Baudelaire, Les Fleurs du mal - Une charogne

L'analyse linéaire, préparée pour l'oral du bac de français.

Dernière mise à jour : 01/11/2023 • Proposé par: lolo (élève)

Texte étudié

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux:
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Le ventre en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s’élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

Baudelaire, Les Fleurs du mal - Une charogne

Charles Baudelaire est un poète français du 19e siècle essentiellement connu pour son recueil, les Fleurs du mal. Il est appelé le poète de la modernité, car il a transformé la poésie et inspiré de nombreux poètes comme Rimbaud, Verlaine et les poètes surréalistes. Même s' il a une grande influence romantique, Baudelaire n’appartient à aucun mouvement littéraire. Il essaye seulement de montrer la beauté dans tout ce qu’il dépeint.

Le recueil des Fleurs du mal est son œuvre principale. Elle a d’ailleurs été censurée en 1857, car elle faisait scandale par ses thèmes jugés immoraux comme l’apologie du mal, la luxure et le diable. En 1861 il publie une deuxième version composée de six sections allant le l’idéal jusqu’à la mort. Cette œuvre s’appuie sur l’alchimie poétique: la boue et l’or, où il extrait de la beauté de ce qui est laid. Le poème « une charogne » fait partie de la section spleen et idéal. Le poète y célèbre le pouvoir de la poésie par delà la mort. Il prend le contre-pied du romantisme poétique au moyen de la description ironique d’une promenade amoureuse, de la nature et de la célébration du corps de la femme.

Problématique

Nous nous demanderons comment Baudelaire utilise la laideur de la décomposition d’une charogne pour célébrer la puissance de la poésie.

Axe

Nous pouvons voir se dégager quatre parties dans ce texte : dans la première des vers 1 à 8, l’auteur fait une invitation au souvenir d’une promenade amoureuse à travers la description d’une charogne. Dans la deuxième partie des vers 9 à 16 on peut apercevoir la décomposition du cadavre. Puis le rappel de la mortalité de la femme à travers la comparaison avec la charogne constitue la troisième partie allant des vers 36 à 44. Enfin la dernière partie allant des vers 45 à la fin montre que la poésie permet de rendre éternelle la beauté et les sentiments.

I. Une invitation au souvenir à travers la description d’une charogne (vers 1 à 8)

Tout d’abord nous nous intéresserons à l’invitation au souvenir d’une promenade amoureuse à travers la description d’une charogne. On peut voir la présence du poète avec « nous vîmes » qui invite au souvenir grâce au verbe à l’impératif « rappelez vous ». De plus, il s’agit d’une invitation à une promenade amoureuse que l’on peut voir avec le langage amoureux « mon âme » et le vocabulaire mélioratif dans « ce beau matin d’été si doux » renforcé avec l’adverbe d’intensité « si ». Mais à partir du troisième vers, il y a un changement de ton radical avec la découverte de la charogne suivi de l’adjectif péjoratif « infâme ».

Dans la deuxième strophe la charogne s’offre au poète « jambes en l’air » et « femme lubrique » au vers 5 permettent la comparaison avec une prostituée. Il y a un fort contraste avec le premier paragraphe où le « matin doux » laisse place à une charogne « brûlante et suante ». En effet on passe d’un paysage tranquille et beau à une description laide et repoussante. Cela montre un changement d’atmosphère. L’auteur compare la charogne avec une femme à travers des attributs du corps féminin « jambe et ventre ». Mais cette femme est décrite de manière obscène avec « brûlante » et « lubrique ». De plus cette description fait appel aux sens avec « brûlante » pour le toucher « exhalaison » pour l’odorat et « jambes en l’air » pour la vue.

II. La décomposition du cadavre (vers 9 à 16)

Nous allons désormais nous intéresser à la deuxième partie et à la décomposition du cadavre. Cette décomposition est réalisée grâce au « ciel » et au « soleil » qui sont généralement présents dans la poésie romantique pour protéger le couple, mais qui dans ce texte aident à la décomposition. Le terme « cuire à point » renforce le côté bestial de la décomposition.

De plus l’auteur tente de faire ressortir la beauté de cette charogne répugnante. L’oxymore « carcasse superbe » montre une opposition entre la laideur et la beauté de la poésie. On retrouve cette idée avec les deux verbes à la rime « s’évanouir » et « épanouir » . Ces deux verbes se ressemblent, mais s'opposent.

III. Le rappel de la mortalité de la femme (vers 36 à 44)

Dans notre troisième partie, nous allons évoquer le rappel de la mortalité de la femme à travers la comparaison avec la charogne. Tout d’abord, le poète s’adresse à la femme à l’aide du pronom personnel « vous ». Puis il lui présente son destin à travers le verbe au futur « serez semblable à cette ordure ». Son destin n’est rien d’autre que la mort « semblable à une charogne » à laquelle l’auteur compare la femme.

De plus, on retrouve l’idée que la femme ne peut pas échapper à la mort dans la seconde strophe de cette partie avec une évocation crue de la mort à travers le vers « moisir parmi les ossements ». Les mots « infection et passion », à la rime, évoquent à nouveau une opposition entre la laideur et la beauté. Cette beauté permet à l’auteur d’employer une ironie cynique qui montre son détachement avec la poésie romantique. Pour cela il utilise le langage amoureux « étoile de mes yeux, soleil de ma nature » ou encore la métaphore hyperbolique « ô la reine des grâces ».

IV. La poésie permet de rendre éternelle la beauté (vers 45 à la fin)

L’auteur démontre que la poésie permet de rendre éternels la beauté et les sentiments dans la quatrième partie. « Alors » permet à l’auteur de faire une conclusion de son poème. Ce dernier utilise le premier « je » du poème avec « j’ai gardé ». Il s’exprime donc en son nom. Baudelaire utilise aussi des points d’exclamation afin de renforcer son propos et sa volonté de convaincre. La « vermine » prend le rôle de l’amant après la mort qui la « mangera de baiser ».

De plus l’hyperbole « essence divine » permet de transcender la mort, comme avec le verbe « garder » qui permet de laisser une trace de l’amour après la mort. Enfin dans le dernier vers « amour décomposer » montre à la fois les amours disparus et la charogne détruite par le temps.

Conclusion

Ainsi, dans ce poème, Baudelaire utilise la laideur de la décomposition d’une charogne pour célébrer le pouvoir de la poésie. En choisissant comme sujet un cadavre et en le comparant à une femme, il montre que la poésie est capable de transformer le sujet le plus repoussant en beauté. En outre, ce texte provocateur affirme la supériorité de la poésie sur la mort, car celle-ci permet de garder pour l’éternité le souvenir des choses.

La « Charogne » est donc un texte saisissant par son audace et sa force. En effet, contrairement à Ronsard qui dans « Mignonne allons voir si la rose » adoucissait la perte de la beauté de la femme au moyen de la métaphore de la rose. Baudelaire fait de l’image crue et terrifiante de la décomposition d'un cadavre un manifeste en faveur d’une poésie nouvelle.