Peut-on tout justifier ?

Corrigé entièrement rédigé.

Dernière mise à jour : 23/11/2021 • Proposé par: cyberpotache (élève)

Questions préalables

- Prendre soin de distinguer "justifier" de "comprendre" ou "expliquer"
- Double sens du verbe: la possibilité intellectuelle et la possibilité morale
- À quoi mènerait une réponse positive dans le domaine des valeurs ?

Introduction

On n'entreprend de justifier que ce qui paraît d'abord injustifié, sinon injustifiable, c'est-à-dire ce qui paraît, au moins dans un premier temps, contraire à toute justice, ou sans justification immédiate. L'actualité, proche ou lointaine, n'en finit pas de fournir des exemples de conduites, d'actes, d'événements qui peuvent ainsi sembler contraires à ce qu'implique une justification : n'indiquent-ils pas, dans un individu, dans une société ou dans l'histoire, la présence d'un mal irréductible à toute rationalité et à tout point de vue moral ?

I. Qu'est-ce que justifier ?

Puis-je justifier n'importe quoi ? Un meurtre, une pratique culturelle particulièrement choquante, mais aussi le nazisme ou l'existence des camps d'extermination : voici quelques cas de ce qui semble injustifiable. L'esprit a-t-il la possibilité de les justifier quand même, c'est-à-dire de les intégrer dans un système interprétatif au terme duquel leur caractère nocif semblera acceptable parce qu'il aura été ramené dans le cadre de comportements "normaux" ? N'y a-t-il pas au contraire de l'injustifiable dans le monde ? Et, même si je parviens à justifier tout comportement d'un point de vue intellectuel, ne serait-ce pas grâce à une démarche qui serait à son tour injustifiable dans la mesure où elle se tiendrait à l'écart de toute considération de valeurs ?

L'explication n'est pas une justification : elle met en lumière des causes, un déterminisme, mais est-ce pour si peu que ce dont elle rend compte devient moralement acceptable ? Dans sa critique de l'expression "la fin justifie les moyens", Kant fait valoir que, dès lors qu'une fin quelle qu'elle soit est reconnue comme bonne en elle-même, elle risque d'excuser à l'avance tout comportement moralement inacceptable. L'erreur réside précisément dans la survalorisation de la fin - et l'on sait que, dans l'histoire, c'est bien cette erreur, en l'occurrence particulièrement funeste, qui a déterminé l'élaboration des camps d'extermination, le projet du génocide des Juifs aussi bien que la mise en place du Goulag ou l'utilisation de la psychiatrie à des fins de police politique en URSS. Admettons donc que la fin, en fait, ne justifie rien.

Faut-il en déduire que toute recherche d'une causalité inversée- puisque la finalité n'est rien de plus qu'une sorte de causalité inversée- pour justifier un comportement individuel est également vouée à une impasse? Lors d'un procès en justice, l'intervention de données psychanalytiques concernant l'accusé permet éventuellement de comprendre ce qui a déterminé son comportement : désirs inconscients, fantasmes, complexes divers ont pu le mener à un meurtre ou à un viol. Mais ce n'est pas pour si peu qu'on admettra qu'il doit échapper à la justice- même si la sanction peut prendre la forme d'un internement psychiatrique et non en maison d'arrêt. Ainsi le repérage des causes, même les plus secrètes lorsqu'il y va de l'inconscient, qui peuvent déterminer un comportement n'est pas équivalent d'une justification : il laisse en suspens la question de la faute à sanctionner, et l'existence des circonstances atténuantes, même maximales, ne supprime pas la culpabilité.

Cela indique qu'il y a dans l'être humain une dimension échappant au déterminisme, qui est celle de la liberté. En termes kantiens, cela renvoie en lui à l'existence de deux caractères, l'un empirique (explicable), l'autre rationnel (relevant de la raison autonome et donc relatif à l'exigence de justification, parce que d'abord celle de moralité). Tout ce qui peut être expliqué n'a donc rien à voir avec ce qui demande à être justifié : dans le premier cas, on s'intéresse à des lois qui renvoient l'homme du côté de la nature, dans le second à des principes qui en font un être au-delà de la nature.

II. Déterminisme et liberté

Mais puisque l'homme est un être de culture, ne serait-ce pas son appartenance à un héritage particulier qui justifierait pour ainsi dire à l'avance toutes ses conduites et leur ôterait du même coup toute dimension mauvaise, interdisant qu'on les juge, de l'extérieur du groupe auquel il appartient, négativement ? Ainsi en viendrait-on à justifier, non seulement des comportements politiques (après tout, les SS appartenaient à une sous-culture nazie...), mais bien des comportements "culturels" aussi choquants que l'excision, la mutilation des voleurs, la lapidation des femmes adultères, etc. On aboutit ainsi à un relativisme moral qui, sous prétexte de respecter les différences culturelles, admet tout et se refuse à choisir entre une loi qui respecte la personne humaine et une autre qui ne la respecte pas. Ce relativisme peut de plus se présenter comme une saine réaction aux excès antérieurs de l'européocentrisme, pour lequel au contraire toute conduite non européenne était par principe injustifiable - et l'on passe ainsi d'un excès à l'autre, du totalitarisme de certaines valeurs à un autre totalitarisme, cette fois de l'abstention morale, pour lequel tout se vaut. Tout devient alors justifiable, mais c'est dire aussi bien que la notion de justification perd toute cohérence et toute signification tout justifier, n'est-ce pas en réalité ne rien justifier du tout dès lors que n'importe quoi peut être juste et qu'il n'existe plus aucune figure de l'injuste ?

Si de manière plus ambitieuse on prétend dépasser la diversité culturelle pour s'intéresser à l'histoire dans son ensemble, la question de l'existence du mal fait immédiatement retour: n'est-ce pas d'ailleurs pour effacer une mauvaise action antérieure (conquête, colonisation ou ethnocide) que les partisans du relativisme culturel pour lesquels tout se vaut affirment que tout est (désormais) justifié ?

Certaines philosophies de l'histoire ont ainsi pu affirmer que tous les événements - même ceux qui nous paraissent les plus nocifs : les guerres, les famines, les rapines - sont en fait justifiés parce qu'inscrits dans les plans d'une Providence divine œuvrant à la constitution d'un Bien final pour l'humanité. C'est par exemple ce qu'affirme Bossuet, c'est aussi ce que pense Hegel à sa manière, lorsqu'il postule la réalisation progressive de la Raison à travers la cacophonie des événements historiques. C'est alors une justification métaphysique qui intervient, mais en réintroduisant une considération de la finalité. Si cette fois, ce n'est plus à proprement parler la fin qui justifie les moyens, du moins est-ce cette fin qui doit rendre supportables les événements apparemment les moins aisément justifiables...

III. Nécessité des valeurs

Ainsi, tout justifier n'apparaît satisfaisant, au mieux, que pour l'intellect le moins soucieux d'affirmer des valeurs - et notamment celle de justice à laquelle semble pourtant se référer, au moins initialement, sa tentative de justification : ce qui semble gagné d'un côté (une certaine rationalité des actes) est irrémédiablement perdu de l'autre (il n'y a plus, rationnellement, de valeur préférable à une autre). En sorte qu'on en vient à reconnaître que, pour échapper à une telle difficulté, c'est bien la possibilité morale d'une justification universelle qui doit être interrogée. A-t-on le droit de tout justifier, ou de justifier n'importe quoi ? Tout système de pensée doit-il être admis et respecté, sous prétexte qu'il parvient à rendre compte des actes les moins immédiatement acceptables ?

Répondre positivement, c'est d'une part sous-entendre que l'être humain n'est rien d'autre qu'un vivant soumis à des causalités complexes qui déterminent intégralement sa conduite (c'est donc le réduire au seul caractère empirique), mais c'est d'autre part suggérer que les valeurs (toujours relatives et locales) qu'il "respecte" sont elles-mêmes strictement déterminées par les circonstances culturelles, et que nulle d'entre elles ne peut, ou même ne doit, accéder à une reconnaissance universelle. Ainsi l'humanité perd-elle à la fois toute signification et toute dignité.

À ce défaitisme, on peut opposer une solution d'inspiration kantienne, qui consiste à nier que tout soit justifiable, et à affirmer au contraire l'existence de conduites à jamais injustifiables, c'est-à-dire indignes de ce que l'humanité peut vouloir devenir. Cela suppose que l'on reconnaisse dans l'homme la double présence d'une raison capable de formuler les lois de sa conduite et d'une liberté s'effectuant dans le choix de ces lois. On remarquera notamment que dans les philosophies modernes, comme celle de Sartre, qui affirment l'absurdité (le caractère précisément non justifiable, en termes métaphysiques) de l'existence humaine, on rencontre complémentairement l'affirmation d'une responsabilité totale du sujet, indéfiniment sommé d'effectuer des choix absolument libres au terme desquels c'est une version de l'humanité qui est privilégiée.

Conclusion

Si l'existence du mal dans le monde, en tant que figure immédiate de l'injustifiable aux yeux des hommes, a posé à la théologie classique un problème au terme duquel ce mal apparaissait justifiable sur l'horizon d'un bien final et ultime, on comprend que le pari d'une réflexion philosophique indépendante du point de vue religieux consiste à affirmer la possibilité, pour l'homme lui-même, de maintenir une différence radicale entre l'admissible et l'inadmissible, le justifiable et l'injustifiable, en d'autres termes, l'humain et l'inhumain. Travailler au recul de l'injustifiable suppose que la liberté s'assume dans des valeurs choisies, ne renonce pas à sa propre exigence dans une permissivité dont la moralité fait immanquablement les frais. Si tout ne peut pas être justifié, c'est aussi pour qu'un jour, la question de devoir justifier n'importe quoi n'ait plus à se poser.

Lectures

- Hegel, La Raison dans l'histoire
- Sartre, L'existentialisme est un humanisme

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