L'indépendance suffit-elle à définir la liberté ?

Dissertation entièrement rédigée, en trois parties.

Dernière mise à jour : 01/05/2022 • Proposé par: lucRN (élève)

On définit communément la liberté comme la faculté d'agir et de penser sans y être contraint et sans en être empêché par quiconque ni par quoi que ce soit. En ce premier sens, nous sommes libres lorsque nous sommes indépendants, c'est-à-dire lorsque nous suivons notre bon plaisir sans qu'aucune contrainte extérieure ne vienne nous en empêcher. Une telle conception de la liberté, légitime à bien des égards, ne comporte-t-elle pas pourtant de nombreuses limites ? Car comment concilier entre elles toutes ces libertés individuelles soucieuses de leur affirmation personnelle ? Peut-on reconnaître à autrui le même droit qu'à soi sans que cela ne mette en péril la vie en commun ? Surtout, peut-on s'accommoder d'une définition de la liberté excluant tout type d'obligation interne et personnelle ?

L'enjeu de ce questionnement est de parvenir à concilier les définitions de la liberté comme émancipation de toute tutelle extérieure, c'est-à-dire comme indépendance, et comme capacité de l'individu humain de se prescrire à lui-même des lois tirées de la seule raison (autonomie). L'indépendance, autrement dit, pourrait bien s'avérer être nécessaire, mais non suffisante pour définir la liberté.

I. L'indépendance désigne la condition nécessaire de la liberté

L'indépendance désigne l'état dans lequel un individu ne dépend plus de rien ni de personne pour penser et pour agir.

a) L'indépendance de mouvement, condition de la liberté d'action

On dit ainsi que le jeune adulte quittant le foyer familial pour s'installer et subvenir lui-même à ses besoins gagne son indépendance vis-à-vis de ses parents, ou encore qu'un médecin s'installant à son compte devient indépendant d'une structure, de collègues ou de supérieurs qui auparavant pouvaient à la fois gérer son emploi du temps et lui dicter sa conduite. En ce sens, l'indépendance désigne bien la condition absolue de la liberté, comprise au sens large comme capacité de l'individu à s'affirmer comme un sujet.

b) L'indépendance d'esprit, condition de la liberté de penser

À cet égard, Descartes a montré la nécessité absolue de rompre avec les préjugés, c'est-à-dire avec toute pensée reçue de l'extérieur (parents, précepteurs, nourrices, etc.) et dont on n'a pas pris la peine d'examiner la validité. Le doute a ainsi pour fonction de remettre en question toutes les idées simplement reçues, et de reconstruire l'édifice des connaissances « en un fond qui soit tout à [s]soi », c'est-à-dire au plus profond du je. La première de toutes les vérités est ainsi le cogito ergo sum : « Je pense donc je suis ». Elle marque le premier pas vers la conquête de l'indépendance absolue. Et il n'est pas de philosophie ou de pensée authentiquement possible, sans cette cassure radicale qui inaugure l'indépendance.

Cependant, l'indépendance a tôt fait de glisser de la revendication, légitime, de la pensée individuelle, vers la défense, plus contestable, du bon plaisir et des passions de chacun. Elle présente donc un certain nombre de limites et d'insuffisances, qui jettent le soupçon sur sa capacité à nous faire suffisamment entendre ce qu'est la liberté.

II. L'indépendance présente des limites nuisibles à la liberté elle-même

a) L'indépendance totale amène à l'absence de loi

En premier lieu, il semble difficile, voire impossible, de reconnaître à tout homme le droit d'agir comme bon lui semble. Les réflexions du sophiste Calliclès (dans le Gorgias de Platon) et de l'anarchiste du XIXe siècle Bakounine le montrent bien, sur le plan moral pour le premier, et sur le plan politique pour le second. Selon Calliclès en effet, l'homme libre ou indépendant est celui qui donne libre cours à ses passions et qui cherche en permanence les moyens de les satisfaire, fût-ce au détriment d'autrui. Et d'après Bakounine, partisan de l'abolition pure et simple de l'État, l'indépendance désigne la faculté, politique ici, d'agir sans qu'aucune loi commune ne vienne nous contraindre.

b) L'indépendance totale nous ramène à l'état de nature

Mais comment reconnaître à autrui le même droit qu'à soi ? Comment pouvons-nous à la fois faire ce que nous voulons et laisser autrui agir à sa guise, alors qu'il a aussi tous les droits sur nous ? Hobbes montre bien l'absurdité d'une telle conception de la liberté, qui définit selon lui l'état de nature, c'est-à-dire la condition des hommes indépendamment de toute structure politique. En effet, si chacun a droit sur toute chose et même sur la personne d'autrui (c'est le jus in omnia, droit de tous sur toute chose), la vie en commun est résolument impossible. Chacun risque à tout moment de perdre la vie au détour d'un chemin, et de se voir pris à son propre piège de l'indépendance. L'indépendance est donc trop individualiste et trop dangereuse pour la liberté elle-même.

Il est nécessaire, sinon de la modifier, du moins de la compléter, pour parvenir à une définition plus satisfaisante de la liberté.

III. L'indépendance, conçue comme autonomie, peut suffire à définir la liberté

Les deux thèses examinées précédemment ne semblent pas tant contradictoires que complémentaires. D'un côté en effet, on a montré qu'il était nécessaire de faire l'effort de penser et d'agir par soi-même pour être libre et, de l'autre, on a souligné le danger consistant à identifier l'action ou la pensée personnelles avec l'affirmation débridée de n'importe quelle passion ou envie, le plus souvent au détriment d'autrui.

a) La raison doit fonder nos critères d'indépendance

Afin de compléter ces deux analyses, il reste donc à préciser ce que peut bien signifier penser ou agir par soi-même, librement. Les passions sont individuelles et divisent les hommes. Le critère de leur union doit donc résider dans quelque chose qui soit susceptible de les rassembler, qu'ils doivent donc tous posséder. Or quelle est la seule chose que les hommes possèdent tous de la même façon ? La raison. Une définition satisfaisante de la liberté ne peut donc que s'appuyer sur la raison, comprise comme faculté de distinguer le vrai du faux et le bien du mal. Être indépendant, ce sera donc plutôt être autonome, c'est-à-dire être capable de faire un droit d'usage de cette faculté que nous possédons tous, sans nécessairement nous en servir de la même façon : la raison.

b) L'autonomie, ou la capacité d'agir indépendamment, selon notre raison

L'autonomie désigne en effet, étymologiquement, la faculté de se prescrire à soi-même (auto) des lois (non moi) tirées de la seule raison. Donnons-en deux illustrations, morale d'abord, politique ensuite. Être autonome d'un point de vue moral signifie être capable de se comporter en suivant ce qui nous semble bon et en fuyant ce que nous jugeons mauvais, après l'avoir examiné sérieusement. Tel est le sens de l'impératif catégorique de Kant : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse devenir une loi universelle »; autrement dit : n'agis que comme tu voudrais que l'on agisse aussi à ton égard. C'est la raison, notamment, de l'interdiction du mensonge chez Kant. D'un point de vue politique, être autonome signifie être capable de s'obliger à respecter certaines lois parce que l'on en comprend le bien-fondé pour la vie en communauté ou, plus profondément, parce que ces lois nous semblent justes en elles-mêmes. On peut ainsi avoir envie de fumer dans un lieu public, mais s'en empêcher, pour ne pas nuire à autrui, et on peut trouver pleinement légitime de punir très sévèrement toute personne ayant porté atteinte à la dignité ou à la vie d'autrui.

Conclusion

L'indépendance peut donc suffire à définir la liberté, à la condition de ne pas l'identifier avec la possibilité individuelle de suivre ses passions sans égard pour autrui ni, parfois, pour soi-même. Car une liberté individuelle solide ne peut se passer du respect de celle d'autrui. On n'est donc pleinement libre que si l'on est autonome (Kant dirait « majeur »), c'est-à-dire capable de penser et d'agir en fonction de la seule raison, et non pas sous la seule impulsion de ses envies.