Apollinaire, Alcools - Marie

Commentaire en trois parties :
I. La structure du poème,
II. La temporalité : passage et pérennité,
III. L'art d'Apollinaire

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: chewif (élève)

Texte étudié

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C'est la maclotte qui sautille
Toute les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux

Les brebis s'en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d'argent
Des soldats passent et que n'ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s'en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s'écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

Apollinaire, Alcools - Marie

Introduction

Comme " Zone" et comme " Le Pont Mirabeau", "Marie" (écrit en 1912) est un poème de fin d'amour, inspiré par la rupture d'Apollinaire avec la jeune peintre Marie Laurencin. Mais le poète y mêle aussi, dans les deux premières strophes, des réminiscences d'un amour de jeunesse éprouvé pour une autre Marie, à Stavelot en Belgique, alors qu'il avait dix-neuf ans.

Nous nous attacherons d'abord à la structure du poème : l'étude de la succession des strophes montre que l'évocation de l'histoire d'amour commence par la rupture ; puis elle remonte jusqu'à sa naissance pour suivre ensuite son évolution jusqu'à sa fin. On a ainsi une composition en boucle refermée qui unit étroitement la fin et le début.

La temporalité constituera le deuxième acte de notre lecture. Nous verrons que tel "Le Pont Mirabeau", mais aussi tel "Mai" (poème rhénan écrit en 1901-1902), " Marie" traite du passage du temps et du passage des sentiments ; nous étudierons également ce qui s'oppose à ce passage, la pérennité (= l'éternité) de la peine.

Enfin, nous examinerons la vision et l'écriture apolliniennes dans leur spécificité : l'interpénétration de l'histoire individuelle et de l'histoire du monde ; le recours aux images ; un grand souci de musicalité.

I. La structure du poème

Rupture, naissance, évolution, rupture

Dans ce poème, l'évocation de l'histoire d'amour commence par la fin. La première strophe s'achève sur une absence, celle de la femme aimée, Marie (dont le nom donne au poème son titre, mêlant ainsi ses deux inspiratrices). Mais cette absence n'est pas dite, elle n'est que suggérée par l'interrogation, abrupte et angoissée du jeune homme : "Quand donc reviendrez-vous Marie" (v. 5).

La deuxième strophe évoque, pour sa part, les débuts de l'amour, lors d'un bal masqué. C'est un amour délibéré ("Oui je veux vous aimer", v. 9) ; il ne s'engage pas à fond ("mais vous aimer à peine", v. 9); il se savoure comme une friandise ("Et mon mal est délicieux", v. 10).

La troisième et la quatrième strophe marquent l'incertitude : celle du protagoniste (le jeune homme qui dit «je») sur ses propres sentiments (« (...) que n'ai-je / Un coeur à moi ce coeur changeant / Changeant », v. 13-15) ; incertitude aussi à l'égard de la jeune femme («Sais-je où s'en iront tes cheveux / Et tes mains», v. 18-19) ; incertitude enfin quant au devenir des «aveux» (v. 20) d'amour qui. telles les feuilles mortes, «jonchent» (v. 20) l'automne.

Enfin, la cinquième strophe exprime la peine du jeune homme: «Le fleuve est pareil à ma peine / Il s'écoule et ne tarit pas» (v. 23-24) et son impatience devant l'absence de la jeune femme : «Quand donc finira la semaine» (v. 25).

Une composition en boucle fermée

Ce poème commence donc par la fin de l'histoire qu'il évoque ; puis il en retrace chronologiquement les étapes, depuis la naissance de l'amour jusqu'à la divergence des sentiments dans le couple : la femme s'en va, l'homme la regrette. Ainsi, l'interrogation qui clôt la première strophe : "Quand donc reviendrez-vous Marie" v. 5), fait logiquement suite à celle sur laquelle s'achève le poème: " Quand donc finira la semaine" (v. 25).

On est alors en droit de parler de composition en boucle fermée ou circularité : c'est un schéma fréquent de l'écriture apollinienne, celui par lequel le début d'une oeuvre s'articule, logiquement et chronologiquement. à son dénouement.

II. La temporalité : passage et pérennité

Passage du temps, passage des sentiments

Dès ses deux premiers vers :
[i]Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère grand[/i]

le poème s'inscrit dans le temps, c'est-à-dire dans un mouvement irréversible où tout passe. Apollinaire y évoque deux moments éloignés de la vie de Marie, son passé de " petite fille", son avenir lointain de «mère grand» (= grand mère). L'interrogation dans la reprise du verbe («Vous y dansiez, «Y danserez-vous»), marque dès le début l'incertitude, donc la fragilité caractérisant les entreprises et les projets humains.

La strophe 2, qui évoque un moment de parfait bonheur, est située, exceptionnellement, hors du temps, ce qui est
significatif. Le poète fait revivre sous nos yeux le bal masqué et l'aveu qui appartiennent en fait au passé. L'emploi du présent accentue l'aspect intemporel de la scène, en l'absence de toute image suggérant le passage.

Au contraire, dès la strophe 3, les deux cortèges - « Les brebis s'en vont dans la neige» (v. 11), «Des soldats passent» (v. 13) - évoquent, de manière figurative, le lent cheminement qui altère les sentiments et mène l'être humain vers sa vieillesse.

De même, la double interrogation de la strophe 4 exprime le passage de l'amour et la divergence du chemin des amants :
[i]Sais-je où s'en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l'automne
Que jonchent aussi nos aveux[/i] (V 18-20).

Ces vers s'inscrivent dans le cycle immuable des saisons, fondé sur le passage. L'automne y est associé implicitement.

Pérennité de la peine

En revanche, la dernière strophe qui explicite le passage: « Je passais au bord de la Seine» (v. 21). exprime l'idée plus complexe.. C'est celle de la pérennité des sentiments, de la peine en particulier qui, paradoxalement. passe et demeure entière: "Le fleuve est pareil à ma peine / Il s'écoule et ne tarit pas" (v. 23-24).

Ce concept apparaît comme une hyperbole (= une exagération expressive) de celui de la permanence que l'on trouve dans « Le Pont Mirabeau» et dans « Mai ». Dans un autre poème, Apollinaire, pour exprimer la pérennité de la peine, a recours à l'image des Danades : selon la mythologie gréco-latine, ces jeunes femmes, condamnées à verser de l'eau dans un tonneau sans fond, expient pour l'éternité le meurtre de leurs époux

Ici, comme à la strophe 4 à propos de l'automne. Apollinaire inscrit le destin de l'amant (sa peine sans fin) (dans un ordre universel et naturel (le cours du fleuve intarissable).

III. L'art d'Apollinaire

L'interpénétration de l'histoire individuelle et de l'histoire du monde

Nous avons vu comment Apollinaire inscrit son histoire d'amour dans le cycle des saisons et rattache son destin d'amant à l'ordre universel de la nature. Inversement, nous allons étudier comment il enrichit l'univers relativement limité de la poésie élégiaque en y faisant entier le monde entier.

Il introduit d'abord la nature dans ce poème. Elle est représentée par les saisons (l'hiver : "la neige", v. 17 ; "l'automne», v. 19) et par les forces naturelles (la " mer", v. 17 ; "Le fleuve", v. 23).

Il y introduit ensuite la culture. C'est d'abord la culture populaire avec "la maclotte" (v. 3) qui est une danse populaire belge, puis avec "Les masques" et "la musique" du bal masqué (v. 6-7), issus de la tradition du carnaval. C'est ensuite une culture plus savante avec le "livre ancien" du vers 22. Simultanément. "la maclotte" puis "la Seine" (v. 21) connotent des lieux de culture: la Belgique, Paris.

Les images

Les images sont une autre façon d'enrichir l'élégie. Considérons d'abord la double métaphore des vers 11-12 :
[i]Les brebis s'en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d'argent[/i]

Apollinaire y part d'une impression visuelle : celle du blanc ("Les brebis") sur du blanc ("la neige"). Dès lors, il englobe dans un même syntagme ("Flocons de [...] et ceux d[e] [...]") la laine et la neige. L'expression "Flocons de laine" est une métaphore, puisque Flocons y fait image, suggérant la ressemblance de la laine à la neige (les brebis sont implicitement comparées à des flocons). En revanche. quand il évoque la neige, Apollinaire emploie le terme approprié "Flocons", relayé par "et ceux" ; c'est la substitution d'"argent" à "neige" qui crée la métaphore, selon une association que l'on retrouve aussi dans "La Chanson du Mal-Aime".

Aux vers 16-17. la comparaison :
[...] [i]tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne[/i]
dérive d'une analogie: les très petites ondulations des cheveux («crépus») font penser aux ondulations de la mer se couvrant de vagues écumeuses ou "moutons". Par ailleurs, le cliché "mer qui moutonne", se trouve renouvelé par la proximité des «brebis» du vers 11. Celles-ci étaient associées à un thème du passage des sentiments, comme le sont ici les cheveux comparés à la "mer qui moutonne".

La musicalité

La musicalité apparaît dans le rythme, les allitérations et le débordement de la phrase sur le vers.

Les premiers vers du poème imitent, par exemple, le rythme de «la maclotte qui sautille» (v. 3) selon un schéma qui répartit les accents sur la première, la quatrième, la sixième et la huitième syllabe :
Tòutes les clòches sònnerònt (v. 4).

Le dernier octosyllabe, porteur de l'interrogation essentielle, paraît au contraire allongé :
Quand dònc reviendrez-voùs Marìe (v. 5)
ce qui traduit l'accablement du jeune homme esseulé.

La deuxième strophe, consacrée à une fête presque onirique (= de rêve), où la musique joue un grand rôle, est marquée par une allitération en [si], [z], [i] (v. 6 à 8) :
[i]Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu'elle semble venir des cieux[/i]

L'effet de douceur est renforcé par la diérèse à la rime (v. 6 et 10) qui ralentit la diction du vers, et accompagne l'allongement du vers 9 :
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
seul alexandrin dans un poème composé d'octosyllabes, et porteur du message d'amour.

Enfin, les strophes 3 et 4, consacrées au passage du temps et des sentiments, et déjà proches par les images, sont marquées par le débordement de la phrase sur le vers et sur la strophe. La phrase déborde d'abord sur le vers:
[i][...] et que n'ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant [...][/i] (v. 15-16).

puis elle déborde sur la strophe :
[i][...] et puis encor que sais-je
Sais-je où s'en iront tes cheveux[/i] (v. 15-16).

Cette inadéquation de la phrase et du vers assure une grande fluidité à la diction du vers ; elle donne une impression de rapidité, que renforcent les répétitions (" changeant / Changeant", " sais-je / Sais-je"), comme pour suggérer aussi la rapidité des changements dans les sentiments humains.

Conclusion

Poème de fin d'amour, "Marie" est une oeuvre élégiaque marquée par une tristesse diffuse émanant des thèmes abordés : le passage du temps et l'altération des sentiments humains. Poème de tradition lyrique, il utilise une strophe et un mètre semblables à ceux de "La Chanson du Mal-Aimé" : le quintil (= cinq vers) d'octosyllabes (octo = huit). Mais c'est aussi un poème moderne, systématisant la juxtaposition des scènes dans le temps et l'espace. Par ce trait, constitutif de son écriture, le poète Apollinaire se montre proche des peintres cubistes (Picasso, Braque) dont il est devenu l'ami et dont il défend l'esthétique : la juxtaposition d'un très grand nombre de points de vue sur la même personne (chez Picasso, la représentation d'un visage de face et de profil dans un seul portrait).

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