L'écoulement du temps est-il pour nous source de désespoir ?

Corrigé entièrement rédigé d'une élève de terminale en voie générale, qui reprend les références du professeur.

Dernière mise à jour : 21/11/2021 • Proposé par: emm.iiii (élève)

Le Temps est la locomotive qui nous mène à une certaine gare où l'on ne donne pas de billet de retour.”. Les propos de Jean-Louis-Auguste Commerson dans La petite encyclopédie bouffonne font référence aux voies ferrées le long de la trajectoire de la vie, où il n'y a aucune possibilité de retour en arrière. C'est l'essence du temps : sa continuité irréversible. Par conséquent, il représente la connotation péjorative du temps, contre lequel nous ne pouvons lutter, et qui nous mène quelque soit notre condition sociale ou nos accomplissement, inexorablement, vers la mort.

Quelle est donc l'impact de l'écoulement du temps sur notre existence humaine ? N'est-il bien qu'une source de désespoir ? Ou bien cela dépendrait-il de la nature du temps ou de la manière dont nous nous projetons dessus ? La première partie vise à répondre à la question de savoir si le temps est source de désespoir, car il nous apporte la mort et nous vainc. Nous nous en tiendrons aux caractéristiques irrationnelles du temps. Ensuite, la deuxième partie traitera de la question de savoir si le temps peut toute de même être source d'espoir : en tant que temps de survie de la conscience, en tant que projet et durée spécifique, créatrice de l'humanité. Enfin, la troisième partie exposera donc le temps comme à la fois source d'espoir et de désespoir : il permet l'établissement de la science, mais du fait d'une pénétration irréversible, il présente un visage d'ombre et dégradé.

I. L'écoulement du temps, en nous apportant la mort, est source de désespoir

L'existence humaine semble difficile dans le temps limité entre la mort et la mort, irréversible car le passé ne revient jamais, irremplaçable lorsque l'on veut interrompre notre fuite. Par conséquent, le temps semble être source de désespoir. Concernant le temps humain, le passage du temps s'accompagne de la dégénérescence du corps humain. La dégénérescence de l'organisme commence à un certain âge, la maladie commence, et les organes (cœur, os, cerveau, poumon, muscle, lymphe et intestin) se détériorent. Le corps est comme une vieille machine. Le temps nous conduit au désespoir, puis au néant de la mort. Le soleil, source de vie sur Terre, est une étoile naine jaune, il évoluera en étoile naine rouge, puis explosera en fin de vie. Par conséquent, tout sur la terre disparaîtra un jour, y compris le soleil. Ce n'est qu'une question de temps. Et le temps détruit tout. « Le sage meurt aussi bien que le fou » déplorait l'Ecclésiaste.

Notre expérience du temps est l'expérience de la vie et des changements dans les choses. Nous considérons le temps comme un fleuve, balayant tout ce qu'il traverse. La maxime d'Héraclite dit : « Tu ne te baigneras pas deux fois dans le même fleuve ». L’écoulement du temps est donc inévitable, et chaque instant n'est destiné qu'à avancer vers un nouveau moment. Ce schéma qui s'est répété dans l'histoire de l'humanité reflète l'irréversibilité du temps. Une sorte d'irréversibilité elle-même est responsable du comportement humain dans la situation désespérée du temps. Si celui-ci ne peut revenir, sa fuite est inévitable, comment le comprend-on ? Comment pourrait-il ne plus refléter la réalité dans laquelle nous sommes piégés ? À cet égard, nous pouvons penser que le présent n'existe pas, tout n'est que passé ou futur, car essayer de se débarrasser de ce schéma qui se répète inlassablement, c'est-à-dire le moment d'incapacité de vivre, appartient constamment à un temps, semble être indivisible. Le temps qui nous enferme et nous contrôle est toute la tragédie de notre existence.

Autre conséquence de l'écoulement du temps, la connaissance éternellement périmée des choses peut être source de frustration et donc, là encore, de désespoir. A quoi bon monter jusqu’au soir, poser sa pierre, construire puisqu’au bout du compte tous nos efforts seront réduits à néant ? Kierkegaard remarquait que « L’idée de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment d’impuissance où il succombe sans ressort » (Sur une tombe, in L’existence, PUF, p. 213). C'est un sentiment d'absurdité et son effet est généralement destructeur. Si l'espace peut aller de A à B, et de B à A, le temps a une direction. Vous ne pourrez jamais revenir en arrière. Il ne peut voyager que dans un sens. « Temps marque de mon impuissance » commente Jules Lagneau dans ses Célèbres Leçons. L'irréversibilité est aussi et enfin l'inévitabilité de l'oubli. « On est des machines à oublier » vitupère Barbusse dans son roman Le Feu et Proust, ce grand poète de l’oubli, s’obstine à retrouver le temps perdu. C’est que l’oubli abîme dans le néant ce qui fut ; il expose à recommencer les erreurs passées ou à perdre le capital des richesses conquises par le travail des hommes, ces richesses que seules la transmission et la mémoire peuvent faire fructifier.

II. Mais l'écoulement du temps, par la (re)construction qu'il permet, peut aussi être source d'espoir

Mais l'écoulement du temps peut aussi nous faire oublier la douleur du passé ou ouvre l'avenir à l'espoir. Il nous apporte son aide, concourt à nos projets et à nos actions. Mais l’expérience de cette impuissance existentielle peut conduire les hommes à libérer les ressources les plus sublimes de leur nature. Le pardon, par exemple, comme « rédemption possible de la situation d’irréversibilité » Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket, p. 302. La justice comme souci de la réparation, fût-elle purement symbolique et surtout le sentiment de responsabilité. Puisqu’on ne peut pas défaire ce qui a été fait, il importe de bien mesurer les conséquences de ses actes et d’éviter de commettre l’irréparable. Certes mais pour ceux qui ne se contentent pas d’être le terrain où s’effectue la geste destructrice du temps, vieillir est l’occasion d’acquérir de l’expérience, de mûrir et de devenir plus sage. De construire aussi, en inscrivant son effort dans une durée nous liant à ceux qui nous ont précédés et à ceux qui nous suivront. Le temps est ici le mouvement de l’histoire par lequel l’humanité qui commence par n’être rien déploie progressivement les dispositions de sa nature.

Assurément il y a une négativité de l’oubli mais il y a aussi une positivité. La mémoire est, en effet, dangereuse lorsqu’elle emprisonne l’esprit dans des cadres figés, rend indisponible au présent et à son imprévisible nouveauté, réactive en permanence les blessures passées et cultive le ressentiment. Le souvenir peut être une plaie purulente dont le bienheureux oubli libère utilement. « Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est impossible de vivre sans oublier. Ou plus simplement encore, il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’une nation ou d’une civilisation » Nietzsche, Considérations intempestives II, Aubier Montaigne, p. 207. Valéry, de même, souligne la nocivité d’une certaine culture de la mémoire et de l’histoire : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à, celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines » Regards sur le monde actuel, 1945. Ainsi le temps qui passe apaise les douleurs, éteint les regrets et les remords. Il guérit les plaies, dit la sagesse des nations. Pourtant si tout demeurait identique à soi, l'Être serait figé. La diversité, le mouvement, la nouveauté, en un mot la vie, serait immobilisée dans l’identité de la mort. L'écoulement du temps permet le déploiement de la richesse créatrice de la vie et surtout il est la condition de la liberté. L’homme n’a pas d’être, il n’a pas la consistance ou la permanence d’une essence. Il se construit dans le temps. Le devenir est une période concrète où s’interpénètrent le passé et l’avenir et où s’invente une personne chargée de son possible et toujours en situation de se faire autre que ce qu’elle a été.

III. Ce n'est pas l'écoulement du temps qui nous cause du (dés)espoir, mais ce que ce nous en faisons

Ces deux perceptions d'espoir ou de désespoir sont antinomiques et il nous semble naïvement qu’une même chose ne peut pas être les deux à la fois. C’est que d’ordinaire l’ambiguïté nous échappe, et c’est précisément l’ambiguïté de notre expérience du temps. « Que le temps passe vite ! » « Avec le temps va tout s’en va, […] avec le temps tout fout le camp » se lamente-t-on comme si le temps était vécu comme une malédiction, un adversaire nous confrontant à notre impuissance et suscitant révolte, désespoir voire ressentiment. Mais d’autres expressions attestent du contraire. « Fais confiance au temps, il guérit tout » dit-on parfois. Le temps, dont la nature est d’ailleurs pour nous une énigme, n’est en soi ni source d'espoir, ni source de désespoir. Il est l’étoffe de notre existence dans la mesure où la manière d’être fondamentale de l’existant est de se projeter vers ce qui n’est pas encore en se souvenant de ce qui fut. C’est que notre âme est capable de distension, disait St Augustin, de rétention du passé, de protection vers l’avenir et d’attention au présent. Dans cette capacité se joue ce que le temps a de pire et de meilleur pour nous.

Mais ce qui en décide, c’est en définitive notre manière d’être en situation par rapport à lui. L’impatience du désir voudrait le rétrécir et pourtant il faut bien attendre que le sucre fonde. La nostalgie voudrait le retenir et pourtant inéluctablement il nous éloigne de ce qui fut. Son coefficient d’adversité ou de positivité n’est donc pas en lui, il est en nous car il dépend de notre folie ou de notre sagesse. Folie du désir qui, s'illimite, aspire à l’éternité, refuse la loi du réel car en refusant le devenir, l’irréversibilité, la finitude, on se condamne à consacrer son impuissance. La sagesse consiste à comprendre qu’il n’y a d’être que de ce qui devient, que l’éternité dont nous faisons l’expérience en tant qu’êtres pensants est « moins la preuve de notre appartenance à l’intemporel qu’une production propre à la temporalité elle-même, qui serait capable, en l’être humain, de projeter l’horizon de son propre dépassement » (F. Dastur, La mort, Essai sur la finitude, Hatier, p. 4). Il dépend donc de nous de faire de ce devenir le cadre de notre liberté, de la création individuelle et collective, du courage d’affirmer, même si c’est absurde, notre dignité d’homme et l’infinie reconnaissance d’avoir été jeté dans le temps, un temps hors duquel nous ne serions sans doute rien.

Conclusion

Le sujet nous invitait à examiner l'hypothèse suivante: l'écoulement du temps est source de désespoir. Il l'est en effet dans la temporalité concrète, en tant que source de dégradation, puis finalement de mort. Mais il est également source d'espoir en tant que projet et durée concrète, servant à construire la personne. On pourra ainsi construire une synthèse en constatant que le temps est simultanément cause de désespoir, présentant une forme pénétrée d'irréversibilité et de dégradation, mais également cause d'espoir car condition du savoir et de l'oubli des douleurs passées. Finalement, il revient à nous humains de décider que faire du temps qui nous reste, de ne pas être seulement prisonnier d'un écoulement du temps inéluctable, et de savoir être redevable du temps, si précieux, qui nous est offert.