Analyse du sujet
Intérêt philosophique du sujet
Rousseau réfléchit ici à la nature du "véritable amour" et s'oppose à l'idée selon laquelle l'amour qui est une passion serait pour cette raison, irrationnel.
Il défend au contraire l'idée selon laquelle l'amour suppose réflexion et jugements, même si ceux-ci ne sont pas conscients. D'autre part le texte a aussi une dimension morale puisque Rousseau, comme avant lui Platon, montre que l'amour a "de meilleurs yeux que nous", que c'est à la lumière des idées de mérite et de beauté qu'il juge de ses objets, en ce sens il est une expression estimable de l'humanité.
Le plan du texte
1) La thèse est formulée dans les trois premières lignes
2) Rousseau explique pourquoi l'amour suppose raison et jugement
3) Il défend dans la fin du texte sa thèse contre la représentation commune de l'amour passion
Contresens à éviter
Il faut bien repérer la dimension polémique du texte. Rousseau s'oppose à l'idée reçue selon laquelle l'amour est irrationnel et aveugle. D'autre part il faut tenir compte de la complexité de la pensée rousseauiste, qui parle de l'amour aussi bien en termes de raison qu'en termes de préjugés et d'habitude.
Introduction
L'amour est un sentiment. Est-il pour autant purement instinctif, naturel, irrationnel ? Bien que l'on en parle en termes de passion (le mot n'apparaît pas dans le texte), exclut-il tout usage de la raison du jugement ? Dans ce texte polémique, Rousseau s'inscrit en faux contre cette idée reçue et montre que, nous nous en rendions compte ou non, l'amour pense, et qu'il fait même appel à des idées élevées: le mérite et la beauté, ce qui explique que les hommes l'honorent. Il ne s'agit bien sûr ici que de ce que Rousseau appelle le véritable amour, de l'amour désintéressé.
I. L'amour véritable n'est pas une pulsion
La thèse est formulée dès le début du texte, où Rousseau oppose le mouvement de l'instinct, c'est-à-dire de la pulsion, aussi bien chez l'animal que chez l'homme, à l'amour, qui suppose "choix, préférences, attachement personnel" (c'est-à-dire attachement à une personne). D'un côté le "mouvement de la nature" pousse l'individu vers un objet sexuel adéquat, de l'autre intervient manifestement la réflexion.
Déjà Rousseau s'oppose à l'idée reçue selon laquelle l'amour serait une passion, par là même irrationnelle. Toute la suite du texte va être consacrée, dans une perspective proche de celle de l'empirisme de Hume, à montrer que l'amour pense. Pense-t-il bien ? C'est ce que l'on peut se demander en lisant la deuxième phrase : "le choix, les préférences, l'attachement personnel sont l'ouvrage des lumières, des préjugés, de l'habitude". Si l'amour est l'ouvrage des lumières, s'il faut avoir comme le dira plus loin Rousseau des idées "de mérite et de beauté" pour s'intéresser à une personne plus qu'à une autre, on comprend qu'il soit un vrai témoignage d'humanité.
En revanche, si mon choix et mes préférences, si mon attachement à telle personne sont l’œuvre "des préjugés et de l'habitude", les sentiments en question semblent moins dignes d'être honorés. Cependant, l'humanité n'est-elle pas même dans ses erreurs ou dans ses faiblesses ? Descartes, parlant d'un amour de jeunesse pour une fillette qui louchait, raconte comment ce sentiment archaïque, oublié depuis longtemps, le poussa, devenu adulte, à s'intéresser aux femmes affectées du même défaut : préjugé, habitude, certes, mais préjugés qui sont, comme le terme l'indique déjà des jugements, même s'ils sont hâtifs.
II. L'amour suppose raison et jugement
C'est cette idée que Rousseau va développer dans les lignes qui suivent en trois temps.
Il montre d'abord que dans l'amour la dimension affective est liée à la réflexion, et même lui est postérieure "on n'aime qu'après avoir jugé, on ne préfère qu'après avoir comparé". L'expérience affective la plus courante peut nous conduire à nous étonner de ces affirmations : nous n'avons pas l'impression de choisir l'objet de notre amour après l'avoir comparé à d'autres, comme un bien quelconque, ni ne pensons que l'amour se déclenche après un jugement. C'est pourquoi la phrase suivante est particulièrement intéressante.
Rousseau y remarque que le jugement peut être comme le dirait Freud "inconscient" : "ces jugements se font sans qu'on s'en aperçoive, mais ils n'en sont pas moins réels". Pour reprendre l'exemple de Descartes, peut-être le défaut de la petite fille était-il apparu à son jeune esprit comme une marque d'originalité, ou bien l'avait-il associé à la gentillesse de la fillette, jugement sur lequel il revint d'ailleurs adulte, puisqu'il raconte avoir jugé qu'il s'agissait là d'un défaut, et ne plus avoir été affecté par les femmes qui louchaient. Bien avant Freud, Rousseau montre donc que nous avons une pensée inconsciente, que sans nous en rendre compte nous jugeons, évaluons, choisissons. Ainsi Freud révélera-t-il la dimension œdipienne de l'amour, le rôle du jugement de l'enfant que nous sommes encore, et de l'habitude.
Le troisième point de cette deuxième partie est particulièrement important : Rousseau ajoute à l'analyse psychologique le jugement moral : "Le véritable amour ... sera toujours honoré des hommes". L'amour désintéressé est en effet vu tout autrement que les autres sentiments : on admire, on envie celui qui est amoureux, on ne le méprise jamais : ainsi par exemple des amours adolescentes. Pourquoi? Parce que selon Rousseau, "il suppose toujours des qualités estimables sans lesquelles on serait hors d'état de le sentir...", "il a de meilleurs yeux que nous", il voit (les) "idées de mérite et de beauté". Le ton est ici celui du Platon du Banquet, qui montre aussi que l'amour concerne ce qu'il y a de meilleur en l'homme, et tire son regard de la beauté physique à l'idée de la beauté.
III. La réhabilitation du sentiment amoureux
Rousseau remarque cependant le danger du sentiment : il est lui aussi concerné par la perfectibilité, et peut par ses "emportements" nous "égarer". Ainsi lorsque l'amour propre se mêle à l'amour, le sentiment de propriété, la violence, etc., ces "qualités odieuses" associées ou parfois même "produites" par l'amour ne suffisent pas pour l'auteur à réduire sa noblesse.
La dernière partie du texte rappelle la dimension polémique et souligne la réhabilitation du sentiment amoureux, qui n'est pas pur aveuglement passionnel. Rousseau au contraire nous invite à faire confiance à la lucidité de ce sentiment particulièrement subtil et intelligent, et, dans une perspective empiriste, il montre comment celui-ci peut nous aider à retenir les mouvements pulsionnels "loin que l'amour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants".