En quoi la conscience du temps qui passe a-t-elle une incidence sur le sens de l'existence ?

Corrigé complet. Note obtenue: 17/20 (Meilleure note de la classe).

Dernière mise à jour : 14/05/2021 • Proposé par: belizbe (élève)

Le mot « conscience » vient du latin cum scientia qui signifie « accompagné de savoir ». Etre conscient, c’est en effet agir, sentir ou penser et savoir qu’on agit, qu’on sent et qu’on pense. Le fait d’être conscient constitue donc pour l’homme un évènement décisif qui l’installe au monde et lui commande d’y prendre position. Seulement, selon la formule de Husserl : «Toute conscience est conscience de quelque chose.» Autrement dit, toute conscience est relation à autre chose qu’elle-même. L’esprit est là où il perçoit les choses. L’homme transcende spatialement, mais aussi temporellement. Ainsi, je peux me projeter dans le passé (la rétention), dans le présent (l’attention), mais aussi dans le futur (la protention). L’homme peut donc transcender jusqu’à cette possibilité ultime qu’est la mort puisque avoir conscience du temps qui passe, c’est aussi avoir conscience de sa mort prochaine. On peut donc se demander en quoi la conscience du temps qui passe a une incidence sur le sens de l’existence. Toute existence est menacée parce qu’elle s’inscrit dans le devenir et la temporalité. C’est parce que la mort est cet horizon que l’existence devient pour l’homme un problème. La figure singulière de mon existence est inséparable de l’idée de ma mort. Et si la mort, comme terme, est une expérience que personne ne peut faire, la mort comme destin habite l’existence elle-même et y inscrit la contingence. Exister, c’est donc faire l’épreuve d’une absence au sein même de toute présence. L’avenir nous est inconnu, justement parce qu’il n’existe pas, cependant, il suscite chez l’homme une idée de dégradation et donc de crainte. Mais si l’homme a conscience que sa vie est pure contingence, n’est ce pas de cette manière qu’il peut la mener avec passion ? Ainsi, connaître sa fin, est-il un objet de crainte ou un gage de liberté ? Nous verrons tout d’abord en quoi le temps est lié à l’existence, pour ensuite voir dans quelle mesure l’avenir est crainte ou liberté.

I. Mener son existence avec passion

Le temps, intimement lié au sentiment de notre existence, échappe presque à toute définition. Pascal le prend comme exemple de ces termes premiers « qu’il est impossible et inutile de définir. »

Cependant, si l’on cherche non plus à définir le temps, mais à énoncer son principal caractère, c’est son ordre qui s’impose à l’attention, et plus précisément l’irréversibilité de cet ordre (Pascal, De l’esprit géométrique). Quand le temps n’est pas en jeu, tout ce qui a un sens peut être renversé. Mettre les choses « la tête en bas », mettre « la charrue avant les bœufs », ce peut être difficile, dangereux ou scandaleux ; ce n’est pas impossible. Mais on aura beau rebrousser chemin, rien ne défera l’aller, fût-il suivi d’un retour, comme le donne en exemple Vladimir Jankélévitch dans L’Irréversible et la Nostalgie, lorsqu’il suppose qu’Ulysse, de retour à Ithaque, sa patrie, est déçu, car il ne retrouve pas l’Ithaque de sa jeunesse. Dans l’irrévocable, le revenir n’est pas un sens interdit, mais un non-sens. Cette irréversibilité importe au plus haut point à la vie morale. Tournée vers cette « bordure du présent » (Alain, Propos) qu’est le proche avenir, la volonté est ressentie comme libre. Mais aussitôt après, elle ne peut plus ne pas avoir voulu. L’acte, tombé dans le passé, est impossible à corriger.

Des mythes et des fictions ont tenté de jouer avec le temps et de déjouer sa nécessité. Mythes de résurrection, de réincarnation, de renouveau total, d’éternel retour, de vie dans un autre monde. Fictions, à vêtements plus ou moins scientifiques, de voyage dans le temps, de devenir arrêté, accéléré ou renversé. A la limite, imaginons que le temps s’arrête… Pendant combien de temps s’est-il arrêté ? De telles fictions nous permettent de distinguer le difficiles, l’impossible et le non-sens. Ces mises à l’épreuve du possible par l’imaginaire constituent les thèmes les plus riches de la littérature de fiction. Ainsi, l’ordre irréversible du temps est ressenti selon les trois modalités du passé, du présent, de l’avenir. Mais c’est au sein du présent que se dessinent sans cesse ces trois mouvements de conscience : l’attention à l’existence actuelle, le retour en pensée vers ce qui fut et n’est plus, la projection vers ce qui va se produire. Ce qui amène Saint Augustin, dans ses Confessions, à définir le temps (ou plutôt à le décrire) comme une tension de l’esprit, d’attente en devenir.

Dans L’Être et le Néant, Sartre explicite l’idée selon laquelle, par la durée, toute présence dans le monde se manifeste comme un mixte d’être et de néant : ni le passé ni l’avenir ne sont, les choses présentes passent. L’on se demandera dès lors si l’être dans sa plénitude ne se situe pas hors du temps. A l’opposé du temps, ce serait l’éternité, la « profonde éternité » comme l’a écrit Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Mais ces termes même d’éternel et éternité ont été pris en plusieurs sens par les philosophes. Le point commun en est le refus de l’irréversible-irrémédiable, la négation de la mort. Mais l’immortalité a été recherché soit dans ce qui dure toujours, soit dans ce qui ne dure pas. Comment cela se peut-il ? Notre pensée du temps ne peut concevoir de limite sans ce demander ce qu’il y a de l’autre côté, et ne parvient à le penser que comme temporel, c'est-à-dire déterminé selon l’avant et l’après. Les anciens (notamment les stoïciens) concevaient bien une fin du monde, mais ensuite ? ensuite tout devait recommencer (palingénésie) ; raison, du reste, pour ne pas fuir le présent, mais pour s’attacher à bien vivre en lui car comme le disait Marc Aurèle dans ses Pensées : « l’homme le plus chargé d’années et celui qui mourra le plus tôt font la même perte, car c’est du moment présent seul qu’on doit être privé, puisque c’est le seul qu’on possède, et qu’on ne peut perdre ce qu’on a pas.» La même demande porte sur notre vie subjective, que nous imaginons se continuer après la mort sous une autre forme. L’éternité prise en ce sens peut être appelée perpétuité ou pérennité. Les textes religieux indiquent clairement cette équivalence : « Requiem aeternam donna eis Dominée et lux perpetua luceat eis », phrase tirée du texte latin de la messe des morts ou messe de Requiem qui signifie « Seigneur, donne-leur le repos éternel et que la lumière perpétuelle luise pour eux. »

II. L'existence comme angoisse et crainte

Réfléchir sur le temps, c’est donc réfléchir sur l’existence elle-même. Le temps est le tissu dont cette existence est faite. Mais n’est-ce pas justement parce que l’existence est inscrite dans un court moment dans le temps que celle-ci devient angoisse et crainte ?

L’avenir doit nécessairement et obligatoirement être un objet de crainte. L’homme se projette vers l’avenir, objet nécessaire d’une appréhension. L’attitude de notre conscience vis-à-vis de l’avenir est celle de l’attente, marquée par l’instabilité et les incertitudes inquiétantes. Nous voyons se succéder les images les plus diverses. Or, ces images ne correspondent à rien de donné. Le mouvement de pensée vers l’avenir ne correspond pas à un objet au sens strict du terme. C’est un fait que notre avenir, loin d’être donné, est incertain et ne forme pas un objet en tant que tel. Nous nous projetons vers une absence, nous tendons nécessairement notre esprit vers les dangers possibles liés aux incertitudes et à la temporalité. Aussi devons nous, nécessairement, dans notre optique, saisir l’avenir comme objet de crainte et d’appréhension. Car l’avenir est privation d’être : il se présente à moi non comme une plénitude mais comme un non-être dangereux, ayant une existence imparfaite ou obscure. Je dois craindre le temps comme avenir car il me révèle mes impuissances et mes limites. Tout en lui est déséquilibre et attente vide. Je dois nécessairement craindre cet avenir marqué par le non-être. C’est ce que note justement Ferdinand Alquié dans Le Désir d’éternité : « Le corps ne se tend alors que vers l’absence, l’esprit doit se nourrir d’images imprécises, et non de souvenirs et de sensations […] Sans cesse freinée et mise en réserve, notre énergie frémit et s’impatiente, esquisse des mouvements et, par là, nous déséquilibre. »

Ainsi l’avenir suscite la crainte car il peut contenir l’incertitude et le danger, mais aussi parce qu’il est lié à la seule certitude que je possède : la certitude du néant, la certitude de la mort. Ce que promet, à coup sûr, l’avenir, c’est la mort car l’avenir contient ma fin et chaque minute du temps me conduit vers cette fin. Comment penserais-je à l’avenir sans penser à ma mort ? Toute pensée de l’avenir anticipe cette mort et se tourne vers elle. Je suis un être-pour-la-mort et cette dernière structure mon existence, nous rappelle Heidegger. La mort est présente à l’horizon de tous nos projets et « dès qu’un homme est né il est assez vieux pour mourir. » L’homme trouve épouvantable de mourir car il s’est construit tout un monde qui lui paraît irremplaçable. Dans notre société, où l’individu est vu comme un être irréductible et unique, la peur de mourir est plus grande que dans les sociétés ou le groupe à une valeur prépondérante. Il est donc certain que plus la conscience de soi s’affirme, plus la peur de la mort s’avive.

De nombreuses critiques ont été adressées à Sartre pour sa philosophie de l’existentialisme lors de la sortie de L’Être et le Néant. En effet, à l’époque, l’existentialisme athée est perçu comme une philosophie du désespoir. Elle a pour point de départ une vision pessimiste de la condition humaine. Sartre nie l’existence de tout ce qui pourrait donner un sens supérieur à l’existence humaine. « Il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. » Selon lui, il n’y a pas de « nature humaine », pas de destin, pas de bien ou de beau en soi, etc. L’homme ainsi confronté au néant et livré à lui-même, ne peut que ressentir de l’angoisse. La philosophie existentialiste souligne la condition misérable de l’homme, tout en lui refusant la consolation de la religion ou des grands idéaux. Pour Sartre, la vérité première de l’existence humaine, c’est le sentiment de solitude et d’isolement. L’homme se sent étranger au monde et incapable d’atteindre les autres. La possibilité de trouver un sens à la vie dans la communauté humaine se trouve ainsi également niée, puisque l’homme est fondamentalement seul.

III. Exister, n’est-ce pas avant tout choisir ?

C’est parce que mon existence est indissociable de l’idée de ma mort qu’elle devient un problème pour moi. Mais certains philosophes ont insisté sur le fait que l’existence humaine, irréductible à tout système, à toute logique était avant tout liberté. Exister, n’est-ce pas avant tout choisir ?

L’avenir ne doit pas, du point de vue du choix éthique ou moral, être objet de crainte, car la crainte est une tristesse liée à mon impuissance. Dès lors, à cette crainte sans dynamisme, sans vie et sans joie, opposons un avenir lié aux possibles, à la liberté, au projet, et non plus en connexion avec la mort. Cet avenir ne doit pas être objet d’appréhension. Si l’avenir se trouve en liaison avec la mort, s’il se rapproche d’un principe de dégradation et de chute, il est aussi ce par quoi l’homme se réalise et se fait : l’avenir ne se lie-t-il pas au projet ? Il est l’organe de ma liberté et de ma puissance. Mettre l’accent sur la dimension de l’avenir, c’est souligner que la conscience humaine est projet et liberté. Qu’est ce que trouver l’avenir au sein de notre conscience ? C’est dévoiler les possibles, l’action, l’entreprise humaine. L’avenir, c’est ce manque à remplir par notre action. C’est un monde de possibles. L’avenir symbolise ma liberté et je n’ai pas de raison de le craindre.

Exister, c’est d’abord être un sujet. C’est par conséquent à chacun qu’incombe la tâche de penser son existence, même s’il s’agit d’une tâche difficile pour autant que penser consiste à se situer au point de vue de l’universel, c'est-à-dire à dépasser et à abandonner le point de vue particulier et limité que j’occupe, ici et maintenant. Exister et se rapporter à son existence comme individu pensant, c’est pourtant ce dont nul ne peut se dispenser s’il doit pouvoir répondre à son existence. C’est pourquoi aucun système philosophique ou religieux ne peut m’éviter d’avoir à assumer la responsabilité de mon existence. Afin de répondre à ses nombreux détracteurs, Sartre tient une conférence dont le thème est « L’existentialisme est un humanisme ». Il soutient que c’est sur cette responsabilité que l’existentialisme met l’accent. On peut le comprendre à partir de cette formule « l’existence précède l’essence.» Dire que l’existence précède l’essence, c’est dire que l’homme existe d’abord et se définie ensuite. Ou encore que son essence, sa définition, n’est que le résultat de son existence comme projet. Parce qu’il est temporalité, l’homme peut se rapporter à ce qui n’est pas, c'est-à-dire à ce qui n’est plus, comme passé, ou à ce qui n’est pas encore, comme avenir. Il est l’être par qui le néant arrive dans le monde : l’homme transcende, c'est-à-dire dépasse le simple donné pour viser au-delà de lui ce qui n’est pas encore. Existant toujours en avant de lui-même, on ne peut dire de lui simplement qu’il est, mais qu’il ex-siste (de ex, « dehors », et sistere, « se tenir »). Ainsi est-il, avant tout, ce qu’il se fait. Nul ne peut se démettre de cette liberté fondamentale : laisser agir à sa place les circonstances ou les autres est un choix.

Camus voit dans le mythe de Sisyphe – ce personnage de la mythologie grecque condamné, par châtiment divin, à rouler un gros rocher jusqu’au sommet d’une montagne sans jamais y arriver - une illustration de la condition humaine. Comme Sisyphe, nous passons notre existence à répéter des gestes absurdes parce que notre vie n’a pas de sens. Camus s’interdit toutefois de sombrer dans le nihilisme et dans le désespoir. Il pense qu’il faut se révolter contre le désespoir, ne pas sombrer dans le renoncement, vivre en dépit de l’absurdité. Nous devons agir héroïquement, regarder le non-sens en face et vivre notre vie avec lucidité, comme Sisyphe roule son rocher interminablement. Dès que l’on a pris conscience que le monde nous reste incompréhensible, il faut vivre avec passion. Vivre le plus possible, avec intensité, multiplier les expériences. Pour Camus, le personnage de Don Juan, qui multiplie les conquêtes, répond à cette nécessité de vivre intensément.

Conclusion

L’exigence d’un sens témoigne de la nullité, pour l’homme, d’une existence toute entière concentrée sur la tâche animale de vivre. Chercher ou donner un sens à sa vie suppose que l’homme soit capable de se rapporter à des fins, proches ou lointaines, et par conséquent qu’il soit ouvert à la dimension temporelle de l’avenir. Si l’existence ne résulte d’aucune nécessité, si l’espoir d’en fonder l’intelligibilité dans un autre monde ou en un Dieu logiquement nécessaire est ruinée, rien ne peut la sauver d’une contingence radicale. La contingence de l’existence renvoie donc à la précarité de l’homme, mais également à la gratuité, au pur don. Si l’avenir est lié à la certitude de ma mort, il est aussi une autre face de ma liberté et de mon pouvoir. Il ne fait qu’un avec le projet par lequel je me transcende vers l’avenir. Si l’existence est pure facticité, sans justification, c’est par l’homme seulement qu’un sens peut venir au monde, par ses projets, ses choix et ses actes. Pour Heidegger (Être et Temps), la présence de la mort pourrait même apparaître comme l’essence du bonheur : avoir conscience de la mort permet de vivre chaque instant avec plus d’acuité et d’intensité. La présence de la mort donne un sens à l’existence, et d’un certain côté donnerait ainsi la possibilité du bonheur.