Qu'est-ce que la valeur d'une oeuvre d'art ?

Dissertation entièrement rédigée en deux parties :
I. La valeur marchande d'une œuvre est souvent déconnecté du jugement esthétique,
II. La valeur attribuée à une œuvre d'art est même en vérité toujours subjective

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: bac-facile (élève)

Introduction

Avant de nous demander ce qu'est la valeur d'une œuvre d'art, il convient au préalable de nous interroger sur le concept d'œuvre, qui suscite une première interrogation. L'étymologie du mot " œuvre " (opera en latin) signifie travail ou activité. Or, tout travail mérite salaire, bien que nous soyons impulsivement tentés d'extraire l'aspect lucratif inhérent à ce concept. Nous serons ainsi amenés à considérer dans un premier temps cet aspect financier constitutif de la valeur d'une œuvre d'art. Par là-même nous constaterons que cette valeur marchande est souvent faussée par des critères qui ne devraient pas intervenir dans un véritable jugement esthétique. Nous montrerons par la suite que la valeur attribuée à une œuvre d'art est toujours subjective, malgré tous les efforts qui tentent d'attribuer une valeur objective à l'œuvre d'art.

I. La valeur marchande d'une œuvre est souvent déconnecté du jugement esthétique

L'Art, de par sa majuscule que nous lui conférons volontiers, suppose déjà la grandeur. Si nous considérons l'art par rapport à la diversité de ses productions au fur et à mesure des siècles, il est illimité : les oeuvres d'art sont trop nombreuses pour être dénombrées. Cette production d'oeuvres dure depuis toujours et ne s'achèvera sans doute jamais : elle constitue une succession de strates empilées à travers l'histoire. L'ensemble des oeuvres d'art forme un vaste champ de culture transmis et conservé de générations en générations. Cette culture artistique prend de la valeur à mesure qu'elle résiste à l'épreuve du temps. Au bout de plusieurs générations, les oeuvres d'art sont conservées précieusement, restaurées si besoin est. L'art doit être gardé; il a besoin d'un cerbère, d'un conservateur de musée, d'un vaste lieu pour être consommé afin de garantir au marché de l'art sa valeur.

Lorsqu'une œuvre rentre dans un musée, sa pérennité est assurée, et conséquemment sa valeur aussi. La valeur de l'œuvre d'art réside donc dans sa conservation, car ce qui est mort préserve une existence par le biais de l'œuvre; celle-ci assure la pérennité de son objet. Comme le résume Nietzsche dans Humain, Trop Humain, " l'art assume accessoirement la tâche de conserver, et aussi de raviver ça et là certaines idées éteintes, décolorées; il tresse, quand il s'acquitte de cette tâche, un lien enserrant diverses époques, et il en fait revenir les esprits ". L'œuvre digne de ce nom grave des sillons dans notre mémoire. L'œuvre d'art a de la valeur en tant qu'elle marque l'histoire de son estampille.

N'y a-t-il que la conservation de l'oeuvre d'art qui ait de la valeur ? Quel autre critère rentre en considération ? Ce n'est certainement pas sur le matériau qu'il faut juger la valeur de l'œuvre : une peinture exécutée sur un morceau de bois par exemple peut atteindre plus de valeur qu'une immense sculpture en bronze. En exposant un urinoir dans un musée, Marcel Duchamp a montré que la valeur de l'œuvre d'art ne résidait pas nécessairement dans la qualité de l'objet mais plutôt dans son lieu de présentation. La valeur ne dépend plus de l'œuvre-t-elle-même, mais devient le support de spéculations dialectiques hasardeuses susceptibles de fixer un prix exorbitant sur une croûte ! C'est la raison pour laquelle, selon Thomas Mann dans Mort à Venise, " il est bon assurément que le monde ne connaisse que le chef-d'oeuvre, et non ses origines, non les conditions et les circonstances de sa genèse; souvent, la connaissance des sources où l'artiste a puisé l'inspiration pourrait déconcerter et détourner son public et annuler ainsi les effets de la perfection. " Ainsi, la valeur de l'œuvre d'art dépend souvent de facteurs externes qui ne devraient pas rentrer en ligne de compte. En fait, notre vision des choses, ou plus précisément notre goût, est opprimé par un certain nombre de facteurs. Notre goût est façonné par les critères de l'époque au sein de laquelle émerge l'œuvre d'art. Qui aurait cru - au XIXème siècle - que les tableaux de Van Gogh atteindraient des valeurs inestimables ?

II. La valeur attribuée à une œuvre d'art est même en vérité toujours subjective

La valeur marchande d'une œuvre d'art se substitue à sa valeur esthétique intrinsèque. Car le terme de " valeur " ne signifie pas uniquement le " caractère mesurable en tant que susceptible d'être échangé ", mais désigne aussi et surtout une " qualité estimée par un jugement ". Ce jugement (le jugement esthétique) est trop souvent entravé par le cercle vicieux de l'intérêt, et il convient de nous en retrancher si nous voulons réellement saisir le sens ultime de la valeur d'une œuvre d'art. Car, comme l'affirme Kant dans la Critique de la Faculté de Juger : " Un jugement sur la beauté dans lequel se mêle le plus léger intérêt sensuel ou moral est très partial, et ne peut être un jugement de goût pur. " En effet, si nous jugeons l'œuvre d'art par rapport à ce qu'elle nous apporte individuellement, nous refermons la porte de l'art qui est une constante progression vers l'universel. L'œuvre d'art n'a pas de valeur. Elle est une recherche continuelle de l'esprit vers l'oubli de soi au profit d'un absolu intérieur. L'art est un miroir qui nous offre le portrait de l'âme universelle. Dans la préface des Contemplations, Victor Hugo interroge son œuvre en ces termes : " Est-ce donc la vie d'un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis. La destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent " moi ". Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi. " L'art est le chemin qui mène vers la sagesse, et toute valeur attribuée à l'œuvre d'art n'est qu'une vulgarisation qui l'entrave dans sa constante progression. La valeur véritable n'est elle pas synonyme d'une constante progression, une quête de l'esprit vers un absolu ? Des moines tibétains construisent pendant plusieurs semaines un mandala, puis le détruisent lorsque celui-ci est achevé. L'œuvre d'art n'est pas faite pour perdurer, mais pour évoluer intérieurement. L'œuvre d'art transcende toute valeur et tout prix...

Mais, là encore, nous suivons l'otique kantienne, qui ne conçoit qu'une seule et unique beauté, et allègue que " le beau plaît universellement, sans concept. ". Une telle conception paraît un peu désuète, surtout à une époque dans laquelle nous tendons vers l'individuation : chacun se cherche à travers ses propres critères, et le goût n'est plus reconnu par rapport à sa conformité à une conception préétablie du Beau, mais plutôt par rapport à la marginalité de son propre jugement. Aujourd'hui, je peux tout à fait ne pas aimer un chef-d'œuvre d'une grande valeur - par exemple La Joconde - et me pâmer devant un Eugène Carrière qui n'a pas la valeur qu'il mérite. Comme dit le proverbe, " on ne discute point des goûts et des couleurs ", car ils dépendent de chacun. Une œuvre d'art réussie pour l'un peut être considérée comme une croûte par l'autre, indépendamment de tout jugement esthétique ou financier. Dès lors, qu'est ce qui fait véritablement la valeur d'une œuvre d'art ?

L'œuvre d'art nous plonge dans un monde beaucoup plus étendu que le monde réel, et c'est cela qui fait sa valeur. Elle nous susurre des mots, nous fait ressentir des émotions ; elle nous ouvre les portes du chaos de l'imaginaire, qui suscite un domaine dépassant très largement notre entendement. " Qui regarde au-dedans de soi-même comme à l'intérieur d'un immense univers et porte en soi des voies lactées, sait combien irrégulières sont toutes les voies lactées : elles conduisent jusqu'au fond du chaos et du labyrinthe de l'existence. " (Le Gai Savoir) Il nous faudra partir du constat de Nietzsche pour montrer que tout créateur extériorise ce qui est au-dedans de lui-même, et s'évertue à dévoiler l'étendue. Le créateur sans cesse traversé par mouvements internes intraduisibles par des mots; Apollon et Dionysos sont les dieux qui dévoilent le mieux l'agitation intérieure du créateur, rongé en même temps par la mesure et la démesure, par la forme et l'informe, bref, par tout ce qui génère du chaos. Et " il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse ".

Conclusion

La valeur de l'œuvre d'art dépend donc de sa capacité à nous confronter aux innombrables contradictions internes à l'art. L'art est une perpétuelle scène de ménage entre deux extrêmes : du fini dans l'infini, un prénom dans l'innommable, un éternel va et vient entre le dehors et le dedans. Il détient le pouvoir de faire surgir le mouvement de ce qui est inerte. C'est du chaos du sens que naît le sens. C'est de l'informe que naît la forme. L'art est un noeud où tous les fils de la vie se rattachent. Lorsqu'on veut abolir toutes ces contradictions, l'art s'enfuit. L'œuvre d'art n'est que vestige, une trace suspendue en dehors de toute trace; une trace qui disparaît en surgissant ; un fantôme, une porte ouverte, un rayon de soleil dans une pièce vide; sa lumière vient du dehors, mais nous éclaire du dedans, et cette lumière est sa valeur...