Rousseau, Les Confessions - Livre III: Autoportrait

Commentaire en deux parties.

Dernière mise à jour : 06/05/2023 • Proposé par: objectifbac (élève)

Texte étudié

Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse concevoir la manière ; un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu. Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir mon âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide ; il faut que je sois de sang-froid pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferais une fort jolie conversation par la poste, comme on dit que les Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris, je dis : " Me voilà. "

Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’ attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement, et après une longue et confuse agitation. N’avez-vous point vu quelquefois l’opéra en Italie ? Dans les changements de scènes il règne sur ces grands théâtres un désordre désagréable et qui dure assez longtemps ; toutes les décorations sont entremêlées ; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait peine, on croit que tout va renverser : cependant, peu à peu tout s’arrange, rien ne manque, et l’on est tout surpris de voir succéder à ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre est à peu près celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j’avais su premièrement attendre, et puis rendre dans leur beauté les choses qui s’y sont ainsi peintes, peu d’auteurs m’auraient surpassé.

Rousseau, Les Confessions - Livre III

Rousseau, écrivain du XVIIIème siècle, écrivit Les Confessions, une autobiographie. Ce genre était tout à fait inhabituel pour l’époque. Rousseau souhaite donc, entre autres, établir son autoportrait, comme il le dit dans le pacte autobiographique : "je souhaite peindre un homme dans toute la vérité de sa nature, et cet homme, ce sera moi". Le passage étudié constitue véritablement cet autoportrait. Il intervient alors que Rousseau, âgé de 17 ans, a été évalué par un ami de Mme de Warens, M. d’Abonne. Celui-ci rend un verdict sans appel : il s’agit d’un "garçon de peu d’esprit, sans idées, presque sans acquis, très borné en un mot à tous égards". Cette description ne correspond pas du tout à l’écrivain de talent que nous connaissons. L’auteur tente donc d’expliquer pourquoi ce premier jugement est si négatif. Il nous explique d’abord les raisons psychologiques de cette lenteur d’esprit en nous exposant la dualité de sa personnalité. Il nous expose ensuite les conséquences de ce caractère en tant que créateur.

I. Une personnalité contradictoire, mais exceptionnelle

a) Une vivacité des sentiments, une lenteur d'esprit

Rousseau définit d’emblée sa personnalité comme étant le résultat de deux caractères bien différents : "on dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent pas au même individu". Il se caractérise, d’une part, par la vivacité de ses sentiments, d’autre part, par sa lenteur d’esprit.

Ces deux aspects s’opposent : "un tempérament très ardent, des passions vives, impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées et qui ne se présentent jamais qu’après coup". Il s’agit d’une antithèse dont les termes sont symétriques : aux trois termes définissant ces émotions s’opposent trois expressions désignant son esprit. De plus, la première partie a un ton ascendant, alors que la deuxième est plus lente, plus laborieuse. Cette phrase est donc une transcription littéraire de la personnalité de Rousseau : l’impétuosité des sentiments opposés à la lenteur d’esprit. Rousseau veut donc faire comprendre à son lecteur sa personnalité en la décalquant sur son écriture.

Pour confirmer cette dualité, il forme ensuite un réseau d’antithèses : "Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient emplir mon âme ; mais au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit." "Je sens tout et je ne vois rien", "je suis emporté mais stupide". On voit apparaître une nouvelle nuance, un lien de ca

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