrivaient déjà relativement à un avenir, signifiaient pour des descendants inconnus. Ainsi l'art à son origine historique est-il immédiatement indépendant du plaisir : il suppose un travail matériel mais aussi une pensée, soucieuse peut-être d'efficacité magique, à coup sûr de ce qui lui succéderait.

II. Production et satisfaction

Si l'on examine la question à propos de la création artistique ultérieure, c'est-à-dire chez chaque artiste, force est de constater que la notion de plaisir est également insuffisante pour rendre compte de l'invention. Brouillons multiples, esquisses nombreuses, longs apprentissages, échecs publics accompagnent la production artistique. De tels éléments, sans nécessairement aboutir à une vision hyper romantique de la création, selon laquelle l'œuvre est enfantée dans la douleur, amènent plutôt à penser qu'elle naît dans l'inquiétude : le propre de chaque artiste, dans son domaine, n'est-il pas de réagir à ce qui l'a précédé comme si ce n'était pas encore suffisant pour définir l'art lui-même ? II lui faut alors inventer sans davantage connaître de définition : le peintre est en quête de ce que peut être la peinture, l'écrivain est à la recherche de ce que peut être la littérature. Toute œuvre, comme l'affirme Blanchot, "est en souci de l'art", parce qu'elle s'inscrit dans une histoire en cours. Dans de telles conditions, le plaisir paraît évidemment insuffisant pour rendre compte de l'invention.

Quant au récepteur de l’œuvre, admettre que l'accueil qu'il lui fait se ramènerait à du plaisir est également insuffisant. Sauf si l'on interprète ce plaisir relativement à l'inconscient. A en croire Freud en effet, aussi bien l'invention que la réception de l'art participent d'une sublimation par laquelle des pulsions ordinairement peu avouables se trouvent satisfaites parce qu'elles sont transposées dans un domaine socialement valorisé. On sait toutefois que la théorie freudienne reste notoirement trop courte lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi, de deux individus présentant les mêmes pulsions, l'un devient artiste et l'autre pas. Et, s'il est possible que le "consommateur" éprouve un plaisir inconscient devant une toile ou en écoutant une improvisation de Charlie Parker, la question de l'existence d'un simple plaisir conscient demeure.

III. La question du sublime

Lorsque Kant affirme que "est beau ce qui plaît universellement sans concept", le plaisir auquel il paraît faire allusion est déjà très au-delà de la pure sensibilité. Ce qui le produit est en effet l'" impression de finalité sans fin " produite par l’œuvre qui, loin de renvoyer à une satisfaction immédiate, résonne comme le symbole de la moralité et concerne un processus intellectuel de schématisation. De son point de vue, l'objet plaisant au sens ordinaire n'est pas beau, il peut être "joli", " séduisant" ou émouvant, mais il ne présente pas de véritable dignité esthétique. C'est ce que confirme Hegel, une fois de plus, en définissant l’œuvre d'art comme "manifestation sensible d'une idée" - formule qui suppose que le sensible fait affleurer de l'intellectuel, et qu'il est immédiatement excédé par la portée de l’œuvre

Plus clairement encore, c'est l'existence d’œuvres "sublimes" qui prouve l'incompatibilité de l'art et du plaisir. Le sublime correspond en effet, d'après l'analyse kantienne, au pôle de la sensibilité qui est opposé au plaisir ! Non qu'il produise de la douleur, mais c'est qu'il ne plaît pas, et nous rabroue en nous renvoyant au sentiment de notre finitude. Qu'il s'agisse de Saint-Pierre de Rome ou de la chapelle de Rothko, l’œuvre sublime ne correspond pas à une appréhension seulement sensible, elle s'adresse à la spiritualité (même lorsqu'elle n'est pas religieuse), ou si l'on préfère à ce qu'il y a de plus ambitieux et exaltant dans les capacités du faire artistique. Sans doute n'est-elle pas davantage que l’œuvre belle réductible à un ensemble de concepts, mais on y devine au moins une invitation à l'exercice de la pensée.

Conclusion

Interpréter l'art, qu'il s'agisse de son origine ou de sa fin, en terme de plaisir, c'est en réduire à la fois la nature et la portée. Désintéressée, l’œuvre ne coïncide ni avec le désir ni avec le corps. S'il n'en était pas ainsi, la représentation picturale d'un nu se confondrait automatiquement avec de la pornographie.

Lectures

- Kant, Critique de la faculté de juger
- Francastel, Art et Technique
- Wind, Art et Anarchie