La vérité est une valeur considérée plus haute que le faux, mais nous pouvons interroger cette hiérarchie et nous demander à quoi bon être dans le vrai devant le spectacle d’érudits malheureux et de ceux qu’on appelle des "imbéciles heureux". L’expression "À quoi bon" signifie "pourquoi", "dans quel but", ou encore "à quelle fin" : une question qui commence par ces termes nous interroge sur la finalité de quelque chose, sur sa raison d’être. "Être dans le vrai" signifie "être dans la vérité", ne plus être dans l’erreur, l’ignorance ou le faux, mais avoir découvert ce qui est vrai. Nous sommes dans le vrai quand nos croyances correspondent ou sont en adéquation avec la réalité, quand nos idées reflètent le monde, en sont les miroirs.
Le sujet peut apparaître étonnant au premier abord. En effet la vérité est une valeur peu questionnée par le sens commun : elle est bonne en elle-même et le vrai est préférable à son contraire, le faux. Néanmoins, faut-il véritablement toujours rechercher et connaître la vérité ? N’y a-t-il pas des vérités blessantes et d’autres immorales, taboues ? La vie d’un savant est-elle nécessairement plus heureuse que celle d’un homme plein de préjugés ? Dans cette dissertation nous allons nous demander si nous avons de bonnes raisons de rechercher la vérité. L’enjeu est entre autres d’évaluer la justification de la science, de la philosophie, mais aussi de la religion, qui toutes trois prétendent dire le vrai. Devons-nous leur obéir et les respecter si le faux est préférable au vrai ?
Dans un premier temps nous soutiendrons qu’il y a un plaisir naturel à rechercher et à contempler la vérité et que c’est là la première justification de la curiosité du savant. Par la suite, nous défendrons que la vérité n’est pas la plus haute des valeurs, le souverain bien, et qu’elle nous promet en réalité le malheur. Enfin, nous adopterons une conception plus pratique de la vérité, verrons qu’elle nous apporte non le bonheur, mais le confort, puis que l’utilité est l’essence même du vrai.
I. Il y a un plaisir naturel à rechercher et contempler la vérité
Il est dans notre intérêt de connaître la vérité car elle peut nous être utile pour plein de choses.
« Savoir c’est pouvoir » comme le disait Michel Foucault. Néanmoins l’argument le plus fondamental pour la quête de la vérité n’est-il pas en amont, non pas dans les conséquences pratiques de l’obtention de la vérité, mais dans le plaisir de la recherche intellectuelle ? Nous ne sommes peut-être pas curieux de tout, mais avons tous des passions et des intérêts et préférons être dans le vrai plutôt que dans l’erreur à leur propos. « Tout homme désire naturellement savoir. » est la première phrase de la Métaphysique d’Aristote : il y a en chacun de nous un plaisir naturel, c’est-à-dire qui découle de notre nature, de notre essence, et non accidentel, contingent, à se mettre en quête de la vérité. Nous faisons l’expérience du plaisir de la recherche, peu importe les conséquences pratiques utiles ou nuisibles de nos découvertes. Il y a un plaisir à être dans la recherche fondamentale et non appliquée.
Les plaisirs naturels de la recherche et de la découverte de la vérité sont universels d’après Aristote qui va encore plus loin : c’est derrière cet aspect de la nature humaine que se cache la clé du bonheur.
Le Lycée, l’école philosophique aristotélicienne, érigeait le savant en idéal de la vie humaine. La découverte de la vérité ferait partie de la finalité de l’homme, de ce pour quoi il est sur Terre. La nature nous commande de nous nourrir, de nous vêtir, de nous reproduire, mais aussi et avant tout de réfléchir. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote apporte plusieurs arguments pour sa thèse selon laquelle le bonheur consiste à passer la plus grande partie de sa vie à rechercher la vérité. Citons d’abord le fait que l’intellect est la partie la plus divine de notre âme, nous rapproche de Dieu qui est omniscient. Nous sommes tous « fils de Dieu » avant tout parce que nous sommes capables de réfléchir et de contempler la vérité, à l’image de l’Eternel. Dieu est heureux et nous le sommes aussi à mesure que nous lui ressemblons, c’est-à-dire réfléchissons et connaissons. Notons également avec Aristote que toutes les facultés humaines semblent exister pour que nous réfléchissions. En effet, l’activité réflexive se suffit à elle-même c’est-à-dire n’est pas un moyen pour une autre fin alors que toutes les fonctions humaines semblent exister pour que nous puissions réfléchir. Nous ne pouvons réfléchir que si notre corps n’est en bonne santé, si nos passions ne sont apaisées et si nous ne sommes en sécurité, comme l’écrit d’Aquin dans Somme contre les Gentils reprenant l’argument
aristotélicien.
II. La vérité nous promet en réalité le malheur
Nous avons vu tout d’abord que la vérité était non seulement plaisante en elle-même, mais plus encore la condition nécessaire du bonheur. N’y a-t-il pas cependant moult exemples de savants malheureux, de "rats de bibliothèque" qui sont des figures de malheur et qui éprouvent eux-mêmes plus de frustration que de contentement à rechercher la vérité encore et encore, elle qui semble hors d’atteinte ?
L’omniscience est une qualité divine et non humaine : la vérité est un idéal et non une réalité pour nous, pauvres mortels. Nous serons toujours assaillis par le doute et le scepticisme est notre destin. Il faut toujours avoir en tête que la certitude est une chimère hors des sciences hypothético-déductives, comme les mathématiques, dont les principes sont arbitraires. « Descartes : inutile et incertain. » écrit Pascal dans ses Pensées pour critiquer la prétention au savoir de la proposition qui parait la plus certaine : « Je pense donc je suis. ». La curiosité intellectuelle est en réalité à l’origine de la chute de l’homme d’après la Genèse : c’est à cause de la volonté de connaître que nous avons été déchus et que nous sommes devenus imparfaits et malheureux. Les chercheurs dans les universités et les laboratoires sont davantage sujets à la frustration qu’à la satisfaction s’ils sont honnêtes avec eux-mêmes. Limité, notre entendement nous rend malheureux.
Nous venons de voir que nous devrions refouler notre appétit de vérité au nom du malheur qu’il nous promet. N’est-ce pas cependant exagéré et ne pouvons-nous pas être heureux de vivre grâce aux quelques vérités humaines qu’il nous est possible d’atteindre ?
La recherche de la vérité nous condamne à la frustration intellectuelle, nous l’avons esquissé, mais plus encore, elle est contraire à la vie. Le monde est fait de mensonges, d’apparences : notre perception a un but utilitaire, évolutionniste et non épistémologique. Ce n’est pas un hasard si nous sommes naturellement ignorants des choses : la nature l’a voulu ainsi. « L’Umwelt est un prélèvement électif de l’Umgebung. » écrit Uëxkull dans Mondes animaux et monde humain. Il veut dire par là que la perception de l’espèce humaine est un prélèvement de certains composants du monde véritable caché derrière ce que nous en percevons. L’évolution nous a légué des armes pour survivre : la perception en fait partie. La volonté de découvrir le vrai, d’aller au-delà de ce que nous percevons de prime abord est contre nature : la nature ne fait rien en vain et nous a faits ignorants et non savants. Nous ne saurions vivre si nous étions au courant du réel, il y aurait comme un trop-plein, une surcharge psychique, nous ne sommes pas faits pour digérer la lumière. Nous sommes donc des animaux nocturnes.
La volonté de vérité à tout prix est peut-être davantage symptomatique de la pulsion de mort que du conatus, mais ne pouvons-nous pas faire un usage raisonné de la curiosité intellectuelle universelle ? Si la nature ne fait rien en vain c’est qu’elle a voulu que nous utilisions notre raison dans des limites qu’il nous reste à découvrir.
III. La vérité nous est utile plutôt que source de bonheur
Ce que nous percevons du réel a été sélectionné par des millions d’années d’évolution, mais notre raison est elle aussi un avantage évolutif et a sa raison d’être. La réflexion nous permet de nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » écrit Descartes dans son Discours de la méthode. Grâce à cet attribut divin, nous pouvons en effet connaître les lois de la nature, connaître le mécanisme de l’univers afin d’en jouer, d’utiliser ce savoir pour parer les effets indésirables de la nature, comme un maître a pleine possession de son esclave. La technique est acquise grâce à la recherche appliquée et permet de gagner en confort de vie. Sans elle nous serions les plus faibles des animaux et n’aurions pu perdurer face aux prédateurs et à tous les dangers de l’environnement naturel (maladies et froid, par exemple). Une raison fondamentale d’être dans le vrai est de nous armer contre la nature, conquérir sa maîtrise pour le bien-être personnel et collectif.
Le caractère utilitaire de la vérité, à rechercher, disons-nous, non pas pour elle-même, mais pour ses effets bénéfiques, est jusqu’ici considéré comme accidentel : certaines vérités n’auraient aucune application pratique et il faudrait rechercher les vérités ayant des applications technologiques avant que de faire de la recherche fondamentale. Nous allons étudier dans une dernière sous-partie une école philosophique pour laquelle l’utilité n’est pas accidentelle, mais essentielle à la vérité.
La définition classique de la vérité est celle de la correspondance ou de l’adéquation entre le langage ou nos idées et le réel. Or, que peut bien signifier cette "correspondance" ou cette "adéquation" si ce n’est une "vérification" de nos idées par l’expérience ? William James, dans son livre Pragmatisme, soutient une théorie vérificationniste de la vérité selon laquelle nos idées, pour être vraies, doivent être vérifiées par les faits, par la vie. La vérité d’une idée est une expérience, un événement : il n’y a pas d’idée abstraite qui serait vraie de toute éternité, hors du champ de la vérification expérimentale. Nous devons préférer le vrai plutôt que le faux, soutenons-nous avec les pragmatistes, parce que celui-là est constitué par le succès ou l’utilité, quand celui-ci est identique à l’échec ou au malheur. Nous sommes tous mus par le conatus, entendu comme instinct de survie, recherchons naturellement ce qui peut nous servir, nous être utile, et recherchons donc naturellement la vérité.
Conclusion
Nous devons être dans le vrai non pas pour ses effets accessoirement ou accidentellement bénéfiques, mais parce que la vérité est identique à l’utilité. Le pragmatisme est à préférer au "rationalisme" ou à "l’intellectualisme" car il développe une analyse de la correspondance ou de l’adéquation entre les idées et le réel moins abstraite. Le succès dans nos entreprises, en premier lieu celui de survivre dans un monde en partie hostile, est la raison fondamentale pour laquelle nous devrions préférer le vrai au faux.
Un plaisir purement intellectuel de la recherche est une autre justification, moins fondamentale, d’être dans le vrai. Les chercheurs malheureux dont nous avons parlé en deuxième partie ont une conception non pragmatiste de la vérité, ce pour quoi elle leur pèse plus qu’elle ne les soulage et les aide.Nous avons soutenu dans cette dissertation que la technique était une chance pour l’homme, un outil pour gagner en confort en se préservant des maux de la nature.
Est-ce à dire que le bonheur n’existait pas avant la révolution industrielle, que nos lointains ancêtres étaient tous malheureux, et que l’homme contemporain, consommateur de tant de technologies, n’est jamais aliéné par celles-ci ?