Giraudoux, Electre - Acte I, scène 8

Commentaire en deux parties:
I. Les retrouvailles,
II. Le mythe des Atrides.

Dernière mise à jour : 27/04/2021 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

ORESTE. – Pourquoi hais-tu à ce point notre mère, Électre ?

ÉLECTRE. – Ne parle pas d’elle, surtout pas d’elle. Imaginons une minute, pour notre bonheur, que nous ayons été enfantés sans mère. Ne parle pas.

ORESTE. – J’ai tout à te dire.

ÉLECTRE. – Tu me dis tout par ta présence. Tais-toi. Baisse les yeux. Ta parole et ton regard m’atteignent trop durement, me blessent. Souvent je souhaitais, si jamais un jour je te retrouvais, de te retrouver dans ton sommeil. Retrouver à la fois le regard, la voix, la vie d’Oreste, je n’en puis plus. Il eût fallu que je m’entraîne sur une forme de toi, d’abord morte, peu à peu vivante. Mais mon frère est né comme le soleil, une brute d’or à son lever… Ou que je sois aveugle, et que je regagne mon frère sur le monde à tâtons… Ô joie d’être aveugle, pour la sœur qui retrouve son frère. Vingt ans mes mains se sont égarées sur l’ignoble ou sur le médiocre, et voilà qu’elles touchent un frère. Un frère où tout est vrai. Il pourrait y avoir, insérés dans cette tête, dans ce corps, des fragments suspects, des fragments faux. Par un merveilleux hasard, tout est fraternel dans Oreste, tout est Oreste !

ORESTE. – Tu m’étouffes.

ÉLECTRE. – Je ne t’étouffe pas… Je ne te tue pas… Je te caresse. Je t’appelle à la vie. De cette masse fraternelle que j’ai à peine vue dans mon éblouissement, je forme mon frère avec tous ses détails. Voilà que j’ai fait la main de mon frère, avec son beau pouce si net. Voilà que j’ai fait la poitrine de mon frère, et que je l’anime, et qu’elle se gonfle et expire, en donnant la vie à mon frère. Voilà que je fais son oreille. Je te la fais petite, n’est-ce pas, ourlée, diaphane comme l’aile de la chauve-souris ?… Un dernier modelage, et l’oreille est finie. Je fais les deux semblables. Quelle réussite, ces oreilles ! Et voilà que je fais la bouche de mon frère, doucement sèche, et je la cloue toute palpitante sur son visage… Prends de moi ta vie, Oreste, et non de ta mère !

ORESTE. – Pourquoi la hais-tu ?… Écoute !

ÉLECTRE. – Qu’as-tu ? Tu me repousses ? Voilà bien l’ingratitude des fils. Vous les achevez à peine, et ils se dégagent, et ils s’évadent.

ORESTE. – Quelqu’un nous surveille, de l’escalier…

ÉLECTRE. – C’est elle, c’est sûrement elle. C’est la jalousie ou la peur. C’est notre mère.

LE MENDIANT. – Oui, oui, c’est bien elle.

ÉLECTRE. – Elle se doute que nous sommes là, à nous créer nous-mêmes, à nous libérer d’elle. Elle se doute que ma caresse va t’entourer, te laver d’elle, te rendre orphelin d’elle… Ô mon frère, qui jamais pourra me donner le même bienfait !

ORESTE. – Comment peux-tu ainsi parler de celle qui t’a mise au monde ! Je suis moins dur pour elle, qui l’a été tant pour moi !

ÉLECTRE. – C’est justement ce que je ne peux supporter d’elle, qu’elle m’ait mise au monde. C’est là ma honte. Il me semble que par elle je suis entrée dans la vie d’une façon équivoque et que sa maternité n’est qu’une complicité qui nous lie. J’aime tout ce qui, dans ma naissance revient à mon père. J’aime comme il s’est dévêtu, de son beau vêtement de noces, comme il s’est couché, comme tout d’un coup pour m’engendrer il est sorti de ses pensées et de son corps même. J’aime à ses yeux son cerne de futur père, j’aime cette surprise qui remua son corps le jour où je suis née, à peine perceptible, mais d’où je me sens issue plus que des souffrances et des efforts de ma mère. Je suis née de sa nuit de profond sommeil, de sa maigreur de neuf mois, des consolations qu’il prit avec d’autres femmes pendant que ma mère me portait, du sourire paternel qui suivit ma naissance. Tout ce qui est de cette naissance du côté de ma mère, je le hais.

Giraudoux, Electre - Acte I, scène 8

Introduction

Giraudoux est un auteur du XXè siècle. Diplomate et spécialiste des relations franco-allemandes, il se rend rapidement compte de la menace hitlérienne. Il véhicule le message de la tragédie à travers la relecture d'un célèbre mythe grec : Electre. Il met également en avant le complexe d'Electre, c'est-à-dire la version féminine du complexe d'Œdipe. En effet, celle-ci aime son père Agamemnon, qui fut assassiné par sa mère et son amant il y a 20 ans. Electre voue en retour une haine sans borne à sa mère Clytemnestre. Dans la scène 8 de l'acte I, on assiste aux retrouvailles d'Electre et de son frère. Il s'agit d'un passage lyrique qui permet de mieux comprendre la psychologie d'Electre. Nous étudierons d'abord ses relations avec son frère, puis avec ses parents.

I. Les retrouvailles

Des relations plus que fraternelles

Les relations qu'ils entretiennent, ou du moins celles qu'Electre souhaiterait, semblent être plus que fraternelles. "O joie..." s'exclame Electre. Pour elle, Oreste représente l'être idéal : elle associe en fait ce frère à son père.

Electre recrée Oreste. Il se transforme en une statue qu'elle modèle. Elle ne cite que certains organes : la main, l'oreille, la poitrine, la bouche. Ceux-ci représentent en fait tout ce dont Electre a besoin pour assouvir sa soif de vengeance : une main pour tuer, ... Elle cherche à créer la machine parfaite pour tuer sa mère et son amant.

Electre tente de s'approprier Oreste. Elle veut le détacher de l'influence de sa mère : "te laver d'elle". Oreste est plus objectif qu'elle, alors qu'il a plus de choses à lui reprocher : il a été exilé et Clytemnestre a peut-être tenté de le tuer quand il était un bébé. Cependant, il est plus indulgent. Electre, au contraire, est intransigeante.

Des retrouvailles douloureuses

Les retrouvailles sont douloureuses. Tout d'abord, en ce qui concerne Oreste, il se sent sous la domination d'Electre. Il le dit lui-même : "Tu m'étouffes". De même que pour Electre. "Ta parole et ton regard m'atteignent trop durement, me blessent"

Electre domine en effet son frère. Elle parle de lui comme s'il n'était pas là, c'est-à-dire à la 3è personne du singulier. De plus, elle monopolise la parole. Alors qu'Oreste a "tout à lui dire", elle lui répond : "Tais-toi". Au lieu d'échanger leurs expériences (ils ne se sont pas vus depuis 20 ans), elle ne pense qu'à leur but commun, c'est-à-dire le crime.

Electre tente déjà de convaincre Oreste qu'il doit commettre le crime : "sa maternité n'est qu'une complicité qui nous lie". La complicité fait référence à ce crime. Tous deux sont liés par le sang, c'est pourquoi ils doivent venger la même cause. Il s'agit d'une référence au mythe des Atrides en général, où chaque génération venge la précédente.

Pour finir, ce passage laisse entendre la fin de la pièce : "te rendre orphelin d'elle". Electre va l'obliger à commettre le crime.

II. Le mythe des Atrides

a) L'amour du père

Electre éprouve de l'obsession pour son père, comme le montre l'anaphore "j'aime". Il s'agit d'un sentiment amoureux plutôt qu'une relation qu'il existe entre une fille et son père.

Elle lui attribue sa naissance. "son cerne de futur père", qui décrit la fatigue d'une mère avant l'accouchement. Elle transpose les caractéristiques de la femme enceinte à son père. Il passe pour celui qui l'a mise au monde. "cette surprise qui remua" qui s'apparente aux mouvements d'un enfant dans le ventre de sa mère. Quant à la "maigreur de neuf mois", elle correspond à l'épuisement dû à la création d'Electre. Elle déplace les souffrances de la mère sur le père. D'autre part, elle fait croire qu'il est le seul à s'être réjoui de sa naissance : "le sourire paternel".

Elle accepte, et même admire, chez son père, ce qu'elle reproche à sa mère. En effet, elle n'accepte pas que celle-ci est un amant, alors qu'elle nomme des "consolations", les adultères de son père.

b) La haine de la mère

Au début et à la fin du passage, les termes "mère" et "haine" sont associés. Oreste lui demande pourquoi elle hait à un tel point sa mère. Elle ne répond pas directement : elle dit seulement qu'elle aime son père. Cela signifie qu'elle considère sa mère comme une rivale. Il s'agit du complexe d'Electre.

Elle emploie des termes très dépréciatifs pour sa mère : "c'est la jalousie et la peur". En fait, elle plaque sur sa mère les sentiments qu'elle-même éprouve à son égard.

Conclusion

Dans cette scène, il n'y a qu'une seule réplique du mendiant. Il est omniscient. Il est le témoin de la scène, au même titre que les spectateurs. Son analyse lui permet d'anticiper la suite.

Ce passage est révélateur du complexe d'Electre et de ses intentions. Il s'agit d'une scène de conditionnement : elle empêche Oreste de parler, de bouger ... Elle l'isole des autres informations qu'il pourrait avoir, et de sa mère en conséquence. Elle le marginalise, afin de le pousser au crime. Elle réinvente sa naissance, ce qu'Oreste ne peut pas contester, puisqu'il n'était pas né. Le tempérament d'Electre déteint sur son frère. Ce passage justifie donc le fait que ce soit Oreste qui commette le crime. En effet, Giraudoux ne peut plus utiliser l'argument de la femme faible, celui des écrivains grecs. Il crée donc une raison psychologique.