Camus, L'Étranger - Partie I, chapitre II: Retrouvailles de Meursault et Marie

Correction d'un devoir maison d'un élève de première en voie générale. Note obtenue : 16/20.

Dernière mise à jour : 05/10/2021 • Proposé par: sarah78100 (élève)

Texte étudié

J'ai eu de la peine à me lever parce que j'étais fatigué de ma journée d'hier. Pendant que je me rasais, je me suis demandé ce que j'allais faire et j'ai décidé d'aller me baigner. J'ai pris le tram pour aller à l'établissement de bains du port. Là, j'ai plongé dans la passé. Il y avait beaucoup de jeunes gens. J'ai retrouvé dans l'eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie à l'époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais encore dans l'eau quand elle était déjà a plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé aller ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis resté ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l'ai suivie. Je l'ai rattrapée, j'ai passé ma main autour de sa taille et nous avons nagé ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que nous nous séchions, elle m'a dit : « Je suis plus brune que vous. » Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir. Elle a encore ri et m'a dit qu'elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabillés, elle a eu l'air très surprise de me voir avec une cravate noire et elle m'a demandé si j'étais en deuil. Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j'ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un petit recul, mais n'a fait aucune remarque. J'ai eu envie de lui dire que ce n'était pas ma faute, mais je me suis arrêté parce que j'ai pensé que je l'avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.

Le soir, Marie avait tout oublié. Le film était drôle par moments et puis vraiment trop bête. Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais les seins. Vers la fin de la séance, je l'ai embrassée, mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.

Quand je me suis réveillé, Marie était partie.

Camus, L'Étranger - Partie I, chapitre II (pp 31-33, Folio)

Le premier roman d’Albert Camus, intitulé L’Étranger, écrit en 1940 et publié en 1942, s’inscrit dans le mouvement de l’Absurde, notion philosophique issue de l’existentialisme, qui considère que la condition humaine est absurde en ce sens qu’il n’y a plus de caution religieuse possible pour justifier que l’homme naît pour mourir. Les affres de l’Histoire, comme la montée du nazisme puis l’éclatement de la seconde guerre mondiale, accentuent ce sentiment. Le roman en deux parties s’ouvre sur l’enterrement de la mère du héros dont la réaction, a priori indifférente, le pose d’emblée comme « étranger » aux événements. Aussi la scène de retrouvailles du chapitre suivant où il semble vivre un bonheur total peut-elle paraître paradoxale. Il s’agit d’une scène de bonheur dominée par la sensualité et l’harmonie mais, à y regarder de plus près, elle n’est pas sans présenter quelques discordances. Dès lors, cette dualité est-elle le signe que Meursault est seulement un être primitif ou un personnage en quête de sens et d’authenticité ?

I. Une scène de bonheur dominée par la sensualité

L’harmonie et la sensualité irradient cette scène de retrouvailles.

a) Deux personnages en accord

Une scène de retrouvailles et de plaisir, avec:
- Un désir qui est ravivé « J’ai retrouvé dans l’eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j’avais eu envie à l’époque. Elle aussi, je crois ». Le temps se retrouve colmaté.
- Un rire sexuellement provocant, une référence à sa beauté méditerranéenne « peau brune », qui suscitent aussitôt le désir de Meursault.
- Le partage des mêmes plaisirs : baignade, plaisir de l’instant présent, cinéma

Il s'agit d'une scène à dimension érotique : références aux éléments du corps féminin, aux contacts sensuels, de l’effleurement des seins, aux caresses puis au baiser, et enfin à l’acte sexuel.

b) Une fusion avec la nature : présence des trois éléments sur quatre : l’eau, le soleil, l’air

Les deux personnages s’oublient un instant dans la chaleur du soleil : « Nous sommes restés longtemps sur la bouée , à moitié endormis » et dans l’immensité du ciel pour Meursault, idée soulignée par l’hyperbole « J’avais tout le ciel dans les yeux ». On à la la présence des sens : le toucher, la vue. Il y a une fonction exaltante du soleil à l’origine de leur nage commune, une fonction protectrice de l’eau et de la couleur bleue. Symbolique des éléments de la Nature, avec donc un retour à l’origine.

c) Deux êtres libérés des contraintes : un samedi, « jour de congé » .

Oubli du temps qui passe, et oubli des autres dont il n’est plus question. : « Il y avait beaucoup de jeunes gens ».

(Transition) Présence au monde totale de deux êtres à l’unisson. Cependant, on a également la présence de discordances.

II. Une scène discordante

a) Marie, un miroir inversé

Meursault apparaît comme un être singulier, à part. Plusieurs éléments contribuent à rendre ce décalage perceptible, à commencer par le personnage de Marie qui joue en quelque sorte le rôle d’un miroir inversé. En effet:
- Sur le rire de Marie : récurrent, personnage qui respire la joie de vivre qui contraste avec l’absence d’expression des sentiments et des émotions du narrateur. Ambiguïté du « je » qui équivaut à une 3ème personne , ambiguïté du point de vue interne assimilable à un point de vue externe. Aucun élément ne serait modifié si l’on remplaçait « je » par « il ».
- La seule trace d’appréciation est le modalisateur « je crois » qui relève de l’impression aussi bien d’un narrateur interne que d’un narrateur externe qui lirait l’expression d’un visage, interpréterait des gestes et l’adverbe « doucement » mais qui relève encore du domaine des sensations.
- L’étrangeté du personnage de Meursault est soulignée par Marie. La surprise de Marie, qui souligne l’incongruité a priori du comportement de Meursault au lendemain de la mort de sa mère, et relance la thématique de la faute.

b) Le nivellement des événements et de leur interprétation

« J’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute » La locution verbale « avoir envie de », là encore, est de l’ordre du désir, est ravalé au même niveau que le désir sexuel (Marie Cardona « dont j’avais eu envie à l’époque »). Meursault tient également un faux-raisonnement, souligné par le rapport de cause-conséquence erroné : « J’ai eu envie de lui dire que ce n’était pas de ma faute mais je me suis arrêté parce que j’ai pensé que je l’avais déjà dit à mon patron. »

On a également un nivellement des événements dans un temps arasé : Il situe la mort de sa mère la veille alors que ce jour était celui de son enterrement : « depuis hier », et a recours au passé composé, avec succession d’actions accomplies déroulées comme dans un compte rendu de faits, d’actions non commentées et non analysées .

c) La résurgence de l’insignifiance des événements, des réactions, des sentiments

Meursault repense au mécontentement de son patron alors qu’il vient d’être plongé dans le malheur. Tout se passe comme si ce qui lui arrive est le plus naturel du monde et est insignifiant : « Cela ne signifiait rien ». Aussi Sartre peut-il comparer Meursault à un homme vu derrière une cloison vitrée dont les gestes paraîtraient absurdes, sans signification : « une conscience transparente aux choses et opaque aux significations. »

(Transition) Plus sensuel que sentimental, indifférent et d’une certaine manière insensé, Meursault est bel et bien étranger. Mais n’est-il pas plus complexe qu’il n’y paraît ?

III. Meursault : un être primitif ou un personnage en quête de sens et d’authenticité ?

S’il n’exprime jamais de sentiments, il n’en est peut-être pas totalement dépourvu et son étrangeté n’a peut-être d’égal que celle de la société elle-même.

a) Le sentiment de culpabilité : une preuve d’amour ?

Le sentiment de culpabilité est énoncé puis, d’une certaine façon refoulé par la généralisation : « De toute façon, on est toujours un peu fautif » : présence du pronom impersonnel « on », ainsi que du présent de vérité générale, associé à la locution adverbiale.

Cependant, en cherchant à se persuader de son innocence, ne donne-t-il pas à voir l’affection qu’il porte à sa mère ? Il ne serait donc pas indifférent et ce serait même là le seul sentiment qui transparaîtrait dans l’extrait. De même en est-il de la désignation enfantine de sa mère par le mot « maman » .

b) Le refus du protocole social

S’il se plie volontiers à cette sorte de parade amoureuse qui le rapprocherait presque de l’animal, du moins des clichés de la « drague » : effleurement, rapprochement, pénombre du cinéma qui permet des gestes plus osés, s’il accepte le port de la « cravate noire » et, par conséquent l’image du deuil, il ne semble pas accepter en revanche les attitudes stéréotypées qui consistent à ne plus rien faire lors de la perte d’un être proche, en l’occurrence, sa mère. Il se rend donc à la piscine du port.

c) Un désœuvrement existentiel ou circonstancié et ponctuel ?

Si par ailleurs, il déclare : « J’ai eu de la peine à me lever parce que j’étais fatigué de ma journée d’hier » alors que le lecteur attendrait plutôt l’expression de son chagrin, la mise en évidence du vide occasionné par la perte de sa mère, l’on peut se demander si les paroles au discours indirect ne soulignent pas son désœuvrement et par conséquent sa volonté de tuer le temps : « je me suis demandé ce que j’allais faire ». Mais n’est-ce pas également une échappatoire au deuil ?

d) Une aspiration à la simplicité dans un monde absurde :

Le langage est simple : niveau de langue courant, absence de subordination, préférence pour la juxtaposition et la coordination, absence de cause à effet. Le nivellement renvoie à l’absurdité du monde : aspiration du personnage à la simplicité qui correspond peut-être à un désir de clarté, d’authenticité. Ce serait dès lors la société qui serait irrationnelle, hypocrite et comédienne : « La société a besoin de gens qui pleurent à l’enterrement de leur mère » (Camus). On a là une conjuration de l’absurde.

Conclusion

Cette scène de retrouvailles entre Marie et Meursault montre l’accession au bonheur des personnages mais inscrit dans le même temps l’étrangeté d’un être purement sensuel, sensible à la beauté de la jeune femme mais aussi à celle de la nature, du soleil, de la mer et du ciel, éléments avec lesquels il se sent en osmose.

Le paradoxe naît de son incapacité à intellectualiser ses émotions, analyser ses sentiments. C’est un être dont les actions sont dénuées de signification au point que le lecteur ne peut que tenter de les interpréter dans les interstices d’une écriture pourtant très simple, très sobre. Ainsi le lecteur comme le personnage tente-t-il de conjurer l’absurdité de la condition humaine en cherchant sans cesse à donner un sens à l’existence ?