Voltaire, Le Dictionnaire philosophique - La torture

Fiche en trois parties : I. Un sujet abordé sous cinq angles différents, II. Dénonciation, III. Tonalité du texte

Dernière mise à jour : 16/03/2021 • Proposé par: zetud (élève)

Texte étudié

Les Romains n'infligèrent la torture qu'aux esclaves, mais les esclaves n'étaient pas comptés pour des hommes. Il n'y a pas d'apparence non plus qu'un conseiller de la Tournelle regarde comme un de ses semblables un homme qu'on lui amène hâve, pâle, défait, les yeux mornes, la barbe longue et sale, couvert de la vermine dont il a été rongé dans un cachot. Il se donné le plaisir de l'appliquer à la grande et à la petite torture, en présence d'un chirurgien qui lui tâte le pouls, jusqu'à ce qu'il soit en danger de mort, après quoi on recommence; et, comme dit très bien la comédie des Plaideurs: « Cela fait toujours passer une heure ou deux.»
Le grave magistrat qui a acheté pour quelque argent le droit de faire ces expériences sur son prochain, va conter à dîner à sa femme ce qui s'est passé le matin. La première fois madame en a été révoltée. à la seconde elle y a pris goût, parce qu'après tout les femmes sont curieuses; et ensuite
la première chose qu'elle lui dit lorsqu'il rentre en robe chez lui: « Mon petit cœur, n'avez-vous fait donner aujourd'hui la question à personne ? »
Les Français, qui passent, je ne sais pourquoi, pour un peuple fort humain, s'étonnent que les Anglais, qui ont eu l'inhumanité de nous prendre tout le Canada, aient renoncé au plaisir de donner la question.
Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées. et combien de processions il avait vues passer le chapeau sur la tête
Ce n'est pas dans le XIIIe ou dans le XIVe siècle que cette aventure est arrivée, c'est dans le XVIIIe.

Voltaire, Le Dictionnaire philosophique - La torture

Introduction

François Marie Arouet, ou Voltaire, philosophe et écrivain du siècle des Lumières est un auteur engagé qui lutte contre les attitudes révoltantes de son époque. Il publie en 1769 le Dictionnaire philosophique portatif dont nous allons étudier un extrait.
La notion de dictionnaire est nouvelle pour le XVIIIème, cela faisait parti de la philosophie des Lumières qui recensait les connaissances. Cela permet d'échapper à la censure, cela s'adresse à tout le monde, c'est efficace l'article est de longueur modérée. Les articles ne sont pas neutres, certains prennent la forme de pamphlet. L'enjeu du texte est la dénonciation de la torture, pratique courante et banale du XVIIIème, elle était cautionnée par l'Eglise. C'est cette notion que Voltaire dénonce ici.

I – Un sujet abordé sous six angles différents



Dans la manière de procéder, Voltaire use d’une forme surprenante. En effet, les six paragraphes n’ont rien à voir entre eux. Malgré le sujet connu, chaque paragraphe est abordé différemment. Dans le premier §, il y a un parallèle entre l’antiquité et la pratique de la torture à Paris au XVIIIe siècle. Ce parallèle permet de montrer l’absurdité de leurs actes actuels. Ceci montre que c’est à son époque grâce au « conseiller de la Tournelle ». Le côté officiel de ces pratiques est montré par les termes suivants : « grande et petite torture », « chirurgien ». On passe du domaine officiel au privé dans le second paragraphe. La présence de sa « femme », « juste avant le dîner », la conversation familière nous montre que l’on se trouve à son domicile. Dans le troisième paragraphe, on arrive à une généralisation sur le comportement des Français avec une comparaison avec les Anglais qui ont renoncé à la torture. On en vient aussi à parler de l’inhumanité. Puis pas de transition avec le § 4. On a une anecdote qui est un exemple d’actualité : on connaît les causes de son accusation, ce qu’il a subi. Puis dans le § 5, on passe à un élargissement plus historique et géographique.

La torture est utilisée comme châtiment et comme moyen de faire avouer (§ 2-4). L’effet produit sur le lecteur est une surprise, qui permet de ne pas le lasser. Cela le choque aussi et l’amène à réfléchir et réagir.

II – Dénonciation

En soulignant que les romains torturaient les esclaves, Voltaire montre que malgré la différence d'époque, la justice n’a pas évoluée depuis l’antiquité. Au-delà de cette absence de progrès, il dit qu’en rabaissant l’être humain on peut alors le torturer. La justice déshumanise. En principe le rôle du chirurgien est de sauver des hommes or il est ici dénoncé comme complice, car il les sauve pour qu’ils soient de nouveau torturés. On a donc un détournement de la torture lorsqu’il dit : « il se donne ». Il le fait donc par sadisme.

Dans le second paragraphe, la dénonciation porte sur les magistrats. Il lui dit qu’il ne se rend pas compte de ses actes. Ceci devient un sujet de conversation banal, qui paraît ne plus choquer et qui permet de se détendre. Voltaire a donc relancé sans arrêt cet intérêt. Dans le troisième, « inhumanité » est mis en rapport avec « fort humain » ainsi que les Français ont une apparence usurpée car ils se croient fort humain alors qu’ils sont inhumains et que ce ne sont pas les Anglais qui sont inhumains en raison du soi-disant vol du Canada. Voltaire souligne le contraire de la réalité. Dans le quatrième, la critique porte sur la disproportion entre les chefs d’accusation et la sentence. D’autant plus qu’ils insistent sur les circonstances atténuantes : sa jeunesse , ses origines familiales, son esprit et sa grande espérance. Le relancement ininterrompu de la phrase permet d’insister sur son innocence. Il nous montre aussi la barbarie à l’état pur et insiste sur l’absurdité. Dans le § 5, il dénonce la barbarie de la France par rapport au Moyen-Age qui le fut déjà énormément. Il utilise « cruelle » pour qualifier la France. Enfin dans le dernier paragraphe, il emploie un terme plus fort : la France est « barbare ».
Il valorise la Russie en parlant de personnages antiques : le Roi Minos de Crète, le Roi Numa et le législateur athénien Solon. En effet l’impératrice a fait mieux qu’eux en abolissant la torture. Les Français qui se voient satisfaits d’eux ne voient pas leur absurdité. Ceci a pour but de provoquer une réaction d’indignation, sans qu’il intervienne souvent personnellement. Le procédé essentiel est l’ironie.

III – Tonalité du texte

1) Ironie

Voltaire donne une apparente légèreté du ton pour parler de choses graves. Par exemple, « cela fait passer 1 heure à 2 ». La torture est ici banalisée et donc en contradiction avec la réalité. Ceci crée un effet de chute. De même que, « Mon petit cœur…personne ? ». Il y a une opposition entre petit cœur et la question. Il y a une disproportion. Dans le cinquième paragraphe également il utilise plusieurs petites relatives pour raconter des petits faits. Alors que la dernière phrase fait chuter le tout avec quelque chose de grave et d’important.

2) Effet de décalage

Dans le troisième paragraphe lorsqu’il parle du décalage entre Français et Anglais qu’ils qualifient d’inhumains, ils soulignent bien l’opposition en qualifiant les autres d’inhumains pour montrer l’inverse de la réalité. Il remet en cause l’idée qu’il avait de la France.

Conclusion

Le texte de voltaire s'inscrit dans la lutte des philosophes du siècle des lumières contre certaines pratiques des dirigeants de la société. Il vise à critiquer la torture de façon à obtenir son abolition (1780). Sa manière de procéder est caractéristique. Il parle légèrement de la torture. Cette façon de varier les approches du sujet et de le banaliser fait que le lecteur est surpris. Il s’adresse à l’imagination, à la sensibilité et amène le lecteur à tirer sa propre conclusion. Il essaye de toucher les Français par leur orgueil en leur montrant qu’ils se comportent toujours de manière obscure.