Giraudoux, Electre - Acte II, scène 10

Un commentaire en deux parties:
I. Un tableau d'apocalypse,
II. L’espoir.

Dernière mise à jour : 29/04/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

UN SERVITEUR. – Fuyez, vous autres, le palais brûle !

PREMIÈRE EUMÉNIDE. – C’est la lueur qui manquait à Électre. Avec le jour et la vérité, l’incendie lui en fait trois.

DEUXIÈME EUMÉNIDE. – Te voilà satisfaite, Électre ! La ville meurt !

ÉLECTRE. – Me voilà satisfaite. Depuis une minute, je sais qu’elle renaîtra.

TROISIÈME EUMÉNIDE. – Ils renaîtront aussi, ceux qui s’égorgent dans les rues ? Les Corinthiens ont donné l’assaut, et massacrent.

ÉLECTRE. – S’ils sont innocents, ils renaîtront.

PREMIÈRE EUMÉNIDE. – Voilà où t’a mené l’orgueil, Électre ! Tu n’es plus rien ! Tu n’as plus rien !

ÉLECTRE. – J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout.

DEUXIÈME EUMÉNIDE. – Ta conscience ! Tu vas l’écouter, ta conscience, dans les petits matins qui se préparent. Sept ans tu n’as pu dormir à cause d’un crime que d’autres avaient commis. Désormais, c’est toi la coupable.

ÉLECTRE. – J’ai Oreste. J’ai la justice. J’ai tout.

TROISIÈME EUMÉNIDE. – Oreste ! Plus jamais tu ne reverras Oreste. Nous te quittons pour le cerner. Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre. Adieu. Nous ne le lâcherons plus, jusqu’à ce qu’il délire et se tue, maudissant sa sœur.

ÉLECTRE. – J’ai la justice. J’ai tout.

LA FEMME NARSÈS. – Que disent-elles ? Elles sont méchantes ! Où en sommes-nous, ma pauvre Électre, où en sommes-nous !

ÉLECTRE. – Où nous en sommes ?

LA FEMME NARSÈS. – Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu’il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

ÉLECTRE. – Demande au mendiant. Il le sait.

LE MENDIANT. – Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore.

Giraudoux, Electre - Acte II, scène 10

Introduction

Cette scène constitue, avec la scène 9, la conclusion de la pièce. Dans la scène précédente, le mendiant rapporte dans un récit cruel le châtiment de Clytemnestre et d’Egisthe. Oreste, sous l’influence d’Electre, est devenu matricide. Dans la scène 10, on apprend qu’il sera poursuivi par les Euménides, tandis qu’Electre est condamnée à la solitude. A ce drame s’en ajoute un second : Egisthe n’a pas eu le temps de sauver Argos des Corinthiens. Electre est donc également responsable de la destruction de la ville et du massacre de habitants. Malgré ce dénouement tragique, l’espoir n’est pas totalement absent.

I. Un tableau d'apocalypse

a) La ruine d’Argos

Par l’accélération dramatique des dernières scènes, la catastrophe annoncée par le messager à l’acte II scène 8 se produit : "Ils entrent dans les cours intérieures".

Dans cette scène, la catastrophe est évoquée par l’arrivée brutale d’un serviteur : "Fuyez vous autres, le palais brûle". Le désastre prévu par Egisthe s’est réalisé. Le palais d’Agamemnon, symbole de la puissance de la famille des Atrides, est détruit. Cependant, l’incendie n’atteint pas que le palais. La ville est également touchée : "la ville brûle ... la ville meurt". La destruction de la ville s’accompagne du massacre de ces habitants : "massacrent".

La troisième Euménide joue presque le rôle de récitant : elle dit ce que le spectacle ne peut montrer. La cruauté des scènes d’égorgement est suggérée : "ceux qui s’égorgent". On perçoit également l’injustice de la mort : "les innocents s’entretuent". L’impression de désespoir qu’offre ce tableau est résumée par la femme Narsès : "Tout est gâché. Tout est saccagé".

Mais les Euménides sont là pour dénoncer la coupable : Electre.

b) La responsabilité d’Electre

A l’acte II scène 8, Electre avait été prévenue par Egisthe de l’imminence de l’attaque des Corinthiens. Elle n’a pas cédé, elle était consciente de la menace et voulait assumer.

Leu Euménides accusent donc Electre : "te voilà satisfaite, Electre". Leurs accusations sont pleines d’une ironie cruelle, mais également de menaces pour l’avenir. Electre est condamnée à vivre avec un sentiment de culpabilité, elle n’est plus innocente : "tu vas l’écouter, ta conscience... désormais, c’est toi la coupable". Les Euménides condamnent l’orgueil d’Electre : "voilà où t’a mené l’orgueil". Il s’agit de l’hybris, qui pousse les héros tragiques à vouloir égaler les dieux. Electre était poussé par son idéalisme. Sa volonté de justice se traduit par le massacre d’innocents.

La culpabilité d’Electre est double. Elle est non seulement responsable du massacre de la population d’Argos, mais également du meurtre de sa mère et d’Egisthe. Elle a poussé Oreste au crime. Sa quête de vérité a apporté, avec la lumière du jour, celle de la connaissance. Mais Electre est aussi à l’origine de la clarté de l’incendie : "C’est la lueur qui manquait à Electre, avec le jour et la vérité".

La punition d’Electre sera la solitude.

c) La solitude d’Electre

C’est grâce à Oreste qu’elle avait enfin perçu la vérité, dans un songe qui lui était apparu lorsqu’il dormait à côté d’elle. Elle ne va plus jamais le revoir, comme l’avait prévu le mendiant.

La vengeance des Euménides s’exerce sur Oreste : "Plus jamais tu ne reverras Oreste". Les Euménides se transforment en Erynnies, les déesses de la vengeance. Elles ont juste l’âge et la taille d’Electre, comme le signale la didascalie. Elles se métamorphosent pour ressembler à Electre : "Nous prenons ton âge et ta forme pour le poursuivre". Elles incarnent la culpabilité d’Electre qui poursuivra Oreste jusqu’à sa folie et sa mort. Oreste devra haïr sa sœur : "nous ne le lâcherons plus ... maudissant sa soeur". L’amour d’Electre pour son frère est maudit à tout jamais.

Dans cette quête de la vérité, c’est la haine, et non l’amour, qui vainc. Malgré cette punition, Electre ne renie pas ses actes. Elle puise son espoir en un avenir meilleur.

II. L’espoir

a) La solidarité humaine

Les Euménides emploient des formules négatives : "tu n’as plus rien ... tu n’es plus rien". Elles condamnent Electre au néant.

Celle-ci répond par la plénitude : "J’ai tout". Elle poursuit par des restrictions successives : de "J’ai ma conscience, j’ai Oreste, j’ai la justice, j’ai tout" jusqu’à "j’ai la justice, j’ai tout". Les Euménides lui imposent des privations. Elle en arrive à l’essentiel, ce qui relève de sa nature : la justice. La solitude, qui était sa punition, devient présence humaine.

En effet, c’est à ce moment que la femme Narsès intervient. Elle soutient Electre et la défend : "elles sont méchantes". Elle compatit : "ma pauvre Electre". Elle a aussi une part de responsabilité dans le massacre, puisqu’elle a délié Oreste. Elle représente pourtant l’humanité dans toute sa simplicité : "Je ne me rend pas bien compte". Elle défend Electre car celle-ci les comprend : elle veut recréer une véritable justice, non celle des puissants, mais celle des humbles. C’est pour eux qu’Electre a tout sacrifié.

b) La recréation du monde

Electre refuse de céder au désespoir. Elle oppose ses certitudes à la violence des menaces des Euménides : "me voilà satisfaite". Elle est sûre d’avoir raison. Ce n’est pas de l’insensibilité, elle pense avoir agi pour le bien de l’humanité. Le passé de douleur est révolu, elle croit en un avenir de naissance : "Je sais qu’elle renaîtra". Cette recréation du monde est fondée sur des bases meilleures. Son père a été vengé, donc la justice existe. Tel le dieu du jugement dernier, elle affirme : "S’ils sont innocents, ils renaîtront".

La femme Narsès, elle, est consciente du désastre, mais sa remarque "l’air pourtant se respire" montre qu’elle sent que tout n’est pas perdu. Malgré le massacre des innocents, la justice existe comme le souhaite Electre : "Les coupables agonisent". Le mendiant, avec son rôle de voyant, donne un sens à cette nouvelle journée ambiguë : "Cela s’appelle l’aurore". Le démonstratif "Cela" permet de désigner l’innommable. C’est à lui qu’il revient de nommer ce qui n’avait pas de nom.

Electre, dont le nom signifie "à l’éclat de lumière", a rempli son destin. Elles a compris que la clarté ne pouvait que succéder aux ténèbres : la nuit a fait place à l’aurore. Ce mot, le dernier du texte, donne une note d’espoir : il représente le lever du soleil et le début d’un nouveau jour.

Conclusion

Cette fin a été ajoutée au dénouement habituel de la tragédie. Giraudoux donne un sens nouveau au mythe d’Electre : la destruction effectuée par une justice impitoyable à donner naissance à un nouveau jour. Il suggère simplement : le spectateur cherchera lui-même des réponses, achevant ainsi le dénouement. Ce mythe est un avertissement, pas une leçon : la fin est pleine d’interrogations.

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