Nietzsche, Humain, trop humain: besoin et travail

Fait par l'élève. Le corrigé complet. Note obtenue : 16.

Dernière mise à jour : 15/09/2021 • Proposé par: marech (élève)

Texte étudié

«Le besoin nous contraint au travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui ne doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.»

Nietzsche, Humain, trop humain - I §611

Le texte proposé est de Nietzsche qui est un philosophe du soupçon. Il nous fait réviser nos conceptions sur nous-mêmes, sur le sens que nous donnons à notre activité, sur notre rapport au monde et aux autres. Quel est le sens du travail ? Pourquoi travaillons-nous ? Le texte commence de façon conventionnelle. Le rapport du travail au besoin n’a rien d’original. A cause de la rareté, l’homme s’est mis à travailler, mais comme il n’est pas autosuffisant, il a besoin des autres membres de la société pour satisfaire tous ses besoins, d’où la division du travail et par suite de cela l’échange s’est instauré comme prélude au commerce. L’activité économique devient le moteur et le critère de la bonne santé d’une société grâce au travail fourni par la population active, grâce à l’accroissement de la productivité et de la consommation. Le travail devient source de richesse selon les économistes libéraux et une valeur fondamentale de la société capitaliste. C’est devenu l’objectif principal de toute formation et de toute éducation ; Il y a un conditionnement au travail. On prépare les jeunes à la vie active. Le but sera de trouver un travail intéressant afin d’obtenir une rémunération qui permette d’acquérir un statut social et de fonder un ménage qui consomme et qui a des besoins. On entre dans le cycle travail-besoin. Le travail qui est initialement utile à la vie est devenu une valeur négative. Il est synonyme de peine, de souffrance et d’exploitation. Par une aberration propre à la psychologie de l’homme qui n’est pas à une contradiction près, on se met à valoriser le travail dans une hypothétique réalisation de soi. Travail et devoir se trouvent associés On ne travaille plus pour vivre mais pour travailler.
La suite du texte va se concentrer sur la transformation de l’homme par son activité. Il ne pourra plus se passer du travail. Il devient un enragé du travail. Les pauses et les loisirs vont l’ennuyer. Il ne peut plus rester inactif ; Il ne travaille plus pour satisfaire des besoins, mais pour échapper à l’ennui. Le travail est devenu une habitude.
Une alternative à cette situation d’enlisement sera l’invention d’une autre activité qui n’aura pour but que d’apaiser le besoin de travailler. Ce sera le jeu.
Une dernière étape que l’auteur appelle le troisième état n’est pas bien précisée, mais qui serait au jeu ce que planer est à danser, c’est la vision de bonheur des philosophes et des artistes.
Que constate-t-on ? L’homme ne s’arrête plus. Il a perdu la conscience de la réalité. Il ne se maîtrise plus. C’est l’ivresse du jeu et au-delà, c’est planer. Quel genre de travail est-ce ce dernier état ?

« Le besoin nous contraint au travail »…C’est une Lapalissade. On ne peut pas vivre dans la société actuelle sans travailler, à moins de vivre aux crochets de la société. Dans ce dernier cas, il y a un prix à payer ; c’est l’exclusion. Le travail bien rémunéré apaise le besoin, or c’est le travail des cadres qui permet cette indépendance par rapport au besoin, mais pour la majorité des ouvriers le travail permet seulement de survivre. Il faut donc retourner au travail pour ne pas sombrer dans le chômage, pour ne pas être exclu de la société.
Les besoins varient suivant les gens, les progrès techniques, les périodes historiques et suivant les revenus. Nous pouvons distinguer à cette étape les désirs des besoins.

Le besoin n’est satisfait que momentanément. Il se réveille et de nouveau, il faut le satisfaire. On n’échappe donc pas au travail. Or le texte insinue qu’on s’habitue au travail. Qui est-ce qui s’habitue au travail ? C’est toujours le besoin qui pousse l’ouvrier à se lever chaque matin pour aller travailler. L’habitude au travail ne se comprend que par le rythme biologique qui fait qu’on s’habitue à se lever à telle heure et à accomplir les autres activités de la journée sans ressentir la contrainte sans même prendre conscience de sa situation. C’est l’aliénation dont parle K. Marx qui fait que l’ouvrier ne se sent lui-même qu’une fois sa journée est terminée et qu’il quitte le travail pour reconstituer ses forces dans la nourriture et le sommeil, c’est-à-dire au niveau biologique. La contrainte ressentie tous les jours pourrait être un signe d’inadaptation qui ne manquerait pas de se déclarer en névrose et en phobie du travail.

La catégorie des personnes qui sont intéressées par le travail qu’elles effectuent et qui trouvent un plaisir à aller travailler, cette catégorie s’habitue au travail et recherche le travail pour le travail, mais pourrait-on dire qu’elle dissocie le travail du besoin. C’est improbable ! En tout cas, ces personnes qui se sont ainsi identifiées à leur activité ressentent l’envie de retourner travailler. Si on ne pense pas au besoin, si on n’est pas harcelé par le besoin, c’est un signe que le salaire est déjà suffisant. On appartient donc à une catégorie favorisée.
Ainsi les pauses ne sont pas vécues comme une évasion du travail mais un repos nécessaire pour aller travailler ensuite. Pire, l’auteur utilise le terme d »’ennui », qui ne manque pas de survenir lorsque ces pauses durent un peu. Est-ce qu’on peut généraliser cela à la condition de travailleur ? Sûrement pas ! L’ennui est un luxe que ne peut se le permettre que celui qui est désoeuvré. Il faut avoir les moyens de s’ennuyer. Ceux qui peuvent se permettre d’être oisifs sont menacés par l’ennui. Ceci n’est pas la condition de l’ouvrier. Lorsque le loisir débouche sur l’ennui, on n’a plus d’imagination ; On a été conditionné au travail. On ne vit plus que pour ce travail. Le travail devient même déconnecté du besoin. Quelle différence existe-t-il encore entre l’homme et la machine ?
L’auteur fait ainsi du travail dans la société un nouveau besoin, un besoin qui vient s’ajouter aux besoins vitaux. La société a façonné un homme nouveau, un homo faber comme on dirait un homo sapiens. C’est une déformation de l’homme par le travail. Le travail qui est censé réaliser l’homme et accomplir ses potentialités s’avère d’après ce texte une dégénérescence et un mal inhérent au système. Le sens du travail est perdu. Quelle issue nous est-elle proposée ? Il n’y a pas d’issue ; C’est la fuite en avant.

« Pour échapper à l’ennui, l’homme travaille au-delà de la mesure de ses autres besoins ou il invente le jeu… » Nous avions dit que l’ouvrier n’a pas le temps de s’ennuyer. Par contre il s’habitue à travailler parce qu’il a souffert du besoin et qu’il ne voudrait plus se retrouver dans les situations de besoin ; quant à dire qu’il a besoin de travailler sinon il s’ennuie…, Nietzsche s’avance trop loin à mon avis. D’autre part, si on considère quelqu’un qui a perdu son travail et par suite de cette inactivité forcée, apparaît l’ennui ; cela est tout à fait compréhensible. L’ennui est le mal de l’existence. Il équivaut au non-sens.
L’ennui est un état psychique de lassitude qui est lié à un rapport au temps qui ne s’écoule plus que très lentement, trop lentement. C’est le vide ; on n’arrive plus à remplir le temps. Dans notre culture des loisirs et des congés payés, il est presque inconcevable de parler d’un ennui consécutif à des pauses ou des temps de repos. Il y a une autre vie après le travail. Notre société invente le jeu. Comprenons par là non seulement un amusement ou un divertissement qui veut échapper à l’ennui, mais une prise de risque où on cherche l’extrême en faisant des activités risquées comme la spéléo ou l’alpinisme ou encore le parapente etc…
Dans ce sens, N. considère la vie comme un jeu qui n’a aucune règle. Il faut savoir prendre des risques. La vie est une lutte, c’est un défi permanent. Il ne faut pas avoir peur ni de son côté tragique, ni de ses souffrances. Ainsi la passion du jeu vaut la peine d’être vécue parce qu’elle ouvre de nouveaux horizons, parce qu’elle consiste à vivre dangereusement, parce qu’elle est dépassement de soi.

Peut-on échapper à la spirale du besoin et du travail ? La dernière partie du texte laisse apercevoir une issue. »Celui qui est saoul du jeu et qui n’ a point par de nouveaux besoins de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état… »
Il y a une condition primordiale à tout cela ; il faut limiter les besoins. C’est ce que proposent les épicuriens. Mais Nietzsche exploite une frénésie du travailleur et du joueur, c’est qu’ils ne peuvent plus s’arrêter ni de travailler, ni de jouer. Le jeu, ce n’est pas le travail. Il faut que cela soit précisé. Or N. les associe. Pourquoi ? La réponse est que le travail n’est plus associé aux besoins matériels naturels ou artificiels. Ainsi le travail est dépouillé de son sens. Il est devenu un jeu. Le jeu ne répond plus qu’à un besoin tout autre, c’est le besoin de travailler pour travailler et non pour un salaire attendu ou pour payer son loyer. Le jeu va exiger la même concentration qu’au travail, mais sans la contrainte liée au travail. Alors que le travail est lié aux nécessités de l’existence, le jeu apparaît comme une libération de la nécessité par une sorte de magie qui efface tous les problèmes de l’existence. Ce n’est pas crédible car notre société travaille et s’amuse mais seulement lorsqu’elle a fini de travailler. C’est encore moins crédible, lorsque de l’ivresse du jeu, on débouche sur ce troisième état « qui est au jeu ce que planer est à danser »… On dirait que N. fait abstraction de toutes les difficultés en supposant qu’on pouvait se débarrasser du travail salarié et des besoins inhérents à l’existence en société et planer ainsi dans une excitation de l’imagination dans « la vision de bonheur des artistes et des philosophes. »
La fin du texte est une tirade poétique : »Celui qui est saoul du jeu… » On est sorti du cycle du besoin qui engendre de nouveaux besoins. On n’a plus de raison de travailler. Est-ce la retraite ? On peut se consacrer au jeu !... N. introduit des figures et des métaphores, celui qui plane, celui qui danse. .. La légèreté du danseur est une affirmation et un dépassement de soi.
« …l’alpha et l’oméga de ma sagesse c’est que tout ce qui pèse doit s’alléger, tout corps devenir danseur, tout esprit oiseau… » A.P.Z. C’est là que tout se métamorphose. La métamorphose est ce troisième état où se fait la transmutation des valeurs où on devient créateur de son destin et de l’avenir, où on devient visionnaire. C’est la vision de bonheur des artistes et des philosophes.

Dans ce texte, il s’agit de la valeur «travail ». La critique de N. consiste à sonder les concepts. Il s’agit de comprendre dans ce texte comment la vie peut engendrer des valeurs hostiles à la vie. La vie est lutte. Chacun se fait une carapace et une vision du monde où apparaissent des valeurs, des buts et des croyances qui sont déterminants pour chaque individu, afin qu’il se maintienne dans la lutte universelle. Quel est le monde vrai ? Est-ce le monde du travail ? Pour ne pas mourir de la vérité, n’adhère-t-on pas à l’illusion ou à l’erreur qui lui est contraire ? Est-ce pour cela qu’on a choisi le jeu ? Le troisième état est possible à l’artiste, à la culture esthétique qui fait bon usage de l’illusion pour la mettre au service de la vie. Dans ce troisième état, on oublie les nécessités de la vie, on plane, on vit dans ses illusions, c’est le bonheur des artistes et des philosophes. Je termine sur cette citation de N. « Avouer que la non-vérité est la condition de la vie, sans doute, c’est un terrible procédé pour abolir notre sentiment usuel des valeurs ; là où jamais il s’agit de ne pas mourir de la vérité que l’on a reconnue » (la volonté de puissance, II)